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TROUVER PLACE

 

trouver place, se déplacer, la lutte des places.

 

Une place, tout corps  plongé dans la vie en a une – même si c’est celle d’avoir à frapper à la porte de l’existence sans y entrer, pour prouver à ceux qui sont en place combien la leur est bonne. Se déplacer, en revanche, suppose qu’autre chose aie eu lieu – une expérience. L’expérience originelle, qui permet d’aller quelque part, et d’en affronter le vide et l’inconnu sans s’effondrer, l’annuler en le pré-supposant connu, ou s’agripper trop longtemps à des symptômes/béquilles, c’est celle d’avoir déplacé l’autre, un autre, n’importe quel autre. D’avoir frayé un passage dans la psychê d’un autre être , tel que celui-ci ne soit pas sorti intact – intactus, c’est intouché – de vous avoir rencontré. Frayer un passage, ce n’est pas impressionner, laisser des images – des images de soi, on en sème un peu partout, parfois incroyablement farfelues, voire délirantes, et c’est une épreuve, parfois, d’y être confronté par hasard ! on n’en sort pas intact, justement, mais impressionné, parfois par l’ampleur du malentendu…..frayer, c’est autre chose, c’est inscrire, et même inscrire doublement, en soi, et en l’autre. On n’inscrit pas tout seul, mais sur la peau de l’autre, en même temps que sur la sienne, non pas des images, mais des germes d’imaginaire, ombilics de rêves et d’actes à venir.

Avoir une place dans l’existence, c’est renconter les autres de manière inscriptive. Lorsque ça a lieu, on se sent vivant, on compte pour les autres, les autres comptent pour soi. Lorsque ces inscriptions s’entrecroisent,  se rencontrent, c’est une grâce.  Cela ne veut pas dire que c’est  simple, ou idéal. La vie n’est pas un jardin de roses, comme dit l’autre, ce qui n’exclut pas qu’il y aie des roses, parfois, épines comprises. Trouver place, c’est donc être en capacité de déplacer les autres et d’être déplacés par eux. On croit parfois qu’on se déplace jusqu’à trouver la bonne place, ou alors qu’on est soit dans l’occupation de l’emplacement (fixe), soit dans le déplacement (mobile, de nos jours c’est très recommandé). En fait pas du tout. On ne trouve une place que si on l’inscrit, et on ne peut pas l’inscrire seul, sans une surface sensible et à peu près consentante. Sinon, il y a le viol, qui n’est peut-être pas le plus vif de la rencontre humaine.

Le monde des humains, n’est pas composé de trous où chacun aurait, ou pas, une place attitrée – à la rigueur, la tombe pourrait être une telle place, même si la mode est plutôt à l’incinération – ou se déplacerait de trou à trou, par sauts d’une case à l’autre – le symbolique n’est pas une combinatoire de places dont la logique commanderait nos destins, de surplomb – la transmission, ce n’est pas transmettre à un corps qu’il a une place, dans la filiation par exemple, même si c’est tant mieux si ça se fait, ça donne des repères, comme on dit – c’est , avant tout, transmettre l’expérience qu’on est prêt à la créer, avec lui, cette place – c’est cette expérience de co-création de l’emplacement, qui est fondatrice, dans une vie humaine. Le reste est  aliénation, d’ailleurs nécessaire au frayage d’un travail de la limite.  Un monde sans aliénation serait fou, et aucun déplacement  n’y serait possible, pas plus qu’un avion ne pourrait voler dans le vide, sans la résistance de l’air ! ce n’est pas par hasard que l’utopie d’un travail  qui ne serait plus aliéné a donné lieu à l’une des pires aliénations du 20ème siècle (le communisme). La fascination, au sein de la  culture occidentale pour l’initiation , les rituels qui font passer d’une place à l’autre dans les cultures autres , témoignent d’une difficulté à penser l’existence comme en train de s’inscrire, individuellement et collectivement. On fantasme un lien social qui se donnerait d’évidence, et où il suffirait de prendre place de la manière prescrite.

La lutte des places, donc – concept inventé il y a plusieurs décennies par Daniel Sibony pour faire pendant à l’idée de « lutte des classes », et qu’il pense être un des déterminants de la société contemporaine – n’a donc pas, en dépit de l’imaginaire de rivalité fraternelle que cette idée porte avec elle, on se battrait pour des places, des trous, comme on suppose que nos ancêtres le faisaient pour des morceaux de mammouths – qui est bien une réalité sociale, hélas, n’est peut-être pas une nécessité intrinsèque,  de toujours  inscrite dans la psychê. Une nécessité politique , alors, vu que l’histoire humaine est faite d’affrontements et d’alliances dont les sujets sont les individus en tant que non divisés, les individus en tant que gestionnaires de leurs vies, où les besoins  font loi ? C’est à voir. En tout cas, ceux  dont  les besoins élémentaires sont à peu près satisfaits ,   et qui sont prêts à tuer pour occuper une place –  tuer symboliquement plutôt que réellement, de nos jours, dans la vie politique et économique –  c’est que, paradoxalement, cette place, ils ne l’ont pas trouvée, pas inventée, elle est restée inerte, donc ils ne l’ont justement pas, la place qu’ils pensent avoir trouvée et qu’ils ont tellement peur de perdre. Disons plutôt que c’est en tant qu’ils ne l’ont pas qu’ils ont peur de la perdre.  La trouver comme place, y trouver place supposerait de pouvoir  prendre le risque de la perdre, cette place,  en tant qu’objet d’une jouissance imaginaire .  Comme ces liens de couple inertes, qui ne prennent vie, laissant apparaitre le noyau d’amour qu’ils recèlent, que lorsque l’un des deux prend le risque de casser ce qui le fait tenir comme pur placement de libido, capital identificatoire, ou assurance tout risques.

Trouver place, ce n’est pas être nommé à une place – quand bien même c’est un préalable dans la plupart des secteurs du champ social , il faut un mot de passe pour oeuvrer , encore est-il conseillé de ne pas passer sa vie à oeuvrer pour quêter des mots de passe. – C’est inscrire, pas tant son nom ou son image, en se faisant homme sandwich de soi-même – entreprise qui laisse à qui s’y emploie un arrière goût de cendre – que quelque chose par où on se compte. Cela suppose d’oser le faire, cela suppose aussi que le support d’inscription y soit consentant. C’est bien loin d’être le cas, par les temps qui courent. Peut-être d’ailleurs qu’il en a toujours été ainsi , ce pourquoi les inscriptions singulières ont dû, si souvent, s’habiller en robes de « vérités », par lesquelles des foules avides d’idées fortes, ont aimé être violées. Il n’y a pas de véritable inscription sans double inscription. Pas d’un sans autre.

Est-ce à dire qu’un des signes qu’on a trouvé place, dans l’existence, c’est qu’on n’a pas peur qu’on vous la prenne ? pas forcément. Ne pas connaitre cette peur, cela peut aussi dénoter une sorte de narcissisme par où on s’isole, psychiquement de la réalité, comme un enfant qui ferme les yeux, pensant, par là, éloigner le danger.  Car ceux qui n’ont jamais trouvé place, faute de cette expérience  fondatrice où on a déplacé quelqu’un d’autre,   altéré à lui-même, n’en occupent pas moins toutes sortes de places, et veillent à n’être pas dérangés dans la jouissance des lieux où ils sont enlisés. De même, l’absence de jalousie et de possessivité dans un couple est à la fois une manière de reconnaitre l’altérité de l’autre (aimer l’autre, c’est le laisser libre, c’est bien connu), et une manière de récupérer la mise par derrière – aimer l’autre au point d’aimer son désir d’une autre femme, ou d’un autre homme, c’est l’aimer en tant qu’on serait cet autre, soi-même, donc c’est assimiler cette altérité de l’autre à soi. On voit que la question de la place – sociale, amoureuse…n’est pas simple.

Un roman populaire d’une femme écrivain, Annie Ernaux, qui s’appelait « la place », avait eu, il y a quelques décennies, beaucoup d’impact. Il racontait la difficulté d’une jeune femme d’un milieu populaire (cafetiers), à trouver sa place dans le milieu bourgeois auquel par ses études et son mariage, elle avait accédé. Elle parlait de son déchirement, entre l’amour qu’elle portait aux gens simples dont elle était issue, et qui était fiers de son parcours qui pourtant la rendait étrangère à leur monde, et les nouveaux codes sociaux auxquels elle devait se conformer pour être acceptée dans son nouveau milieu. Elle disait n’avoir de place nulle part. Ce petit roman, peu inventif par l’écriture, avait eu un succès fou – signe que cette question de l’entre-deux places faisait signe à beaucoup. On en avait fait, à l’époque, un emblème, du malaise de cette jeune femme, de la difficulté de naviguer entre plusieurs « identités ». Pourtant, ce qui ressort de sa lecture, c’est un tout autre malaise : celui de quelqu’un qui cherche, en vivant, une identité. De fait, elle a continué, après ce livre, à en écrire d’autres – tous de la même veine, où un moi cherche à se fixer dans du texte. Le plus récent offre au lecteur …de se regarder lui-même dans son quotidien, les courses au super-marché d’Auchan à Cergy. Il a d’ailleurs du succès, pourquoi pas ? le lecteur s’y reconnait, tout comme il avait reconnu , aussi, dans ce premier livre, le désir de l’auteur de se reconnaitre enfin quelque part.

 

eva talineau

 

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