Ce terme n’apparait explicitement qu’en 1912 chez Freud, et il est le pendant, chez le médecin, de la règle de l' »association libre » chez le patient – suspendre ce qui focalise habituellement l’attention, présupposés théoriques compris. « l’Inconscient de l’analyste doit se comporter à l’égard de l’Inconscient émergeant du patient comme l’écouteur téléphonique à l’égard du microphone » – une des formulations freudiennes les plus couramment citées, opposée à ceux qui objectent de l’obsolescence des « théories » psychanalytiques . L’attention flottante serait ce qui permettrait de « saisir » cet objet que les associations libres du patient donnent à entendre.
Les analystes du 20ème siècle ont orienté diversement cette « 3ème oreille » (expression de Théodore Reik), soit en l’infléchissant vers une sorte de communication immédiate permettant de saisir – ou d’être saisi – par des communications non explicitées de l’analysant (post-freudiens et anglo-saxons qui font grand cas du « contre-transfert » comme appartenant au champ du « matériel » inconsciemment induit par le patient – soit en la référant à la polyphonie du langage, que l’écoute de l’analyste doit permettre de dégager de la gangue du sens explicite afin que soit « lue » la lettre (de peu de sens) que le patient écrit sans le savoir, via rêves et symptômes (versant lacanien) .
Lacan lui-même ne commente explicitement le terme « attention flottante » que dans un seul de ses séminaires, celui du Nom du Père, séance du 11 juin 1974, et c’est dans cette optique. A la suite d’un long développement sur la jouissance phallique comme jouissance sémiotique inventée pour pallier à l’insuffisance du rapport sexuel – c’est à dire, dans sa conceptualisation de ce moment, ce qui fait exister une jouissance qui n’est « sexuelle » que de venir se substituer au « non rapport » sexuel, celui que l’être parlant « suppose » au sexuel pour être « entièrement satisfaisant », qu’il « faut » inventer justement parce qu’il n' »est » pas – il dit de l' »attention flottante », ceci : « nous ne pouvons avoir qu’une pensée à la fois » – ??? curieuse affirmation, plutôt contraire à l’expérience, mais bon…- « mais de nous mettre dans cet état dit de l’attention flottante permet, lorsqu’un analysant émet une pensée, d’en avoir une autre, toute autre. Heureux hasard d’où jaillit un éclair, l’interprétation, du fait d’une espèce d’équivoque, équivalence matérielle ». Certes, il est bon d’être ouvert à la richesse et à la polyphonie des mots, qui ouvrent nos dires au-delà de ce qu’on pourrait croire « vouloir dire » – et qu’un analyste soit attentif à cela est la moindre des choses. Il n’empêche… présenté comme un scoop, systématisé comme « émergence dans le patient de l’existence de » lalangue » en lui, ailleurs que dans ce qu’il croit être son monde » – son « lalangue » serait, là, son « vrai » monde, celui que l’analyste aurait vocation à lui « restituer » – cette « découverte » ne va guère plus loin…que celle de Freud, autour des années 1900, lorsqu’il a mis en évidence ce qu’il a appelé « processus primaires » , translittérations, rébus, condensations, déplacements, et autres transformations signifiantes qui donnent accès à la complexité de la vie psychique au-delà de l’intentionnalité étroite du moment.
Michèle Montrelay, dans un article de 1980 de Confrontations « lieux et génies », a poussé la réflexion sur « attention flottante » un cran plus loin – tout en disant rester dans le sillage lacanien – avec son concept de « signifiants flottants » qui voyagent à travers une lignée, et que l’analyste « attrape au vol » de par sa sensibilité singulière à la lettre de ce qui est dit-. Elle donne l’exemple d’avoir « deviné » qu’un ancêtre d’un patient avait été emprisonné, à travers les rêves , et certaines caractéristiques de l' »expression intime » du patient. L’attention flottante de l’analyste est, dans ce cas de figure, la cire sur laquelle peut s’imprimer ce qui d’avoir été effacé dans la transmission d’un lignage, insiste d’autant plus, sur un mode énigmatique.
Cette bi-polarité de la notion , « attention flottante » – entre ceux qui disent qu’il y a entre analysant et analyste des moments de « communication » , de « connaissance » intime, qui tiennent à un partage inconscient consistant et opaque au sein duquel des lueurs peuvent jaillir comme des fulgurances créatrices, « connaissance » , qui n’est pas qu’une circulation de mots – et ceux pour qui l’attention flottante est une disposition à lire une lettre en souffrance, voire à déchiffrer une « lalangue » originaire (Serge Leclaire avec son « poordjeli », condensation censée exprimer la quintescence de l’Inconscient de son patient « à la licorne », est celui qui est allé le plus loin dans cette direction – on ne sait pas trop, d’ailleurs, ce qu’en a pensé Lacan, qu’un des points de sa doctrine soit conduit à ce point jusqu’à sa dernière conséquence ) – a donné lieu à des décennies de querelles d’écoles – pas vraiment éteintes, mais pourquoi le seraient-elles ? derrière le drapeau de la « doctrine », avancent, en bataillon serré, les enjeux de pouvoir, d’autorité, de clientèle , la lutte des places, aussi, dont on peut bien penser qu’elles dureront aussi longtemps que le monde sera monde et la vie sociale la lice où se jouent et se joutent les tournois narcissiques.
L’impensé sur fond duquel ces querelles se sont déployées, on commence depuis quelques années à en explorer les contours.
Dans un livre récent « la détresse aux sources de l’éthique », Monique Schneider s’attache à suivre le frayage du concept Freudien de « Nebenmensch », l’être secourable, dont Freud postule l’existence dès l’Esquisse, en 1895, comme nécessité structurale à l’aube de la vie, dans le même temps où il décrit (son premier essai), un « appareil psychique ». Dans cette première conception (rappelons que Fliess était encore, à l’époque, son principal autre, celui auquel il adressait sa pensée, l’héritier de SON « Nebenmensch » – des années plus tard, Freud disait encore de lui qu’il était l’être qu’il avait le plus aimé dans son existence ), cet « appareil psychique était régi par des lois quasiment mécaniques, travaillant toutes seules dans l’enfant, et son moteur aurait été de se débarrasser des excitations issues du corps (recherche pas même du maintien de l’homéostase, mais du retour à un état zéro de l’excitation). Et travaillant le texte allemand de l’Esquisse, Monique Schneider, apporte, là, une remarque fondamentale : c’est que le concept d’ « attention », Aufmerksamkeit, qui plus tard donnera lieu à l' »attention flottante » de l’analyste, est là, déjà présent, centralement présent, dans la construction Freudienne. « Aufmerksamkeit » – attention – est à ce stade de l »élaboration en cours, la forme de présence , la caractéristique essentielle du Nebenmensch, tel qu’il doit nécessairement s’incarner en quelqu’un pour que l’état d’Hilfosigkeit – détresse originaire – cris, mouvements, sons, postures reliés à des ressentis indicibles – forcément à ce stade d’immaturité du système nerveux central – par lesquels le nourrisson expérimente son être au monde – devienne une adresse. Lina Balestrière avait déjà posé un jalon dans ce sens dans son livre « Freud et la question des origines » , en parlant d’un « axe maternel de la théorisation freudienne », auquel elle référait l’attention flottante. Et Piera Aulagnier, bien des années auparavant (« la violence de l’interprétation ») avait introduit le concept de « violence primaire », celle , indispensable, de la mère, qui « donne sens » – de faim, de soif, de désir d’être pris dans les bras, d’être tenu au chaud, d’autres choses – aux manifestations motrices et vocales du nourrisson qui avant d’être ainsi « interprétées » par un humain..n’en ont pas. Mais dans ce livre, Monique Schneider apporte quelque chose de plus fondamental – bien en deça du contenu, plus ou moins juste, cohérent, sensé des » interprétations maternelles » (par commodité, la forme la plus courante du Nebenmensch étant la mère, on peut opter pour ce raccourci). Pour elle, dans sa lecture du texte Freudien – un texte visionnaire, écrit très vite et dans le feu de l’inspiration, qui s’est présenté à lui tel un bloc d’évidence, donc fortement connecté à ses propres sources inconscientes – c’est l’expérience de satisfaction – Befriedigung – qui met en place le désir en tant que tel comme adresse appelée et appelante – et pas le contraire comme il est communément supposé ( par Freud lui-même dans des textes postérieurs – choix d’objet par étayage etc.., et bien sûr par Lacan, la trilogie besoin/demande, et le désir comme ce qui nait de l’écart des deux). Qu’est-ce à dire ?
Dans ce texte de Freud, tel que commenté par Monique Schneider, la demande et le désir ne sont pas premiers, mais sont amenés à naitre par la grâce d’une première expérience de satisfaction qui est révélation de l’autre comme lieu d’adresse et de jouissance. L’autre s’immisce entre le nourrisson et ses sensations, et c’est l’acceptation par l’enfant de ce lien , son acquiescement à croire en un autre en résonnance avec ses mouvements internes et en capacité d’y répondre – qui sera constituante de son « je suis », de son « soi » comme lieu psychique/corporel et en même temps, de l’autre comme lieu d’où peut venir – ou pas – un don. La question n’est pas, dans ce registre, celle de la livraison du sein, en temps et heure, au bon moment, ou trop tôt, ou trop tard, de l’adéquation de l’entourage aux besoins de nourrisson – non que ces choses soient sans importance, tout ce qui arrive à son corps s’inscrit dans le corps-mémoire du petit humain . Elle est celle des conditions – pas toujours réunies – à travers lesquelles se produit pour le petit humain la « révélation » – qui suppose son accord intime – d’un autre qui peut être accordé avec son monde intérieur, lequel monde intérieur nait du fait de cette supposition. D’où cette rencontre – amoureuse, qui saisit l’enfant et son autre dans une commune jubilation – tire-t-elle sa vertu créatrice ? d’une position de proximité, dit Monique Schneider commentant le texte Freudien. Le Nebenmensch est un être à la fois autre – c’est évidemment un adulte – et proche, dans une position de proximité non pas frontale, mais latérale avec l’enfant – il n’est pas au-dessus, ni en face, il est à côté, sans être collé, et puise dans son propre fonds interprétatif de quoi déplacer le Hiflos – le « sans recours » originel – vers le « Hilfreich », le « riche en recours » qu’il incarne aux temps premiers . C’est par l’Aufmerksamkeit – l’attention – une attention qui n’englobe pas l’enfant mais lui suppose des réponses corporelles et psychiques à ce qui comme soins, paroles, présence, absence, donc, lui est adressé que s’opère, si l’enfant y consent, dans la mesure où l’enfant y consent – et, vu l’actualité de la querelle de l’autisme, on peut supposer qu’il y a des conditions neurologiques qui rendent difficile, parfois même impossible, ce consentement premier de l’enfant – la naissance d’un « soi » qui n’est donc pas un objet de la réalité « nommé » par ses déterminants, fussent-ils dits « symboliques », le précédant dans « la structure », « le langage », « les lois de la parenté » etc… mais un acte de croyance minimal – et parfaitement inconscient dans les conditions « normales » de l’existence, mais qui parfois peuvent être « réinitialisés » lors de certaines rencontres – dans d’autres textes, Freud parle de « Bejahung », celui-ci précise le contenu de ce « oui ».
Pourquoi ce – long – détour ? pour marquer que ce concept apparemment purement « technique », et lié au dispositif analytique – on a vu que c’était le pendant en bonne doctrine freudienne de la « règle » de l’association libre qu’il est demandé au patient de suivre – a, au-delà des querelles de doctrine auxquelles il a donné lieu un champ de profondeur dans la psychê qui excède quelque « technique » que ce soit. L’attention – et une vraie attention n’est-elle pas, forcément « flottante » ? c’est presque un pléonasme, une attention qui ne « flotterait » pas, ce serait quoi ? – l’hypnose…et être sous hypnose de son patient ou de son « discours », ou de tout autre objet, n’est pas vraiment indiqué, dans une cure – c’est ce par quoi le travail analytique rejoint l’espace créatif originaire où se constitue un « je » qui n’est pas une île, quand bien même pour certains, retrouver le « il » du « je » serait le dernier mot de la psychanalyse.
eva talineau
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