Editorial

L’Inconscient comme pouvoir créateur

C’est ce qui au sein des processus inconscients qui nous traversent, témoins des traces de nos rencontres avec les autres, et/ou avec le monde intérieur de nos pulsions et des émotions, qui en nous répondent aux autres, ouvre un FILAGE vers autre chose que ce qui est posé là comme s’imposant d’évidence, donné à voir, donné à croire, ou même donné à entendre.

C’est un espace de paradoxe qui permet de dire « oui », sans réserve et sans calcul, à un être ou à une œuvre, un oui qui nous engage, sans nous totaliser – qui permet aussi de dire un « non », qui fasse limite, sans que ce « non » soit une mutilation pour soi ou pour les autres. C’est cet espace qui nous protège de n’être qu’une lettre dans le jeu de l’Etre, fût-ce, cette lettre, une lettre d’amour – ce qui, d’ailleurs, trop souvent, n’est même pas le cas, tant pour certains l’espace originaire est embouti de catastrophes.

Voici la femme de Loth, celle qui, au lieu de regarder vers l’avant – comme il lui avait été dit – elle n’obéit donc pas à la voix de l’Autre qui lui indique les conditions de son salut, sa foi en l’Autre est en défaut au moment fatidique – se retourne, voit sa ville, Gomorrhe, en train d’être détruite (une ville mauvaise, est-il dit, mais qui sait ? elle l’a peut-être aimée ainsi, toute mauvaise aie-t-elle été, cette ville, ou y a-t-elle aimé quelque chose, ou quelqu’un ?). Elle est alors transformée (Genèse 18, 17), en « statue de sel ». Sel des larmes figées, de la désolation aride. Pourtant, tous et toutes ne sont pas figé(e)s en « statues de sel », blocs de douleur immobile, lorsque se retournant et regardant derrière leur épaule, ils voient les destructions en cours, et avec elles, les pertes et les deuils, qui leur reviennent. Certains seulement.

Qui seraient-ils, ces otages du deuil dont les autres, « ceux qui ont écouté la voix promettant le salut » ont fait l’économie grâce à leur obéissance à la Parole ? Ceux à qui manquerait un peu de tranquille bêtise à opposer aux déferlements du manque et des manquements, et aux destructions qui traversent les mondes ? Force est alors de constater qu’ils sont nombreux à partager cette condition. Et que les autres, ceux qui ont fait appoint à l’Autre de leur foi en sa parole – ils obéissent, et donc passent, et il est vrai que la capacité d’espérer, de croire ce qui est dit, et la confiance en l’Autre rendent la vie plus aisée – ne sont pas indemnes pour autant. Les filles de Loth, pour s’assurer une descendance, font boire leur père, couchent avec lui, et de cet inceste font souche. Elles échappent à la pétrification mélancolique de leur mère – peut-être, d’ailleurs, a-t-elle payé pour elles, pour qu’elles puissent échapper, comme certaines femmes, épouses d’hommes paranoïaques, qui s’effacent de l’existence et vivent des vies de mortes-vivantes dès lors qu’elles ont donné naissance à une fille, comme si elles « savaient » que leur homme ne pouvait concevoir qu’il puisse exister deux êtres féminins, et avaient choisi « plutôt elle » – mais que transmettent-elles, alors, en même temps que la vie ? les enfants nés de cela auront, en tout cas, à s’expliquer avec. Et il est à craindre que la « tranquille bêtise » – celle du refoulement, qui permet de croire son existence « fondée » solidement et bien « assise » – ne suffise pas à apurer les comptes, même si, c’est vrai, elle permet de les faire courir plus longtemps, dans un semblant qui perdure, peu créatif en l’état, mais sauvegardant – en réserve – d’autres possibles, comme ces histoires d’amour où il n’y a plus d’amour, en apparence, dans lesquelles deux êtres se sont fait gardiens, ensemble, de l’idée de l’amour comme possible.

Quoi qu’en dise cette histoire biblique, et les versions « structurales » de la psychanalyse, il n’y a pas, « per se », de destructions, de traumatismes, même répétitifs, qui soient absolument fascinants et indépassables, qui « automatiquement » transformeraient en statue de sel qui les a traversés – si toutefois il a survécu – le réduisant, lui ou ses descendants, à l’état de lettre en souffrance errant dans les limbes d’une vie fantomatique. Entre la destruction de Gomorrhe en cours, le courroux de Dieu en acte, et la femme de Loth statufiée dans ses larmes, un espace ténu est possible à partir duquel autre chose peut s’écrire.

Cet espacement possible, non certain, mais qu’on peut faire vivre, et aussi soutenir en d’autres pour qu’ils le fassent vivre dans leur existence, et s’y adossent, c’est cela l’Inconscient comme pouvoir créateur – non pas Dieu ou « discours de l’Autre » – au contraire, il est question de soutenir ce qui, du sujet, ne veut pas d’une soumission sans parole « au signifiant » qui, censément, le représente, ni d’un assujettissement inconscient à une lettre appartenant à l’histoire d’un autre – ni réservoir pulsionnel (certaines versions Freudiennes), ni promenades à travers nous des « archétypes jungiens », mais liberté en acte qui peut se glisser – cela n’a rien d’automatique – au cœur des déterminations les plus contraignantes, les déroutant de là où elles iraient, si laissées à leur propre mouvement.

On le voit, ce fil de l’Inconscient comme pouvoir de création est intimement mêlé aux désastres, catastrophes, pertes et destructions passées ou en cours qui, inséparables de l’histoire des hommes, n’ont jamais manqué, à chaque génération, d’accompagner l’invention par les hommes de leur histoire collective. Pourtant, des moments de paix et de plénitude tranquille existent – dans les vies individuelles, à certains moments de l’histoire collective, aussi. On aimerait toujours qu’ils durent. Mais si cela chantait tout seul, et célébrait, te deum silencieux à la création, et à la jouissance de la rencontre qui tombe juste, la musique des sphères célestes, qu’il nous suffirait d’écouter et de transcrire, quelle serait notre place dans le monde ? à coup sûr, il n’aurait pas besoin de nous – ni nous de lui. L’Inconscient – au sens où je l’entends ici – c’est ce qui se faufile entre nous et la perfection du monde, y compris lorsque cette perfection est celle du désastre.

FILAGES, sera le titre de ce blog/revue. Il aura pour vocation d’accueillir des textes, divers. En archives, il y aura bientôt les miens, déjà, écrits, publiés ou non, pour qu’ils soient accessibles quelque part à ceux que cela intéresserait. D’autres à venir, selon le fil de ce qui se présentera. Et il y aura place, aussi pour ceux qui, trouvant en eux écho à ce qui s’écrit ici, voudraient y contribuer à leur tour, au fur et à mesure que cet espace, ici, sera habité.

eva talineau

mis en ligne le 1er janvier 2014 à 00h05 – ce site nait en même temps que cette année, nouvelle.

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comme si de rien/témoignage et psychanalyse, par Philippe Refabert. Intervention de Eva Talineau le samedi 15 décembre à l’après midi rencontre avec l’auteur à la SPF


CREATIVITE CLINIQUE

Dans l’article qui ouvre la seconde section, « du témoignage » – » un personnage, un auteur, un acteur », Philippe Refabert nous montre ce qu’est, pour un analyste , témoigner dans l’aire de l’originaire. Non pas seulement, pour lui, reconstruire avec un patient la partie de son histoire qui n’avait pas pu s’écrire en lui et être refoulée, qui lui était arrivé sans que cela soit arrivé (faute de lieu où l’événement aurait pu s’inscrire) – Mais se prêter à devenir un morceau des archives du patient – celle dont justement celui-ci ne dispose pas – une archive vivante – et à partir de là réécrire l’histoire, autrement. René Roussillon parle de l' »analyste comme miroir du négatif de soi », et de « transfert par retournement » . Philippe Refabert est plus précis : pour lui, c’est ce qui n’a pas pu faire partie du soi qui, dans ces cures, frappe à la porte…


Une patiente qu’il appelle Christine. Il raconte comment dans le discours de celle-ci, lors du récit d’ un souvenir d’enfance qu’elle déployait tranquillement – une question inquiète qui semblait venir de nulle part « docteur, est ce grave ? » – arrive à contre temps, agaçante. Il en est agacé, un peu. Il pourrait faire comme si rien ne s’était passé, signifier à la patiente – par son silence ou autrement – que sa question est vide, que c’est une « résistance », et n’appelle pas de réponse, qu’elle doit reprendre le fil de son récit . Mais il ne le fait pas, gagne un peu de temps en faisant remarquer à la patiente que s’il répondait « non, non, ce n’est pas grave, elle n’en serait pas plus avancée. Puis il pense un peu plus loin..et convoque en esprit les proches de la patiente que les séances précédentes lui avaient déjà présentées. Parmi ces proches, il choisit la mère. Et décide, séance tenante de l’incarner : il joue , faisant irruption intempestivement sur la scène de l’analyse, son rôle : « Christine, tu vas te fatiguer, repose toi un peu. Tu veux une bouillotte ? ». Et la patiente de ponctuer « c’est tout à fait ça, jusqu’à l’intonation, sauf que c’était un lait de poule ». Ainsi, cette question inquiète qui semblait venir de nulle part, venait tout compte fait de quelqu’un, la mère de la patiente, inquiète à contre temps. Et l’agacement de l’analyste devant cette question intempestive pouvait bien être celle de la patiente enfant, interrompue dans ses jeux.


Cette mère, apprendrons nous, effractait sa fille enfant en projetant sur elle l’imago d’un frère aimé/haï, mort prématurément après une longue et douloureuse maladie. De manière intempestive, elle fondait périodiquement sur sa fille occupée à sa vie d’enfant, toute inquiétude dehors. Suit, dans cette cure, tout un matériel concernant cet oncle, les conséquences pour la patiente que sa mère aie décidé d' »oublier tout ça, car c’est le passé » – et l’aie donc gardé, ce « tout ça » comme un sequestre, à l’abri du temps qui passe, le refoulement et le retour du refoulé étant une même chose.


Quel est le sens de cette saynète ? L’analyste aurait pu intervenir en interprétant « c’est votre mère qui est inquiète comme ça », et cela aurait eu des effets aussi. Mais pas les mêmes. En étant intempestif, disruptif lui-même, comme la mère l’avait été, il convoquait au présent cette scène que la patiente avait vécue enfant ad nauseam. On ne faisait pas qu’en parler, elle était là, et cela montrait à la patiente comment elle avait donné asile à une voix, celle de sa mère, qui n’était pas la sienne . Elle a pu entendre cette voix dehors, alors qu’avant elle ne l’entendait plus, puisqu’elle l’avait prise dedans. Et aussi, pendant un moment, cette voix, l’analyste l’a portée lui-même. Quelqu’un d’autre que la patiente avait pris à sa charge, à sa place, ce morceau de mère, en avait pris une part. Elle n’était plus si seule.


Histoire charmante, et sommes toute légère (quoi que..). La suivante touche à ce qui a fait fondation pour une patiente, et le coût pour l’analyste est plus élevé. Il oublie un rendez-vous d’une patiente Roberte, suite à un changement d’heure. Celle-ci arrive, et il est obligé de reconnaitre qu’il ne peut pas la recevoir. Il s’en veut beaucoup, car étant donné les symptômes de cette patiente, c’était, avec elle, la dernière chose à faire. Or, celle-ci, à la séance suivante, semble bien prendre la chose « le comprend », ne l’accuse en rien, bref se comporte en personne civilisée. Et voilà qu’au lieu de passer, soulagé, à autre chose, Philippe Refabert décide de pousser plus loin l’investigation. Poussée dans ses retranchements, elle finit par avouer combien elle s’était sentie mal, anéantie, et que même, elle s’était heurtée le visage en reprenant sa voiture, s’était fait un hématome. Confrontée au « manquement » évident de son analyste, au lieu d’être furieuse, elle s’était meurtrie , elle, et pas lui, même pas en pensée. Configuration clinique qu’on connait fort bien. Tout cela ne laisse pas l’analyste indifférent, et pendant un bon moment, il se sent coupable. Pendant plusieurs jours, il a cette patiente en tête, et se sent mal…jusqu’au moment où changeant de perspective, il se dit que de quelque manière, il avait été convoqué par quelque chose en elle, à ne pas l’attendre. Tant de personnes, dans son histoire, ne l’avaient pas attendue, à commencer par ses parents. N’aurait-elle pas eu besoin de s’expliquer, enfin, avec l’oubli dans lequel elle avait été laissée ? lui aurait été « séduit » à l’oublier. Ainsi Philippe Refabert a-t-il accueuilli sa patiente, à la séance d’après, non pas en lui faisant part de tous ces raisonnements et cogitations, qui ne la regardaient pas, mais par cette phrase sobre et intransitive « on ne vous attendait pas », une phrase qui ne niait pas sa propre part dans ce « on » qui ne l’avait pas attendu, , mais portait au-delà. Et cela a eu un effet mutatif.. A partir de cette phrase qui condensait ce qui avait fait destin pour elle, elle s’est mise à réorganiser sa vie, sa perception d’elle même, son rapport à ses parents avec qui elle ne s’obligeait plus à jouer la comédie de leur faire croire qu’ils l’aimaient alors que cela n’était pas le cas, et que depuis toujours, rien de ce qu’elle faisait ou disait n’avait leur agrément. Son rapport aux autres qui consistait à prendre à sa charge leurs manquements a changé peu à peu. Elle a pu cesser d’être celle « qu’on n’attendait pas ».


Que s’est il passé ? L’interprétation que donne Philippe Refabert de cette séquence me semble foncièrement juste. Il dit qu’à travers toutes ces péripéties, son angoisse, sa culpabilité, ces moments où il a été occupé par elle, il a été mis « en travail » – il rappelle que « en travail » se dit à propos de l’accouchement. La patiente a vécu, sans le savoir explicitement, mais implicitement oui, une expérience qu’elle n’avait jamais connue auparavant : celle d’habiter la pensée d’un autre, et même d’en modifier le cours. La parole, si pertinente de l’analyste « on ne vous attendait pas » a eu un effet mutatif pas essentiellement d’être vraie – cette vérité, l’analyste la connaissait sûrement depuis longtemps, il aurait pu très bien la lui dire en passant, à propos d’une visite à ses parents, par exemple, sans doute se serait-elle envolée, avec la légèreté d’une bulle de savon.
Son pouvoir de transformation est venu d’avoir été « conçue » par l’analyste , entre angoisse et silence, dans l’entre deux du transfert. Dans les parages de l’originaire, où se déroulait cette cure, ne fait inscription pour le patient que ce qu’il a lui-même mis en mouvement, sans le savoir, au coeur du fonds symbolique de l’analyste.

FREUD

Passons à une autre clinique : celle-entre Fliess et Freud, avec Emma Eckstein (Irma) entre les deux.
Dans cette article « la théorie de l’hystérie grevée par la carence du témoin », il est question des circonstances de l’abandon de la « neurotica », novembre 1897, et avec elle, dans le même mouvement, malheureusement, l’abandon de la part de l’autre dans ce qui affecte le sujet.
Au coeur des remaniements théoriques, l’auteur débusque la trace des enjeux transférentiels. Il entreprend de reconstituer ce qui s’est joué entre les interlocuteurs concernés, Freud, Fliess, Irma. Pour cela, il s’appuie sur des lettres, des documents, des archives, mais aussi, et c’est ce qui fait le grand interêt de ce travail, sur les insights issus de sa clinique des patients chez qui c’est le travail du clivage, et non celui du refoulement, qui est au devant de la scène.


Qu’est ce qui rend possible ou non chez un sujet d’être témoin de ce qui arrive. A lui, à l’autre, à l’autre à travers lui, à lui à travers l’autre ? ici, l’investigation porte sur Freud jeune, entre 1893 et 1899, en train de construire la théorie de ce à quoi l’invention du dispositif clinique de la psychanalyse, qu’il avait mis en place avec Breuer, le confrontait ?
L’hypothèse de Philippe Refabert est que au cours de cette période, Freud a pris à l’intérieur de lui une part du surmoi qui gardait la « chambre interdite » de Fliess, une chambre qui devait rester inconnue pour Fliess, gardien de ce qui , mort, y gisait – et donc aussi pour Freud. Celui-ci, au clivage de Fliess, aurait fait l’appoint de son refoulement. Refoulement au sens de « refus de traduction », comme il disait lui-même en 1896 dans une lettre à Fliess à propos de l’hystérique, lettre que Philippe Refabert nous rappelle. Dans une certaine mesure, ce refus de traduction – refus par le moi de ce que sait une autre partie du moi – se serait poursuivi tout le long de sa vie

Pour illustrer ce que cela coûte, parfois, de ne pas se récuser en tant que témoin, et montrer, à contrario, ce à quoi Freud, Fliess, Emma Eckstein, se sont, chacun à leur manière, dérobés, l’auteur ouvre cet article par un récit clinique très singulier.
L’auteur/analyste, s’est endormi, à un moment essentiel d’une séance d’une patiente, nous dit-il. A elle, il ne lui dit rien. Par la suite, il se retrouve dans cette cure, pétrifié, comme une statue, inerte, en fait rongé de la culpabilité de ce sommeil qui, intempestivement, a fait trou dans son écoute. Tout un temps, il fait « comme si rien ».
A cette situation, la patiente réagit, sans rien savoir consciemment de ce qui venait de se passer, par une série de rêves, qui, de manière très précise, le concernent, lui. Ces rêves font écho avec forces détails à un moment très lointain de sa pratique débutante – il évoque cet épisode dans le prologue de ce livre – où une patiente d’alors avait fait, chez lui, une tentative de suicide gravissime en séance, et avait failli y rester, alors que, , jeune analyste, il était en analyse, et aussi en contrôle, entre autre à propos de ce cas. Cet événement, il pensait l’avoir depuis longtemps effacé de ses préocupations. En tout cas, la patiente n’avait aucun moyen d’en être informée. Sans le savoir,donc, elle répondait à ce moment où dans la séance, elle avait été lâchée, et à l’état pétrifié de son analyste qui avait suivi, en allant chercher dans sa psychê à lui, cette histoire qui pour lui avait été traumatique, et qui était bien la dernière chose à laquelle il aurait voulu que quelqu’un le fasse penser.


Ceux qui portent en eux, dans leurs archives psycho corporelles, la trace d’événements non mémorisables car n’ayant pas eu lieu – de lieu psychique – faute d’un témoin pour attester leur réalité, la rendre pour celui qui l’avait vécu, pensable – ceux qui ont été dé-testés par celui qui en un âge précoce était leur garant, leur porte-parole , selon une expression de Piera Aulagnier – sont comme des papillons de nuit attirés par la chambre interdite de l’analyste, dit élégamment, dans un autre article, Philippe Refabert.


Qu’était-elle allée chercher, cette patiente – là, dans cette chambre ? Philippe Refabert écrit qu’elle avait réuni les conditions d’une « analyse mutuelle ». Lui seul sait ce qu’il en a été. Peut-être, telle une Erynnie, criait-elle « vengeance », hurlant à son analyste, dans une totale méconnaissance du message qu’elle transmettait sa révolte et sa colère. « regarde toi, avec ta psychanalyse, tu n’as pas su y faire avec cette patiente jadis, tu l’as mise en danger, je le sais, et je te le dis, et je te le dis encore et encore avec force détails, toujours plus de détails..jusqu’à ce qu’enfin tu arrives à me dire à moi quelque chose, à moi qui n’arrive même pas à ressentir que je suis anéantie d’avoir été lâchée ce jour là, qui en meurs de me cacher à moi-même ce que je vis, incapable que je suis de l’assumer en première personne. Y aura-t-il un jour quelqu’un capable de répondre de ce que je ne sais même pas me dire, et que je te dis en mon absence ? ». Etait-ce là, la question qu’elle ne pouvait poser qu’en passant par l’autre, en forme d’analyste, qui était alors, son partenaire ? quoi qu’il en aie été, son appel a été entendu, et de quelque manière, analyse mutuelle ou autre chose, l’analyste ne s’est pas récusé comme témoin de ce à quoi il avait pris part.


Cette patiente n’a donc pas eu le destin d’Emma Eckstein, dont Philippe Refabert, dans cet article, donne des nouvelles. Celle-ci fut, finalement, frappée d’astasie-abasie et s’est cloitrée dans sa chambre, après avoir un moment travaillé comme psychanalyste après sa « cure » avec Freud – un Freud sous le contrôle de Fliess, celui qui avait bousillé son opération du nez, et qui dictait à son ami comment couvrir l’erreur médicale qu’il prétendait ne pas avoir commise. Je ne sais pas si il a été déjà relevé qu’après tout, c’était la première cure sous contrôle. Philippe Refabert fait remarquer avec humour, qu’il est dommage que Freud n’aie pas pu lui dire qu’elle « ne marchait plus » (dans ces combines). Qui sait, cela aurait pu « marcher ».


En donnant sa confiance à Fliess, en le constituant comme adresse pour ses découvertes, Freud ne se doutait pas qu’il était en train de se constituer prisonnier « d’une cage qui attendait un oiseau », selon l’expression de Philippe Refabert, reprise de Kafka, pour désigner la condition de l’enfant qu’un parent  » mort-vivant », qui se survit à lui-même, fait pour s’y blottir, s’en envelopper, alors que lui-même a perdu son dynamisme existentiel.
Il dira plus tard à Ferenczi cette parole si ressassée, d’avoir su, contrairement au paranoïaque, « agrandir son moi » à la suite de la perte d’un « investissement homosexuel ». C’est Fliess qu’ il désignait comme « paranoïaque » – par parenthèse, il serait peut-être plus juste, s’il faut en passer par un diagnostic, de considérer celui-ci, comme un pervers. Un tel propos, dans le registre de l' »explication » – un peu comme Fliess qui avait inventé un système qui expliquait un peu tout, le vivant, le psychique, le nez, la sexualité, l’animé, l’inanimé – est un effet de refoulement. Il vient en place du travail de pensée qui l’aurait conduit à se faire témoin de ce qui lui était arrivé avec cet autre, de ce qui était arrivé à cet autre avec lui.


Philippe Refabert dit que si Fliess a « séduit » Freud – il dit de lui que c’était un « don juan de la science » – c’est de lui avoir offert, à un moment où celui-ci était à la fois plein de doutes sur ce qu’il pouvait créer et habité par un incroyable foisonnement créatif, une figure de mère idéale, le soutenant inconditionnellement, exempte de tout doute quant à la valeur de son propre travail, se présentant comme habité d’une totale certitude. Don Juan, pour l’auteur, est une des figures de celui qui a subi une « agonie psychique », qui présente quelque part dans ses archives psycho-corporelles, n’a pas faute de témoin avec l’appui de qui traduire « ce qui s’est passé » d’inscription sémiotique. De tels êtres, pour lui, sont des « négationistes » d’un massacre qu’ils ont eux-même subi, qui les a rendus étrangers à eux-mêmes et aux autres, même s’ils arrivent à nouer « une manière de commerce » avec eux, dit-il.


M’est venu, dans le fil de la lecture de cet article, l’idée d’aller fouiller un peu, voir si je ne trouverais pas quelque chose concernant les enfants de Wilhelm Fliess. J’avais derrière la tête l’idée que de la vérité profonde de tels êtres, leurs enfants sont les premiers témoins. Et en effet. Est-ce exact ? « testis unus, testis nullus ».. il faut rester prudent. . Mais il se trouve qu’un des fils de Wilhelm Fliess, Robert Fliess était devenu psychanalyste. Parlant à Masson, celui des archives Freud, qui a écrit ce livre sur l’abandon de la théorie de la séduction qui s’appelle « la vérité escamotée », il lui aurait dit, d’après celui-ci, que lorsqu’il a eu 4 ans, son père un jour l’a violenté très durement. J’ai recherché son année de naissance : c’est 1895, il a eu 4 ans en 1899. C’était un moment où Fliess ne pouvait que sentir qu’inexorablement, Freud s’éloignait, qu’il allait perdre son influence sur cet être qui, sans s’en rendre compte, le nourrissait de sa vitalité, de sa créativité qui elle était vraie, de son élan existentiel non détruit.

Qu’est ce qui a été caviardé dans le « grand rêve » de Freud, celui qu’il a soumis à Fliess, qui l’a censuré, censure qu’il a acceptée, puisque c’est un autre rêve, substitué à celui-ci qui figure dans la Traumdeutung ? Philippe Refabert relève que le matériel que Freud amenait concernait surtout son propre père, sa faillite, la dèche, le découverte des failles de celui-ci (à propos des femmes, notamment « Rebecca, enlève ta robe, tu n’es plus fiancée », ce qui, comme on sait est une allusion à une précédente épouse avant Amalia, la mère de Freud). Il pense que son audace à se retourner ainsi sur les siens, à exhumer ce qui aurait du rester caché a réveillé en Fliess des résistances liées au fait que lui-même ne voulait surtout pas s’interroger ainsi. C’est possible.


Une autre hypothèse pourrait être que vu l’intensité de leur relation, et la divination inconsciente qu’amène avec elle l’amour, des rêves de Freud auraient pu contenir des aperçus qu’il ignorait transmettre de la chambre interdite de Fliess. Fliess aurait pu le percevoir. Le clivage n’assure pas à qui en a la charge, la sécurité qu’apporte la méconnaissance permise par le refoulement. Fliess aurait pu ne pas supporter que non pas des images de lui, mais un savoir sur lui, puisse circuler. Et, on pourrait même se riquer à penser – s’appuyant sur la clinique des passages à l’acte – qu’un tel dévoilement, violent, déstabilisant brusquement le clivage, aurait pu être propice à induire chez cet homme, « négationiste » de toute ombre, un attentat sur son fils…


Que ce soit l’une ou l’autre hypothèse qui rende le mieux compte de cette censure, on connait tous les conséquences de cette scène originaire où les protagonistes ont manqué, chacun à leur manière de se faire témoins de ce qui leur arrivait pour l’histoire de la pensée psychanlytique. Inutile d’y revenir encore.

DOTATION MATERNELLE ET PHALLUS

Cet article métapsychologique a le grand interêt d’essayer d’articuler la pensée de l’auteur concernant le refoulement originaire avec celle de Lacan. Faire communiquer deux univers de pensée si différents est une gageure, et lorsqu’elle est tenue, ne serait-ce qu’un peu, il en nait un peu plus de lumière, et avec elle, de nouvelles questions –

L’article précédent celui-ci, dans le recueil, traitait de la matrice psychique transitionnelle, et la question du fétiche y était amenée à la fin. Philippe Refabert le définit comme substrat matériel de cette instance partagée – la matrice psychique transitionnelle – qui s’est précipitée en une chose, suite à une catastrophe. Cette catastrophe a eu comme effet que l’autre, qui jusque là, garantissait en gardant une image de l’enfant dans sa psychê, son sentiment de continuité d’être, brusquement n’a plus assuré cette fonction.
Précisons : il ne s’agit pas de deuil, en cas de deuil, l’enfant peut, au bout d’un temps, accepter que cette fonction soit assurée par un autre. Le deuil fait perdre un lien, pas la capacité de se lier. La formation du fétiche, tel qu’en parle Philippe Refabert, est une des réponses possibles au fait que le potentiel de croyance , de confiance, a été détruit en quelqu’un. C’est une issue possible au fait d’avoir été comme chassé du monde par la dissolution d’un lien indissoluble.


Pour l’illustrer, c’est d’ailleurs une histoire de trahison qu’invente l’auteur. Il imagine l’inimaginable, une fiction où Héraclès expliquerait à Philoctète, que non, il ne lui a jamais donné d’arc magique – celui qui donne à Philoctète sa valeur pour les Grecs – que d’ailleurs il ne le lui a pas donné, mais prêté, et quelle importance, cet arc, il fait bien des histoires pour rien, il n’a qu’à le prendre, lui ou un autre, c’est pareil , etc…Bref, le parent du futur fétichiste, ce serait un parent qui nie son propre don, et jusqu’à cette négation même. Non pas un parent englouti dans une catastrophe, maladie ou mort, mais un parent qui dans une sorte d’horrible retournement devient un non garant, le contraire du parent, une figure de la perversion. A cet impensable, à ce suicide du parent en tant que parent, répond dans le sujet, de manière fulgurante, soit le clivage, soit la création. Fondation vicariante ou création d’un espace où le sujet se donne dans une oeuvre à venir l’assise dans l’être perdue. Bien sûr, à l’arrière plan, Kafka..


Dans cet article « dotation maternelle et Phallus », la question du fétiche est reprise et approfondie. Ici, l’auteur propose de considérer le fétiche comme substitut de l’enfant lui-même, ersatz de son âme restée inanimée après un attentat meurtrier. Le fétiche condenserait en lui et le souvenir de l’événement et son effacement, et le fait d’y avoir survécu, au prix de la mort de son âme qui fut un jour vivante.


Dire les choses ainsi, que le fétiche symbolise et l’attentat meurtrier et l’enfant laissé pour mort met en tension son propos avec l’article de Freud de 1927 sur le fétichisme, où celui-ci dit que le fétiche symbolise et la présence, et l’absence du pénis chez la femme, et la terreur qui a provoqué l’arrêt sur image. Il reprend le paradoxe à son compte – un objet symbolise et une chose et l’absence de cette chose – mais pour le contenu de ce qui est symbolisé, il contredit Freud.


A partir de cette question du fétiche, qui pour lui n’est pas l’objet métonymique de l’absence du pénis maternel, mais une sorte de monument aux mort avec lequel sont célébrées des orgasmes funèbres, Philippe Refabert met au travail la question du refoulement originaire, la reprend au point où Lacan l’a laissée, et essaye, avec bonne volonté, d’y articuler sa pensée actuelle sur le sujet.


Un rappel de notions familières . Pour Lacan, la naissance du sujet se fait à partir d’un trauma fondateur – pour tous – qui viendrait de ce que l’enfant serait appelé à combler le désir de la mère, le signifiant inconscient de son désir, qu’il appelle « penisneid », mais devrait, pour ex-ister, s’y refuser. Il est appelé à l’ être, à être, par ce désir énigmatique, mais dans le même temps, convoqué par ce désir même, à ne pas être, à être un  » être de non-étant », puisqu’appelé à s’égaler à ce signifiant sans signifé mais matrice de toute signifiance, le phallus maternel. C’est une des thématiques sur lesquelles le lyrisme de Lacan s’exerce volontiers..


Pour Lacan, il ne saurait y avoir de sujet que du rejet vers l’extérieur, vers le monde, de ce premier signifiant sans signifié qui a été la première demeure du sujet, l’index du rêve maternel qui l’a appelé. L’opération du refoulement originaire est pour Lacan le rejet primordial ,hors de soi, de ce qui avait été la maison de notre âme.
Ce rejet crée d’un côté le sujet – avec au coeur de lui le trou qu’a laissé cette opération – de l’autre, le réel, dans lequel le sujet, désormais cherchera ce fragment d’être, de jouissance maternelle, qu’il y a rejeté, donnant par là même au monde une valence libidinale de porter potentiellement des fragments de cette jouissance.


Le refoulement originaire ainsi conceptualisé est un acte du sujet – en fait un acte qui crée le sujet, et même un acte par lequel le sujet se crée en tant qu’être en jet, toujours un peu étranger à lui-même d’avoir à chercher de ses nouvelles là où il n’est pas. Par la suite, ce schéma se complexifie, connait des exceptions, la mystique, la jouissance féminine pas-toute-phallique etc..mais dans l’ensemble, les grandes lignes restent.


A noter que cette construction sert d’étayage à certaines conceptions lacaniennes de la cure psychanalytique – pas toutes – pour laquelle la « réussite » d’une cure se juge au passage de l’analysant à l' »être sujet » ainsi défini, censé redoubler dans la cure ce choix premier et oublié d’un « non » à une jouissance dont le retour, d’ailleurs impossible, annulerait son existence. 
Philippe Refabert propose de considérer que le Phallus n’est pas le signifiant primordial, mais le signifiant premier. Pour lui, avant cette opération du refoulement primaire qui, pour Lacan, fait tomber ce signifiant premier, le Phallus, dans les dessous, et donne sa coloration libidinale au monde, il y a eu, en tout cas dans le cas de la normalité, d’une relative normalité, un autre refoulement. Il appelle refoulement primordial ce temps premier, immémorable, et pose comme hypothèse que le refoulement primaire, décrit par Lacan en serait le successeur.


Alors que dans le schéma lacanien, c’est le sujet qui en quelque sorte se crée lui-même, par son « non » à être le Phallus – c’est à dire rien ni personne  -ce « non » se concrétisant pour lui dans les développements sur le « Nom du Père » –  dans le refoulement primordial tel que Philippe Refabert le pose ici, c’est la mère qui est l’agent. Pour lui, le refoulement primordial, c’est le contre-investissement par la mère de la trace de la mort, que d’abord elle avait objectée dans l’enfant, contre-investissement qui permet à celui-ci, peu à peu, de se constituer un « soi » – une parcelle d’être inaliénable à partir de laquelle il peut faire face aux joies et aux vicissitudes de l’existence. La mère a pris sur elle la négativité, il peut, lui aussi, l’intégrer sans en être détruit. C’est ce refoulement primordial, voué à l’oubli, qui donne son énergie au refoulement primaire, qui, pour l’auteur, pourrait en être le successeur.


Cet article cherche donc à articuler le « soi » de Winnicott , tel que Philippe Refabert l’approfondit, avec le « sujet » de Lacan. Est ce possible ? c’est une question.


Dans la suite, d’ailleurs, Philippe Refabert resitue cette question du trauma fondateur, d’une jouissance qui serait intrinsèquement meurtrière pour le sujet dans son champ à lui, celui du refoulement primordial, de la dotation maternelle. Il fait remarquer très justement à mon avis, que cette menace d’être englouti, de  faire un,  n’a rien d’universel, mais est l’effet d’un défaut de ce refoulement primordial, du côté de la mère. Pour lui, ce n’est que dans cette situation là que l’infans a à se produire lui-même comme sujet, répondant alors à ce que Philippe Refabert appelle une « passion d’indifférence maternelle ».
Pour le dire autrement : certaines femmes voient en leur enfant d’emblée l’autre qu’il est. D’autres les pondent à la chaine, dans une sorte d’emboutissage phallique, au regard duquel ils s’équivalent les uns aux autres.


Quoiqu’il en soit, même si cette dernière remarque clinique réduit quelque peu la prétention d’universalité du modèle lacanien du refoulement originaire, tel que repris de Gérard Pommier ici par Philippe Refabert – cette conversation est intéressante, et mérite d’être approfondie. Et la richesse de l’oeuvre de Lacan est que parfois, il oublie d’être lacanien.

CONCLUSION.
Chacun des articles de ce recueuil mériterait d’être déplié et discuté. C’est un plaisir de travailler à partir d’une pensée d’une telle rigueur. Mais il y a une autre chose pour laquelle je voudrais remercier l’auteur : c’est pour la force et la tension qui animent son écriture, sa manière unique de communiquer cette signifiance insignifiable qui crée la réalité, et qui est si chère à son coeur lorsqu’il la rencontre chez d’autres – Celan, Maldiney

eva talineau
psychanalyste
22 rue du tertre 95000 cergy
evatalineau@orange.fr


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L’ECRITURE DE MUSIL DANS LE CHAMP LITTERAIRE

L ‘ECRITURE DE MUSIL DANS LE CHAMP LITTERAIRE

(conférence prononcée le 18 mai 2016 au séminaire de Daniel Sibony)

La littérature, classiquement, joue avec les identifications. Elle s’en nourrit et les nourrit. Elle anime l’imaginaire. On apprend à vivre aussi dans les bibliothèques.

Il est acté également que si la littérature est un effet de ce qui est dicible à un moment donné dans le champ culturel , elle fait aussi partie des causes qui déterminent ce dicible. Il y a des aller retours  entre réalité et univers fictionnel. L’amour romantique est autant effet de la littérature ..qu’explorée par celle-ci. . L’offre identificatoire proposée par les écrivains contribue à donner forme à la réalité.

Autre chose, moins immédiatement perceptible : la littérature résonne avec l’identification inconsciente « subjective » de tout un chacun en tant qu’il a été co-auteur, enfant, en des temps oubliés, d’une version d’un petit théâtre oedipien ou pré oedipien intime, par lequel lui-même a « interprété » les aléas qui ont accompagné sa venue au monde.

L’écrivain réalise dans le social, publiquement, l’acte d’invention romanesque intime du sujet – celui de la modernité . On est auteurs, et en partie responsables, de nos propres fantasmes, même s’ils résultent de nos premiers liens avec les autres. La psychanalyse s’est inventée à partir de ce constat. C’est ce que rappelle, sans que ce soit dit, l’écrivain qui invente un monde, et une vision du monde, et invite le lecteur à aller voir ça.

Il s’agit de la liberté d’écrire sa vie. Elle est précieuse. Meme si la conséquence en est ce que Freud a découvert et formalisé sous forme de surmoi. Et que ce surmoi Oedipien occidental tend à se transformer en injonction à être complètement auteur de soi-même, et de sa propre loi.

Cette liberté et l’appropriation collective de cette liberté sont apparues dans l’histoire en même temps que l’écriture littéraire comme subversion des univers traditionnels où le sujet est défini par le collectif. C’est à elle que le lecteur a à faire devant une oeuvre, donc un « auteur ». Et cette geste subversive ne va nullement de soi. Voir dans les pays musulmans le ramdam fait autour de Salman Rushdie , qui a osé « interpréter » dans un écrit littéraire, donc de fiction et non à prétention théologique, la vie de Mahomet. 20 ans après, la fatwa n’a pas été retirée, mais au contraire, l’Iran a doublé la prime récemment pour qui l’exécuterait.

MUSIL – L’écriture de cet écrivain vient , dans ce champ de l’écriture littéraire que nous venons de survoler – faire une incision dans cette avancée/ invention – du sujet comme auteur souverain. Non pour retourner vers la « tradition » , le gel de la parole dans des formes imposées etc.. – mais en opérant un saut : celui de rattacher ce champ, celui de la littérature comme accompagnant l’Oedipification de l’Occident, effet et cause de la propagation des idéaux démocratiques, à la question de l’Etre, de l’événement d’Etre, de la magie du commencement.

Musil le répète constamment, depuis les débuts, dans les désarrois de l’élève Töreless, jusqu’aux tous derniers textes mystiques sur lesquels il travaillait – encore et encore – au moment de sa mort « souffles d’un jour d’été ». – Son projet est une « utopie » dans la littérature – de topos, lieu, l’utopie est le lieu dont l’existence s’inscrit à travers le mouvement de l’inventer. Il veut que ses mots procèdent toujours de l’état naissant créatif du langage, celui qui crée le monde, qui vient à l’être du fait de cette création.

Malgré tout le talent de Thomas Mann, son contemporain, et l’amitié que celui-ci était plutôt prêt à lui prodiguer, et qu’il lui a en effet prodigué dans les moments où Musil, en exil et sans un sou en Suisse, en a eu le plus besoin, il considérait la littérature telle que la concevait celui-ci, comme de peu de valeur. C’est que celui-ci, Thomas Mann, travaillait la pâte de la « réalité ».

Musil, lui, ne « croyait » pas à la réalité, en tout cas il n’y adhérait jamais comme à une évidence. Il « voyait/pensait » simultanément d’autres possibles. Son écriture transmet merveilleusement cette dimension d’infondé du monde, que la plupart des gens oublient, occultent, pris par l’urgence et le travail de vivre , mais que lui ne voulait pas ou ne pouvait pas oublier. Mais il ne tombait pas pour autant dans un gouffre. Le portait la passion de vouloir produire par son écriture la justesse qui manque au monde pour être de manière continue surgissement du divin

YHVH, « j’ai été, je suis, je serai », il n’en avait nulle connaissance – ni que pour le Talmud le monde est une création infinie et continuée. On a des données très précises sur ce qu’il lisait, étudiait. Musil a laissé, outre l’Homme Sans Qualités, déjà 2 tomes consistants, plusieurs dizaines de milliers de pages d’études, notes, essais, journaux. Il étudiait sans cesse et lisait, y compris les travaux de ses contemporains, littérature, philosophie, psychologie expérimentale, se tenait au courant des avancées de la Science etc.. Aucune trace du Talmud, ni de rien d’approchant. Juste, à la fin de la vie, des textes mystiques, Maitre Eckhart.

Signifiant aussi : dans la récente biographie de Musil par Frédéric Joly , le nom de Heidegger n’apparait pas, sauf à propos d’une remarque où Musil disait ne pas apprécier les élèves de celui-ci, qu’il comparait pour leur suffisance dogmatique à ceux de Freud. Il est à peu près certain qu’il n’a pas lu Heidegger. Or, Heidegger a ramené dans le champ philosophique qui était le sien, la question et la pensée de l’Etre. Comme l’a montré récemment Daniel Sibony, il en ignorait, ou feignait d’ignorer, les racines bibliques alors que ses textes en sont irrigués. Il est intéressant de noter qu’à peu près à la même époque, Musil les a introduites, de son côté, dans le champ littéraire, comme pratique expérimentale et comme pensée de cette pratique. Que la pensée aie à être à la fois objective et subjective (subjective en tant que seul l’homme est « le berger de l’Etre », disait Heidegger), est un thème récurrent aussi chez Musil. Qu’il n’y a pas d’un côté les mots, de l’autre les idées .  Musil ne « savait » ce qu’il allait écrire que dans l’acte de l’écrire.

L’homme sans qualités : un livre d’une intelligence étincelante, où l’ironie, l’humour, et la poésie de Musil font merveille. C’est surtout dans le tome 1 que s ont introduits les nombreux personnages qui habitent cette expérience littéraire, personnages qui incarnent divers types de vision du monde. C’est aussi là que Musil montre la naissance de ce qu’il appelle l’Autre Etat, prémisse des « écrits mystiques », plus nombreux dans le deuxième tome où les conversations entre Ulrich et Agathe prennent de plus en plus de place. Musil les appelle « conversations sacrées ».

Il utilise expressément dans ses notes, le terme de « mystique ». Mais ce terme prête à confusion : les écrits mystiques, sont des témoignages de la vie psychique de ces êtres qui se pensent habités par Dieu, ou le Christ, et décrivent, avec plus ou moins de lyrisme et de talent, leur jouissance et leur souffrance de cet état. Ulrich, lui au coeur de l’expérience la plus extatique , ne perd jamais le souci de la faire communiquer avec d’autres dimensions du monde. Il ne s’enferme pas avec , ni ne l’enferme avec lui. Comme dit Musil , avec humour « j’explore les voies de la sainteté en étudiant si on peut y faire passer une automobile ». Les textes mystiques chantent et célèbrent la joie en Dieu, reçue comme une grâce – Musil la croise, c’est l’Autre Etat, et il en fait un moment du monde, moment avec lequel il converse, comme avec d’autres.

Dans le premier tome de l’Homme Sans Qualités, Musil raconte comment il a rencontré, jeune, pour la première fois ce qu’il va appeler l’ « Autre Etat » . Une histoire d’amour avec une femme, l’épouse d’un major , alors qu’il était lui-même lieutenant , événement imprévu, par lequel, tous deux ont été saisis, et surpris, en même temps. Puis il a été muté, lui a écrit des lettres, beaucoup de lettres, ..puis l’a oubliée elle, mais pas l’état, le mode de présence au monde, que grâce à elle, à travers elle, il avait découvert. Il a cessé de lui écrire..et à continué à écrire, réécrire, réinventer le monde à partir de cette découverte, que l’altérité d’un autre peut renconter la sienne, et qu’alors Dieu/l’etre, est en toute chose, et lui est en elle, et elle est en lui, et le souffle de la brise aussi est Dieu.

Bien sûr, ce récit a valeur d’un mythe – et d’autant plus signifiant. C’est le récit de la naissance d’un nouveau rapport, que Musil dit être « subjectif », au monde, en opposition à celui, sèchement scientifique – on dira plutôt « scientiste » – qui ne voit dans le monde qu’un ensemble de causes et d’effets qui s’engendrent les uns les autres.

Mais il faut bien voir que la « subjectivité » dont il est question ici est aux antipodes de celle à laquelle on se réfère quand on écrit ou lit des oeuvres littéraires ou des romans. Elle n’a rien à voir avec quelqu’espace du privé ou de l’intime. Encore moins avec le « subjectivisme » des romantiques qui baignent dans l’idée que le moi est tout. Ce n’est pas non plus la « subjectivité », Oedipienne, qui caractérise la modernité, dont il a été queston plus tôt. La « subjectivité » Musilienne, celle dont ce mythe fondateur montre l’ouverture pour Ulrich est une manière inscriptive d’aimer, qui troue le narcissisme, sans l’abolir . Et cet état de l’Etre a été appelée par une rencontre – non avec un « objet », mais avec un autre sujet – sujet qui a aussi été, en même temps, sujet à cet amour, à l’événement de cet amour. Tombé du Ciel – ou du site de l’Autre si on préfère les mots de la psychanalyse.

. A partir de cette expérience, Musil va non pas « tout réinventer » – titre qu’a choisi Frédéric Joly pour sa récente et très bonne biographie de Musil – mais réinventer par l’écriture son rapport au monde, du point de vue de l’être. . Du fait de cette rencontre « subjective » – , d’une subjectivité non appropriable, qui n’appartient pas au sujet qui en est le siège – le monde n’est plus seulement un donné dans lequel il y a lieu de prendre place, encore moins un objet d’étude, c’est l’espace dans lequel s’active un amour inscriptif.

 » le monde est une invention perpétuelle, dont on est bien loin d’avoir exploré tous les possibles, merveilleusement contradictoires. « Le monde est encore jeune, et bien intéressant », dit Ulrich – écrit par Musil à un moment où les uniformes » couleur de merde », selon son expression , commençaient à pulluler dans les rues de Vienne. Musil est un de ceux qui ont vu monter ce qui allait emporter le monde auquel ils appartenaient, celui de la Mitteleuropa, et il ne s’est fait aucune illusion. Obligé de vivre de sa plume , sans patrimoine ni emploi salarié , au moment où l’inflation ravageait la république de Weimar, d’ailleurs agonisante, c’est la charité de quelques amis qui lui a permis de survivre. Pourtant, il ne déséspérait pas. Au milieu des pires ennuis, il continuait son oeuvre d’écriture. Le rapport intime d’amour à l’infini – symbolisé dans l’homme sans qualités par l’Autre Etat, puis par la rencontre entre Ulrich et Agathe – et soutenu dans la réalité de sa vie par la tâche quotidienne, de convoquer les mots à leur limite pour en extraire beauté et justesse – une dizaine d’heures d’écriture par jour – gardait en lui présente, et chevillée au corps, au-delà de toute espérance, la certitude qu’il devait continuer d’écrire, et que le monde avait besoin de son oeuvre.

Musil est un très grand écrivain. Un de ceux qu’on peut lire et relire encore, heureux de le rejoindre lui et les personnages qu’il a créés, et leurs infinies digressions « théoriques » . Il s’est donné l’écriture comme loi. Muni de cette loi, que transmet-il ? par quoi a-t-il été saisi, dont il offre au lecteur sa magnifique traduction ? Peut-être l’amour de l’infondé , de ce qui ne cesse jamais de ne pas se refléter – et dont il nous offre, par son travail incessant et inachevé, la pensée et la beauté.

« Je ne désire que ce que je n’aurai pas, la confirmation que mes mots ont touché le cœur du monde » a écrit Stig Dagerman qui lui s’est tué à 33 ans, après nous avoir laissé quelques courts chefs d’oeuvre. Musil lui a su faire une force de cette non-confirmation. Il est mort, de mort naturelle et de fatigue, en écrivant.

eva talineau

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HAINES DE SOI

article pour le Coq Héron, numéro prévu sur « la haine de soi ».

HAINES DE SOI

Résumé : c’est le plus souvent sous l’angle de l’identification à l’agresseur – sexuel ou narcissique – que la notion de « haine de soi » apparaît dans les écrits cliniques. Dans cette optique, la haine de soi relève de l’incorporation inconsciente d’une injure subie et traumatique, que le travail analytique permet de symboliser, puis d’expulser. Cet article fait le choix d’examiner d’autres occurrences cliniques, celles où cette haine est invention d’un sujet confronté à la tâche de résister à son effacement, partiel ou total.

« Haine de soi » est une formulation qui n’a pas de valeur heuristique. Poser un tel concept confère au soi une unité et une consistance, le suppose d’un seul tenant. Pourtant, cette notion, qui telle qu’en circulation dans le discours « social psy » en tant que phénomène « psychologique », censé éclairer tel ou tel « comportement », ne recouvre souvent qu’un grand vide saturé de bavardages, prend tout son sens lorsqu’on l’envisage en tant qu’acte psychique. Les haines de soi donnent à voir une pluralité d’actes psychiques, parfois conscients, parfois inconscients, d’étendue et de fonctions variables, qui répondent de manière astucieuse et ciblée, avec des effets divers , à un large éventail de défis existentiels. La psychê humaine, confrontée à la tâche d’exister et de désirer dans des conditions parfois « limites » en passe par d’ étonnantes inventions.

Lacan n’a pas posé un concept tel que « haine de soi ». Cette formulation est absente de l’index raisonné des concepts lacaniens. Il a par contre souvent parlé de la haine. Notamment pour dire qu’elle était un moyen de « fixer » l’autre, que seule la haine connaissait « parfaitement » son objet – du fait de le « tuer » en le réduisant à un ensemble de traits finis et fixés pour toujours. L’objet inventé par la haine est identique à ce qu’il est, et témoigne sans faille du principe d’identité. A=A. L’amour donne certes un appui à l’Etre, mais cet appui est précaire, incertain, jamais assuré et ne peut exister que par un pari, toujours à renouveler, qui peut parfois rater, être perdant . La haine, elle est sûre de son objet, c’est une « valeur sûre », un placement de libido pleinement réussi. En témoigne le phobique à travers la plénitude identitaire que lui donne l’expulsion vers un contenant élu pour cela qu’il a institué comme ligature de son enfermement identitaire – le contraire de l’ombre qui recèle l’Inconscient, et protège le sujet d’un savoir qui l’achèverait en lui disant  » qui il est ».

Il est facile pour le « sens commun » de « comprendre » cet acte psychique – s’assurer de sa consistance et/ou de sa valeur en expulsant vers l’extérieur ce qui est mauvais. Il ne fait que rechercher l’identité à ce que Freud décrit comme premier stade du moi, le « moi-plaisir » à l’orée de la vie. Idée déjà présente dans l’Esquisse. Enrichie dans « la Verneinung », où il précise que c’est sous forme d’un « non » que le refoulé contrariant trouve à s’inscrire dans la psychê. Mais, heureusement, Freud n’est pas Freudien, et ne cesse de remanier son propos, voire de se contredire, comme c’ est le propre d’une pensée au travail. Dans le même moment où il invente ce « moi-plaisir » qui serait un donné originaire quasiment « naturel », une sorte de capital narcissique reçu par tous, toujours dans l’Esquisse, il introduit aussi la question de la rencontre avec le « Nebenmensch » – l’être secourable – donc la rencontre de l’Autre – comme constitutif d’un sentiment de soi..donné par l’Autre. Ce temps originaire d’une trouvaille fulgurante est le prélude à toute retrouvaille future. Il appose sa marque dans l’infans et vectorise sa vie psychique vers l’Autre, appelé – après cette illumination première – depuis l’Inconscient, de tout son être. C’est dans cet entre-deux non résolu et sans doute insoluble que se déploie la pensée de la clinique psychanalytique, et que cesse d’être incompréhensible la condition des sujets qui de différentes manières, maltraitent leur moi, au lieu d’ expulser le mauvais pour le projeter vers l’extérieur comme ce serait libidinalement profitable pour eux – épuration ethnique au niveau individuel contre laquelle l’humanité n’en finit pas de tenter d’élever des digues éthiques et civilisationnelles, preuve que les processus primaires qui s’y expriment gardent toute leur force agissante.

Le moi est corporel, équipé de pulsions qui visent à son auto-conservation et à la recherche d’une homéostase narcissique – être bien, repu, en paix grâce au principe de plaisir, relayé plus tard par le principe de réalité qui poursuit de manière secondarisée la même visée. Et en même temps il est béance, ouverture à l’Autre de la rencontre qui le marque d’Inconscient au fer rouge (sauf en cas d’autisme), véhicule assez ahuri des inscriptions et des non-inscriptions primaires transmis par le destin à travers ses premiers autres, qu’il aura à charge, que cela lui convienne ou pas, d’intégrer à la vie et à la destinée qu’il sera amené à (se) choisir.

Haïr « soi », alors, qu’est-ce que c’est ?

Du fait de la conflictualité psychique qui n’épargne quasiment aucun humain, chacun à un moment donné peut être amené à rejeter une partie de soi, voire la sacrifier sous forme de symptôme. C’est le quotidien du travail analytique que de revenir sur ces procès, où le sujet s’est rétréci parfois à pas grand’chose. En ce sens, comme le dit Daniel Sibony (article supra ds le même numéro de Coq Héron – « La haine de soi, mauvais concept »), tout symptôme peut être considéré comme porteur de « haine de soi », une haine partielle d’une partie de soi pour une autre partie de soi, inventée pour assurer un appui « sûr » dans la rencontre avec le monde chaotique et infini où il incombe à chacun de frayer son chemin. Un peu comme au cours d’une escalade, ces escarpements rocheux qui permettent d’ assurer une prise pour continuer une course : il ne faut pas y rester accroché trop longtemps. Nul n’échappe à des moments de retrait où il « suicide » un potentiel d’existence, réel ou imaginaire, par peur d’aller au devant de ce qui n’est pas encore, et qui suppose de lâcher ce qu’on tient – et qui vous tient. Tout le monde n’est pas Françoise Dolto, qui, devant la perspective de sa mort prochaine, se disait « curieuse, prête à accueillir avec joie ce qui viendrait ».

Plus complexe est le cas de la dysmorphophobie, dans laquelle la haine de soi se déchaine de façon totale, même si localement. Dans ce même article (supra), Daniel Sibony décrit une situation où cette haine « locale » de soi vire à la paranoïa quérulente (délire de préjudice visant le chirurgien à qui la réparation a été demandée, et jugée, comme bien souvent dans ces cas insatisfaisante), puis au-delà encore, au passage à l’acte meurtrier sur le chirurgien. Un tel passage à l’acte montre que dans ce cas là, le « travail » de la dysmorphophobie, cette haine déchainée contre une partie du corps propre ou le corps tout entier, a échoué. Ce travail- car c’est de cela qu’il s’agit dans cette pathologie – c’est de rendre partielle – localisée dans le corps ou une partie du corps – une haine globale vécue sans pensée, reçue dans un pur non lieu, une haine qui n’a rien pu inscrire dans la psychê sous forme de traces transformables en potentiel d’écritures . Elle donne à voir cette non-symbolisation, ce non lieu insistant. L’oscillation entre désespoir narcissique et appel à réparation, aussi impossible à obtenir qu’à abandonner, sont du même ordre que le rapport entre pensées compulsives et luttes contre les pensées compulsives. Les deux mouvements sont nécessaires pour que le procès identitaire ne se referme pas, et que l’appel à l’autre continue à témoigner, en son centre, de la certitude intime de ces patients, de l’inanité de tout appel, en même temps que de sa nécessité absolue. De cette manière, la vie psychique se poursuit – et ce n’est pas si courant qu’une dysmorphophobie – « dépassée » – débouche sur une paranoïa quérulente, ou un passage à l’acte.

La haine de soi – en l’ocurrence de son corps ou d’une partie de son corps – du dysmorphophobique, mais aussi de l’anorexique mentale « vraie » – et non de l’hystérique momentanément identifiée à une position anorexique – reste, quoi qu’il en paraisse, une activité psychique au service de la survie psychique du sujet. C’est un non-consentement au non-Etre, une objection en acte à un « non » radical qui a été transmis en place de la Bejahung originaire à partir de laquelle refoulement, remémoration, négociations, puis oubli sont possibles via les petites entailles que ce « oui » reçoit par la suite (ce qu’on appelle « castrations », ou « don de limites »). Ce « non » radical, le travail psychique du patient le déradicalise – comme on parle de « déradicalisation » des terroristes – en s’accrochant à ce mode d’être où désespoir et espoir, chacun localement total, non entamés l’un par l’autre, habitent le sujet, et ensemble, inscrivent sans l’inscrire le non-lieu originaire. Il arrive même que sans que l’on comprenne bien pourquoi, au décours d’une thérapie , de la vie, d’autres expériences, ou de quelqu’heureuse rencontre, se passe…autre chose. Après coup, on dira alors – puisqu’il faut bien dire quelque chose – que sans doute, à travers ce « travail » en apparence stérile et absurde, qui recommence toujours la même chose et reconduit sans arrêt la même souffrance, porté par lui souterrainement, tel un passager clandestin, un deuil de soi, modestement, s’est frayé un chemin, là où la haine de soi en barrait la possibilité

Que dire, maintenant de la mélancolie, lorsque le moi se déchaine contre lui-même, pure culture de pulsion de mort ? Névrose narcissique, dit Freud, « l’ombre de l’objet tombe sur le moi » – l’autre est haï à travers le moi, l’autre qui est mort, a laissé tomber le sujet etc…et en effet, ce cas de figure peut aller jusqu’à la mort. Pas toujours toutefois, car les identifications narcissiques totales – ce qui est le cas pour les mélancolies vraies – sont aussi très labiles. La personne peut sortir de l’abîme aussi vite qu’elle y est entrée pour des raisons en apparence parfois absurdes : mort d’un chien, déménagement.. Se forme une nouvelle identification narcissique, et ça tient ce que ça tient : l’objet n’est plus le même, le rapport à l’objet n’a pas changé. On pourrait donc dire qu’ici, on a en effet une haine de soi « totale » car le soi est haï…en tant qu’autre ? oui et non, car justement, la névrose narcissique coagule le moi et l’autre, sans qu’il soit toujours possible de dire si l’autre est « avalé » par le sujet, ou le sujet « avalé » par l’autre.

Mais il se trouve que parfois, même un état mélancolique est bel et bien au service du maintien de la vie psychique. Il s’agit de la haine de soi qui apparaît dans certains états mélancoliques pré-schizophréniques. Le moi, grâce à la haine que le sujet « se » porte, s’assure de son existence. Cet état se présente, comme défense ultime contre la dissociation schizophrénique et la dislocation du moi avec autant de fréquence que l’élection d’un persécuteur tel qu’il hait continuellement le sujet – qui le hait en retour et dénonce la haine dont il est l’objet. Pourquoi le choix d’être persécuté et observé en continu pour certains, et le malheur interne continu d’apparence mélancolique pour d’autres ? on n’en sait rien. Mais dans les deux cas, il s’agit de pallier à l’effondrement de ce qu’Oury appelait l’existential, ce plancher qui pour les schizophrènes, soudain, peut manquer, ne plus soutenir leurs pas. La haine de soi est un moyen d’en assurer l’existence, l’élection d’un persécuteur occupé nuit et jour à surveiller le sujet et à lui nuire également.

La haine de soi, dans ces états mélancoliques pré-schizophréniques, est loin d’être une pure culture de la pulsion de mort dans laquelle un être enlacé avec lui-même qui est aussi un autre sombre dans l’abîme d’une orgie narcissique sans réveil dans laquelle mort et vie s’épouseraient enfin. Elle est , aussi étrange que cela paraisse, une création au service du maintien de la vie psychique, menacée d’être anéantie. Et elle peut durer longtemps, non que le sujet en « jouirait », mais faute d’autre disponible, dans l’entourage, qui aie la générosité inconsciente de fournir, en étant présent d’une certaine façon qui lui échappe à lui-même – on n’apporte pas la Bejahung exprès, elle passe à travers soi, l’appui dans l’être manquant.

Voici maintenant tout autre chose : un homme jeune, trente ans, vendeur de chaussures, allure svelte et athlétique, plutôt « bien de sa personne ». Il vient avec comme symptôme une honte intense, aggravée d’érythrophobie de plus en plus envahissante. Son discours intérieur, toute la journée, consiste à ressasser son indignité, sa lâcheté. Il se traite de « fiotte », de « pauvre loche », évite les contacts sociaux, refuse tout avancement dans son travail, car « il n’est qu’un incapable ». Haine de soi , et la névrose d’échec ne suffit pas – être toute la journée aux pieds des clients, tout en bas de l’échelle . Cette situation professionnelle peu gratifiante ne l’exonère pas de s’insulter intérieurement pendant des heures.

Comment en vient-on à s’inventer une telle détestation de soi-même ? Les parents ? le père est un paranoïaque assez caractérisé qui a rabaissé et dénigré son fils toute son enfance comme il l’avait été lui-même – en pire – par son propre père, ancien gardien de prison. La mère « protégeait » son fils unique et officiellement l' »aimait » – mais en tant que la fille qu’elle aurait voulu avoir et n’a pas eue, bien soumise, ne faisant pas d’histoires comme selon elle une fille devait se comporter. Elle a, d’ailleurs, longtemps habillé son fils en fille et lui offrait des poupées. Le père non plus ne voulait pas de fils – pas d’autre homme que lui dans la famille. De quoi tomber malade ? Certes. Sauf que « tout allait bien jusqu’à ses 16 ans ». Il avait des copains à l’école, réussissait « normalement ». Il aimait beaucoup le sport. Il se pliait aux moeurs familiales sans y penser, et se sentait « normal » et plutôt heureux de vivre. Et puis, à 16 ans, une copine. Premier rapport sexuel (réussi). Et début de l’auto-sabotage. Angoisses hypocondriaques, échec scolaire, impossibilité de se présenter aux examens, honte de plus en plus envahissante, idée obsédante « d’être une fiotte » – cela justement au moment où il avait posé l’acte d’être un homme sexué et hétérosexuel, ce qui s’est confirmé avec évidence dans la suite de sa vie – au moment où à 30 ans il est venu consulter, il était marié avec une fort jolie femme, et avait deux enfants. La haine de soi catastrophique – et il y mettait le paquet – était le prix à payer à la folie parentale pour la décision qu’il avait prise – non sans un certain héroïsme inconscient – de vivre en tant qu’homme sexué et désirant, attiré par les femmes, nonobstant les injonctions familiales croisées qui « logiquement » auraient pu barrer pour lui un tel choix phallique.

N’est-ce pas, d’ailleurs bien souvent le cas, certes rarement aussi dramatique et spectaculaire, lorsque des patients, névrosés, sont pris dans une honte compacte de ce qu’ils sont qui ne recèle nulle coquetterie narcissique (genre fausse modestie) ? cette honte se révèle fréquemment être une offrande au narcissisme d’un des parents. Le rapport au moi tel qu’il est vécu consciemment n’est qu’une variable d’ajustement d’une partie complexe dans laquelle « avoir une mauvaise image de soi » peut être le prix à payer pour la liberté…de ne pas perdre sa vie à s’en fabriquer une bonne. On laisse, inconsciemment, la « bonne identité » au parent, ou à son tenant lieu. Ca laisse du jeu pour sa propre vie.

CONCLUSION

Au 13ème siècle, Saint Thomas d’Aquin intégra l’acédie dans la liste des sept péchés capitaux. Dans un univers mental où l’homme devait chercher la joie dans l’amour transcendant et actif de la déité telle que vécue dans la vie monastique, la préoccupation excessive pour le soi – qu’elle soit positive (recherche de plaisirs, corporels ou narcissiques) ou négative (manque de soin pour soi, tristesse, perte du sens de l’existence) – étaient des fautes. La pensée théologique, quoique son vocabulaire ne nous parle plus guère, n’était pas dépourvue d’insights sur la psychê humaine. Si pour quelqu’un, l’appel à l’Autre en lui n’est pas, ou plus, une force agissante, quelles qu’en soient les raisons, son rapport à son moi soit s’effondre, soit s’enfle de fausse monnaie. Ne pas pouvoir prendre soin de soi – ou au contraire n’avoir souci que de soi – sont également des figures de la « haine de soi ». Même si ce sont d’autres paysages -que cet article a choisi de parcourir.

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COURS

PSYCHANALYSE ET PSYCHOSE – cours du 23/2/2017 , 14H30 ( fac de médecine 12 rue de l’Ecole de Médecine, Paris 6ème) Version en ligne.

Comme l’un de vous l’a rappelé durant le cours, ce n’est pas dans le champ des psychoses que Freud a inventé la psychanalyse, et il ne pensait pas qu’elle pouvait « s’appliquer » aux psychoses.  Mais il a ramené dans le champ du pensable, de ce qui est  « scientifiquement »pensable , selon lui  –  ce qui était pour lui synonyme – au 19ème siècle ..-  de « rationnellement » – des phénomènes et productions  psychiques qui auparavant étaient considérés par la pensée officielle comme sans interêt ,  (rêves, lapsus, symptômes, idées « folles », pensées parasites  etc…vous avez dû en entendre parler dans les cours précédents , à propos du concept de « refoulement ») , toutes choses dont on considérait  avant lui qu’elles ne méritaient pas qu’un « homme de science » les prenne au sérieux, encore moins ne s’avise de converser avec les messages qu’elles transmettent.  Et du coup,   les générations psychanalytiques qui ont suivi ,  dont je fais partie,  ont tout naturellement poursuivi la démarche qu’il a ainsi ouverte,  qui consiste à ne pas céder sur l’exigence de  penser et d’agir  (pour un psychanalyste, les deux vont de pair, ce sont le recto et le verso de la même chose ), lorsque la réalité clinique qui se présentait à eux était celle des psychoses

. Il était évident qu’une fois lancée, la démarche psychanalytique – qui inclut la rencontre clinique en tant qu’elle engage l’Inconscient du thérapeute, et l’effort pour penser cette rencontre dans ce qu’elle a de singulier  – ne pouvait pas rester cantonnée dans l’espace où elle avait été, d’abord, inventée.  Aujourd’hui, il y a bien, non pas un « abord psychanalytique des psychoses » – expression qui suppose qu’on applique un « savoir » déjà là, issu des théories déjà existantes,  à ce champ qui en serait une extension, ou une exception,  à rapporter à la  « véritable »  psychanalyse qui serait celle des névroses   – mais de nombreux parcours de psychanalystes/chercheurs, qui à l’instar de Freud lui-même, sont engagés dans une clinique concrète , qui au plus haut point mobilise l’Inconscient, et à travers elle, élargissent progressivement la connaissance abstraite qu’on a, aujourd’hui,  du psychisme humain.

Les plus assujettis à la « doctrine » Freudienne – ceux pour qui être « Freudiens » était « être fidèles à Freud » –  ont juste tenté d’appliquer à la psychose ses théories de l’appareil psychiques – théories  construites à partir de l’écoute de la névrose (refoulement, retour du refoulé, ce sont des concepts dont on vous a certainement parlé lors de cours précédents ) Ils se sont assez vite aperçus qu’elles étaient inopérantes, ne permettaient pas de comprendre ce qui embolisait  la vie  des patients psychotiques,  encore moins de les aider à trouver leur propre assise dans l’existence, une fois dissipés les « effets de transfert  » qui, sur le moment, font du bien dès lors que le praticien est « sincère » dans ce qu’il fait.

Jacques Lacan, qui était psychiatre,  élève d’Henri Ey admirateur de Clérambault,  et avait fait sa thèse, avant son entrée sur la scène de la psychanalyse,  sur un cas de paranoïa (le cas Aimée)     – a cru conceptualiser pourquoi il en était ainsi – limites pour les psychoses de la psychanalyse dans sa version Freudienne basée sur les associations libres du patient – par une construction  qui a été longtemps un « scchibolet » (mot de passe, signe de ralliement) de la clinique des psychoses, « la forclusion du Nom du Père ». Les analystes de ma génération ont frayé leur chemin dans cette clinique, celle des psychoses,  à partir de ce double héritage, qui l’un et l’autre semblaient conduire vers un « ce n’est pas la peine », plutôt que vers la recherche et l’invention.  Et ce n’est pas forcément un mal : la pensée et l’invention avancent autant par leur élan propre, puisé dans l’impact inconscient sur le praticien  de la rencontre clinique,   que par la résistance que les cadres déjà là lui opposent, et qu’elle doit donc faire « craquer » – un peu – pour inscrire son parcours.  Dans la recherche psychanalytique, sans doute pas plus que dans d’ autres disciplines, nul n’invente tout seul, « tranquillement »,  « ex nihilo », seul avec son objet.

Place donc, au parcours clinique.

Au  préalable,  ce petit rappel de ce que la psychose n’est pas.

Chacun connaît la blague  » le névrosé est celui qui construit des chateaux en Espagne » – à entendre :  construit  de l’impossible, du hors d’atteinte,  par la grâce de ses symptômes qui lui servent à sacrifier le présent imparfait, qu’il pourrait vivre, dans lequel il pourrait œuvrer et jouir un peu , en se bougeant,  au profit de chimères qu’il contemple, par l’imagination,  hors d’atteinte, dans le lointain   –  « le psychotique est celui qui les habite »  – il réaliserait, penserait posséder, clés en mains,  le fantasme que le névrosé, lui,  préserverait, intact , là-bas, là-bas…. Et bien cette plaisanterie est un très bon exemple  de ce qu’est  l’identification imaginaire – on se dit implicitement « si nous, nous proclamions que nous sommes Dieu, ou Napoléon, ou président de la République,   nous exprimerions un fantasme de toute-puissance infantile comme réalisé , hors les efforts qu’exige de nous la nécessité de composer avec les aspérités du réel  –  un gosse qui joue à « faire comme si », et pour qui, à l’intérieur de ce jeu « tout est possible » .  Donc on en conclut que l’autre, qui tient un tel discours, exprime un tel fantasme , celui que nous exprimerions…si nous disions ce qu’il dit. . Et bien  justement….ce n’est pas ça. Cette blague est drôle – un peu – mais elle est hors sujet. C’ est autre chose  qui se joue, lorsque quelqu’un, véritablement, est aux prises avec un vécu psychotique. Savoir cela, congédier cette  approche de l’autre qui le déguise en « semblable »,  est un préalable à toute rencontre clinique qui ne soit pas d’avance stérile.

1°) Madame A.

Je vais commencer par une de mes toutes premières rencontres avec ce qu’on appelle le passage à l’acte psychotique.  Madame A. Cette femme avait été hospitalisée parce qu’elle voyait sans arrêt sa belle sœur à la télévision, ne dormait plus, ne se nourrissait plus, et ne pouvait plus s’occuper ni de ses enfants, ni de sa maison. Au bout de quelques semaines dans cet état d’agitation et d’angoisse intense,  elle avait jeté la télévision par la fenêtre de sa maison, du 2ème étage.  Une grosse télévision qui valait cher et n’était pas « finie de payer », c’était dans les années 80, pour un ménage ouvrier d’un petit village des Ardennes, c’était un investissement, on payait par traites. Son mari n’a pas été content. Le maire du village non plus, vu qu’après tout, la télévision aurait pu tomber sur la tête d’un passant. Madame A. est donc hospitalisée en P.O. (placement d’office, ça s’appelait, à l’époque, c’était une forme d’internement administratif). Dans le service psychiatrique où elle est amenée, pavillon d’admission, elle ne dit pas grand’chose, sauf ça « qu’elle voyait tout le temps sa belle-soeur à la télévision ». On décide de me l’envoyer « pour voir ». Etant donné le P.O., elle arrive à mon cabinet, accompagnée d’un infirmier psychiatrique, qui reste dans la salle d’attente. Première séance : elle est mutique. J’essaye de lui poser des questions,  de traverser son silence –  qui est cette belle-soeur ? et ses enfants ? et son mari, pourrait-elle en parler un peu ?  qu’est ce qui l’intéresse dans la vie ? que pense-t-elle de ce qui lui arrive ? Rien. Un mur. Le temps de la séance passe. C’est long.  J’appelle l’infirmier, ils repartent vers l’hôpital, et je ne m’attends pas à ce qu’il y aie une suite. Sauf que, la semaine d’après, appel du service : « avez-vous du temps, cette semaine ? Madame A. tient absolument à vous voir, elle demande que ce soit le plus tôt possible ». Très contente de ce rebondissement – quand même, elle a compris combien cela pourrait l’aider, de « venir parler » ..- je lui trouve un RV. Elle arrive, toujours accompagnée de l’infirmier, qui va dans la salle d’attente. Je la fais asseoir en face de moi, et j’attends. Rien. Par contre, elle me jette des regards bizarres, et je la trouve agitée. Un lourd malaise plane. Sentant que quelque chose ne va pas, je cherche une dérivation, je lui propose de s’asseoir à côté de moi, dans une autre partie de la pièce où il y a une table, qui est disponible, et de dessiner quelque chose qui est en lien avec ce qu’elle n’arrive pas à dire , ou de faire un modelage avec la pâte à modeler qui est là. J’ai à peine fini ma phrase qu’elle ouvre son sac brusquement, en sort un grand couteau de cuisine, et se précipite sur moi avec ! plus étonnée, sur le moment, que vraiment effrayée, j’arrive à saisir son bras, à écarter le couteau, et j’appelle l’infirmier qui est dans la salle d’attente. Il vient chercher Madame A. Les deux retournent à l’hôpital. Là, le psychiatre chef de service la reçoit. Et elle explique : depuis qu’elle était venue me voir, la semaine précédente, ce n’était plus sa belle sœur qu’elle voyait à la télévision – celle de la salle commune, placée en hauteur – c’était moi. Alors, elle avait décidé de me tuer. Ce qu’elle regrettait, c’est de ne pas y être arrivée ».

Voilà donc une femme pour qui l’image de l’autre était un meurtre d' »elle-même », à laquelle seul le meurtre de cet autre pouvait  répondre. Il n’y avait aucune médiation possible, aucun espace où pouvaient co-exister son existence et celle de l’autre. Une des deux devait disparaître.  Jeter la télévision par la fenêtre avait été la solution qu’elle avait trouvé pour tout de même faire appel à du tiers – social – qui s’interpose, entre elle et sa belle sœur – qu’elle ne soit pas obligée de la tuer, réellement,  comme elle avait tenté de le faire avec moi, après avoir transposé, en un éclair,  sur ma personne l’image qui la persécutait. Exprimé dans un « langage psy » : on parlera de « raptus paranoïaque », on dira que la belle sœur, puis moi, sommes tout à coup venus, pour cette femme, en place d’un « moi idéal imaginaire » persécutif,  qu’elle a vécu une sorte de collapsus , de court-circuit, de l’instance symbolique (ici, au sens de présence de l’instance du social dans la psychê qui, en principe assigne un nom et une place à chacun , et fait séparation – et normalement protège chacun de « tomber » dans l’autre ) . Freud, à propos des psychoses, utilisait souvent le terme de « névrose narcissique » (dans un autre sens que celui où on utiliserait, aujourd’hui, ce terme). Manière de dire qu’il y a des gens qui ne peuvent pas avoir d’image d’eux-mêmes – même mauvaise, ce n’est pas le propos :  il ne s’agit pas des fluctuations de l’économie narcissique de tout un chacun dont les aléas de la vie tantôt « gonflent », tantôt « dégonflent » le moi… Ils ne peuvent pas avoir d’image car sans le savoir ils sont leur image..au miroir d’un autre.

Qu’était-il arrivé à Madame A ? une belle sœur : son frère s’était marié. Sans doute faisait-elle inconsciemment couple, avec lui, le mari comptant pour du beurre, ainsi que les enfants qui lui sont nés, c’est une situation fréquente. Mais il y a « couple » et « couple » : la manière dont Madame A. faisait couple avec son frère ne supportait aucun écart. Il ne s’agit pas de « fusion », encore moins d’amour, même inconscient.  Sans le savoir, elle avait vécu jusqu’à ce moment de sa vie avec une identité inconsciente non entamée, totalement identifiée à la place qu’elle se sentait occuper, ou qu’elle croyait occuper,  dans la psychê de celui-ci.   Lorsque cette place s’est trouvée prise par une autre femme – la belle sœur – elle n’a pas pu être « jalouse » – la jalousie suppose en soi un lieu à partir duquel il est possible de prendre acte  de l’existence d’un autre, qui a ce qu’on voudrait avoir, suppose  qu’on souffre d’une perte, du coup partielle et non totale,  et c’est ce qui à  Madame A. était impossible.  Son lieu d’être était entièrement défini. Si quelqu’un y venait – où lui semblait y venir, ce qui pour elle était la même chose,  ce n’était pas juste une place qu’elle perdait, ou l’amour de sa vie  – c’était son être même. Ce pourquoi il lui fallait tuer cette autre – qui était aussi elle-même –  sans aucune négociation possible, sans aucune élaboration, même délirante, qui aurait pris en charge sa pulsion meurtrière, la tenant du coup, un peu à distance tout en la maintenant (ce qui est la solution psychotique la plus fréquente à de telles impasses).

Une telle situation, celle de Madame A.  est rare, c’est comme une épure limite de la condition psychotique (non schizophrénique, la schizophrénie relève d’une autre logique, dont il sera question plus tard :  état de destruction continuée du sujet dans le même temps où celui-ci  tente d’exister, condition à laquelle celui-ci pallie comme il peut),  ce pourquoi c’est avec elle que j’ouvre ce cours.  Des personnes pour qui l’épreuve du tiers est insupportable, qui vivent portés par une identité granitique, inentamée, « totale », non-symbolique, on en rencontre souvent.  Ils n’ont, quand ils « vont bien », rien à dire. Et le danger, lorsque la vie vient ébranler le roc qu’ils sont, c’est que parfois, comme Madame A. , c’est l’acte qui répond à leur place. Quelqu’un qui n’a pas d’espace entre son « je » et son « moi », dont le tissu psychique est d’un seul tenant, qui ne peut pas « souffrir », ne peut pas réaliser, ne serait-ce qu’inconsciemment,  qu’il est en train de traverser une épreuve  lorsque cela arrive – et cela arrive toujours, dans une vie, même « sans histoires », les enfants grandissent, le temps passe et le corps se déforme, ne serait-ce que ça, pour chacun, même le plus préservé, cela « fait des histoires » – une telle personne est en grand danger d’y passer complètement, ou de tuer,  lorsque l’épreuve se présente.  Raptus paranoïaque pour Madame A. Raptus mélancolique pour Madame C. dont nous parlerons plus tard.

Mais heureusement, cliniquement, de telles situations, sans recours, ne sont pas les plus fréquentes.  Des êtres d’un seul tenant ne peuvent ni être quittés, ni être trahis, ils n’ont pas les ressources intérieures pour panser/penser la chose, se la représenter, lui donner une place dans leur psychisme..puis l’oublier, passer à autre chose.   On dit aussi qu’ils n’ont pas les moyens de vivre un deuil.  Mais ce qui ne peut pas être pensé, représenté, puis refoulé et oublié – pour laisser place à la suite inconnue – trouve chez les humains d’autres voies pour se symboliser quand même.  Des voies qui sont très dures – si personne ne s’en mêle pour changer la donne, via un travail analytique, par exemple, ou  quelque bonne rencontre de la vie  – mais qui soutiennent tout de même l’existence de la personne, qui , grâce à leur invention, n’est pas acculée à des solutions radicales, meurtre ou suicide.  Par exemple,   Madame A. aurait pu « tomber malade » physiquement, suite au mariage de son frère. Ou développer une gravissime anorexie mentale. Ou construire un délire de persécution ou de préjudice (pas forcément axé sur la belle-soeur), sur lequel elle aurait pu tourner en boucle nuit et jour, trouvant des « raisons » – ce qui est déjà une amorce de « symbolisation » – au vol de son être qu’elle se sentait être en train de vivre .   Qu’est-ce qui fait que certaines personnes , privées par les avatars des transmissions inconscientes, de l’écart fécond à elles-mêmes à partir duquel  la vie humaine est création et ouverture vers l’infini et l’inconnu, et non clonage de ce qui a été reçu,   se débrouillent – en le payant très cher – pour l’inscrire tout de même, à coup de symptômes, de maladies, ou avec cette pensée-non pensée qu’est le délire ? alors que d’autres renoncent, ou plutôt n’essayent même pas, se contentant de subir les aléas de cette condition dans laquelle elles ne peuvent exister qu’à travers des identifications imaginaires totales ? le fait est qu’on n’en sait rien, c’est absolument mystérieux, et ça montre que quelle que soit la transmission qui échoit à quelqu’un, ce qu’il en fait relève – aussi – de sa liberté.

En tout cas, ce sont ces patients là , ceux  qui sans s’en rendre compte répondent « non » à l’identité totale,  qu’on peut aider.  Ce sont des personnes qui sont en train d’opérer, via des moyens dont ils pâtissent grandement, le travail d’inscription du manque dans leur psychê., inscription qui, pour ceux qui ont reçu, dans leur berceau, c’est à dire au cours de leur enfance, le symbole de l’entre-deux parental (pour reprendre une expression de Daniel Sibony ) fait partie de leur équipement de base :  évidence sereine qu’à la fois,  on a et on n’a pas, qu’on est et qu’on n’est pas,  à partir de quoi on peut – si l’histoire du temps n’est pas trop tragique, ne vous saisit pas de manière trop serrée entre ses griffes  –  vivre longtemps,  avec fécondité, et avec assez souvent,  de vraies chances  de bonheur.   On peut aussi appeler cette transmission là  – si on préfère une terminologie plus freudo-lacanienne – « castration symbolique »,  ce qui désigne le même espace ouvert porteur à la fois de limites et d’espérance ( même si choisir l’une ou l’autre terminologie fait que ce n’est justement plus tout à fait de la « même chose » qu’on parle).

Freud a posé, à son époque, la supposition féconde que l’analyste pouvait, avec l’aide des associations  libres de l’analysant, décrypter le sens des rêves de celui-ci, et lui permettre d’avoir ainsi accès à leurs significations refoulées. Il disait des rêves que c’étaient « la voie royale de l’Inconscient ». La découverte de ce qu’il appelait « processus primaires » a été une de ses premières, et plus décisives,  inventions : le fait que les rêves « disaient » des choses du rêveur à son insu, dans leurs langages spécifiques (déplacements, condensations – Lacan a repris ça comme métaphores et métonymies pour honorer la linguistique qui était la discipline phare à l’époque) –  faits pour montrer/cacher ce que celui-ci « se » disait dans son intimité, à l’occasion du suspens de l’action qui accompagne le sommeil –  ses désirs, ses espoirs, les élans dont il préfère ne rien savoir  consciemment (pour diverses raisons,  certaines simples, certaines complexes, ce n’est pas le propos ici).  Freud  a surtout considéré les rêves dans leur fonction de représentation/interprétation d’une réalité psychique qu’il a supposée déjà là,  sa proposition  canonique était que « le rêve était une réalisation du désir » (au sens où un « réalisateur » est le responsable de la réalisation d’un film, il participe à son écriture, sa mise en scène, au choix des acteurs, son financement parfois etc..) ,  disant « oui » à certains courants psychiques « non » à d’autres. Autrement dit, ils s’est  intéressé  à ce que les rêves portent des fantasmes inconscients du rêveur,  à la fonction des rêves comme appelés à « figurer », donner forme à des contenus du psychisme.

Et bien le travail analytique avec des patients aux prises avec différentes modalités de la psychose montre que le rêve, en deça de cette activité figurative,  peut aussi avoir une fonction beaucoup plus radicale : celle de produire l’Inconscient comme lieu tiers, où il y a production de  pensée qui échappe à toute fixation du sujet dans l’image,  de créer autrement que par la voie du délire ou des maladies psychosomatiques , un espace où l’écart constitutif de la psychê humaine peut être – dans le même mouvement –   créée et inscrite.  Le rêve fait alors exister le sujet comme autre que le moi . Du coup, dans une thérapie analytique, dans  laquelle le travail –  dans le cas des problématiques un peu psychotiques – et d’ailleurs pas seulement dans ces cas là…- consiste plus à aider le patient à penser ce qu’il vit, et/ou fait, à quoi il est souvent très étranger,  de manière très active,  qu’à spécialement l' »écouter » – trop « écouter » , dans ces cas, tourne facilement à encourager un ressassement stérile de toujours les mêmes « idées » fixes – les rêves ont aussi comme fonction de créer de l’entre-deux patient/thérapeute, qui échappe tant à l’un qu’à l’autre. C’est utile pour que les « flashes » fulgurants qu’on peut avoir avec ce type de patients – « flashes » qui indiquent que c’est une vraie rencontre, qui mobilise l’Inconscient de l’analyste et permet chez l’analysant des modifications en profondeur – n’induisent pas, dans la cure, une sorte de « folie à deux » . Du fait du rêve, l’analyse n’est justement pas, comme on l’a dit parfois « une paranoïa dirigée » (Lacan) ni une relation où l’analysant trouverait dans l’analyste une sorte de double théorique lui garantissant une identité enfin vivable (Roustang).   Freud, en son temps, ignorait à quel point il avait raison lorsqu’il a posé que « les rêves étaient la voie royale de l’Inconscient ». Au delà de leur fonction de représenter la subjectivité, ils sont ce qui l’inscrit, la grave dans la psychê.  Les rêves créent du tissu psychique inconscient, et celui-ci peut être troué si la pensée consciente s’en empare pour le traverser – coudre dedans – sans que, contrairement à ce qui se passe dans le trauma, ce ne soit une soudaine déchirure.  S’y prépare, souterainement, la fin subjectale du lien analytique, qui n’est, pour ces patients, pas tant une perte d’objet et un deuil d’être  (fin de l’analyse telle que théorisée par Lacan), ou l’introjection finale d’un bon objet en place de mauvais objets persécuteurs (du côté de beaucoup d’analystes anglo-saxons)   que la conquête d’un espace subjectif dans lequel se travaille pour eux la séparation d’avec  toute lettre dans laquelle leur être pourrait se trouver figée,

2°) Monsieur Z

Voici un patient qui pas plus que Madame A. n’a les moyens psychiques de « penser » la situation dans laquelle il se trouve « subjectivement »  – par contre, lui a trouvé la solution de « montrer »,  ce qui l’a « atteint ». Monsieur Z s’est mis à avoir de gros ennuis à son travail de juriste – qu’il faisait par ailleurs fort bien pour la partie technique, son fonctionnement intellectuel étant excellent – parce qu’à la lettre, il ne voyait pas les autres. Passant dans les couloirs de son entreprise, il fonçait droit devant lui, sans s’apercevoir qu’il y avait quelqu’un qui venait en face, collègues, clients, patron de la boite, supérieurs hiérarchiques, peu importait . Il leur rentrait dedans, les bousculait, et ne s’excusait pas. Il ne voyait pas le problème : il était dans ce couloir, il devait avancer, point. Son entourage professionnel était d’un autre avis. Son rapport à l’autre était de ne tenir aucun compte de son existence, de l’ignorer. C’est ainsi que lui avait été « materné » enfant : par une mère narcissique qui ne le voyait pas, qui ne voyait qu’elle-même. Lui, sans le savoir, dans ce couloir, avec ses collègues, faisait comme elle. Un de ses symptômes avait été longtemps l’envie de crever les yeux de quelqu’un dans la rue. A cet effet, il avait parfois dans sa poche un compas. Ce symptôme est tombé après que je lui aie dit que peut-être, il exprimait par là sa rage et sa souffrance de ce que l’on aie été, lorsqu’il était enfant, aveugle à son existence. Sa mère, uniquement occupée d’elle-même. Mais aussi son père, architecte, qui rivé à sa table à dessin (le compas…), ne voyait rien des infidélités de son épouse. Il aurait bien pu être aveugle, lui aussi, puisqu’il ne voyait pas « ce qui crevait les yeux ». Ni que sa femme avait des amants, ni que son fils était complètement laissé à l’abandon, et objet d’une haine inconsciente qui traversait cette femme, peut-être en résidu d’une rancune non élaborée envers son propre père. Monsieur Z avait, malgré cela,  pu se construire une vie (femme, enfants, travail).  C’est à l’occasion de la naissance de son fils – du fait d’être père, mais aussi certainement du fait que son épouse était devenue mère d’un garçon – que la mère qu’il avait eue (et à propos de laquelle « il ne pensait rien »)  s’est mise à apparaître,  à travers son propre comportement, sur la scène du monde.

3°) Monsieur Y

Voici un autre, atteint par ce même genre de « somnambulisme », quoi que dans une configuration très différente. Monsieur Y travaillait dans l’informatique . C’était il y a 20 ans, il avait une formation très pointue, et était très demandé. Mais il y avait un problème, c’est qu’ il n' »entendait » pas ce qu’on lui disait de faire, n’arrivait pas à comprendre les consignes de travail : à la place, il s’inventait des missions imaginaires. Par exemple, dans un service d’assistance informatique d’une compagnie d’assurance, où des correspondants lui demandaient des précisions sur telle ou telle procédure, il ne consultait pas le manuel d’utilisation qui détaillait ces procédures – vu son niveau, l’effort aurait été pour lui minime –  car il avait « cru comprendre » que ce qu’on lui demandait, c’était d’en inventer des nouvelles à chaque fois, afin de lui confier, s’il réussissait cette épreuve cachée, la direction du service, puis de la compagnie d’assurance, et au bout du compte, il était question d’être coopté dans un groupe qui dirigerait la planète et recrutait ainsi des élus qui auraient comme mission de mener l’humanité vers le bonheur et l’harmonie. On appelle « délire » ce genre de construction – et un des effets de ce délire était donc qu’au lieu de faire à son travail ce qu’on lui demandait, il faisait ce qu’il pensait qu’on lui demandait « vraiment ». Cela, il le détectait grâce à différents signes qu’il pensait lire dans le comportement des autres, leurs gestes, leurs vêtements, mais aussi les chansons qui passaient à la radio, les publicités qu’il voyait dans la rue. Pour lui, tout faisait sens, tout le temps, se rapportait à lui, s’adressait à lui. C’était un homme d’une quarantaine d’années, extrêmement agréable, intelligent, avec un très bon contact.   Il ressemblait à cet acteur américain qui jouait dans « independance day » le savant déjeanté qui sauvait le monde par son génie de l’invasion des extra-terrestres, Jeff Goldblum. Il attirait la sympathie, n’était en rivalité avec personne, et à ses – nombreux ! – postes de travail, on le gardait aussi longtemps que possible, on se mettait en quatre pour ne pas être obligé de le renvoyer. Ses supérieurs hiérarchiques le convoquaient, lui expliquaient encore et encore, à chaque fois pleins d’espoir… Peine perdue. Il semblait comprendre, mais ne pouvait pas prendre acte qu’on lui demandait « vraiment » de faire ce qu’on lui disait qu’on lui demandait. Cela contrariait trop son propre « travail » – dont il ne se rendait pas compte que c’était un « travail » – qui exigeait de lui une vigilance sans failles pour comprendre et interpréter les signes qui l’entouraient et qui lui indiquaient ce qu’il devait faire. Du coup, bien entendu, cela se terminait toujours de la même façon : il était viré. Mais de cela non plus, il n’arrivait pas à prendre acte. J’apprenais juste, à une séance, par hasard, qu’il était de nouveau en recherche d’emploi, qu’il avait fait telle ou telle démarche etc…Le concept « je suis viré », « on ne veut plus de moi ici », n’arrivait pas à s’imprimer dans sa psychê, quand bien même cela arrivait tout le temps dans sa vie. Pour lui non plus, un écart à lui-même n’arrivait pas à s’inscrire…psychiquement. A la place, il était toujours écarté de partout tout en étant, à la fois, très apprécié.  Il avait avec sa thérapie les mêmes démêlés qu’avec ses employeurs : il n’a jamais vraiment intégré qu’un RV un mardi à 19h, c’était bien à 19h, et que pour arriver à 19h quelque part, il fallait partir avant. Il appelait, vers 20h ou 21h pour dire qu’il était encore à son travail. Ses démêlés avec les horaires et le cadre des rencontres était un bon indicateur pour moi, pour savoir comment il allait. En effet, il était toujours souriant et chaleureux, commençant chaque séance par un « je vais bien ». Lorsque ses retards devenaient plus fréquents, où qu’il oubliait de venir, c’était le signe que le « travail » qu’il faisait sans arrêt dans sa tête l’absorbait totalement,  ne lui laissait pas de répit pour autre chose, et que du coup, il allait bientôt encore perdre son emploi…ce qui se confirmait par la suite.

Pour Monsieur Y, il ne devait , ni ne pouvait,  y avoir d’interstice entre lui et les autres, jamais il ne se plaignait.  Sa femme était partie en Allemagne, ne le prenait plus au téléphone, vivait avec un « copain ». .En réponse à cela, pour « mieux s’occuper d’elle », il a alors lui-même cherché – et trouvé – un travail en Allemagne. Du coup, elle est partie vivre en Belgique. Sans qu’il accuse réception de ce que tout cela impliquait.  Ni non plus le fait qu’elle ne voulait plus faire l’amour avec lui depuis des années.   Son activité délirante permanente était la seule manière, qui lui était accessible, de faire face aux aléas de l’existence – mais évidemment, elle rendait impossible, et d’ailleurs inutile, de s’y confronter.  Il acceptait, dans le cadre de sa thérapie d’envisager que , peut-être « il pensait trop » – ce à quoi il s’est employé à remédier en faisant plus de sport (ce qui, d’ailleurs, lui a plutôt fait du bien).   La réalité était inverse,  c’est qu’à ce moment-là, il ne « pensait » justement pas. L’activité délirante n’est pas penser, c’est s’obliger à produire, en jet continu, des mots qui annulent l’écart de soi à soi, de soi aux autres – production qui suppose une sorte de division du travail insue du délirant  entre celui qui, en lui, perçoit cet écart – continument traumatique puisque toujours dénié, donc conservé intact et toujours actif,   et celui qui s’active à tisser une toile continue de mots censés l’annuler.    Penser, au contraire, c’est faire travailler cet écart, cela suppose donc d’accepter de l’intégrer dans le cours de l’existence , d’être en conversation avec sa vie.  Longtemps, Monsieur Y, qui s’imaginait « penser tout le temps », n’a justement rien pu penser, pas même sous la forme, courante de la pensée/pansement (celle du moment où avant d’inscrire un deuil dans le passé, un événement dans le temps,  on en fait le tour encore et encore..).  Et puis , peu à peu, cela s’est – un peu – fissuré et l’écart entre lui et sa vie est devenu moins abrupt. Le travail analytique avec les patients psychotiques n’a rien de spécialement « héroïque », ni « spectaculaire », lorsqu’ils y sont un peu consentants. Il demande surtout du temps, de l’attention, de la patience et d’aimer un peu ce travail.  Et d’être absolument persuadé que chaque patient  a – hors meurtre, inceste, et autres prédations – le droit d’exister de la manière qu’il a inventée pour exister.

C’est au cours d’un voyage, où il a été livré à lui-même hors de son cadre de vie habituel, que Monsieur Y s’est mis à « doubler » sa vie réelle de cette activité délirante continue.  C’est longtemps après cette éclosion délirante que je l’ai rencontré, mais dans le récit qu’il m’a fait de cette période j’aimerais souligner à votre intention – futurs médecins – quelques signes qui sont pathognimiques de ces moments charnières. Un collègue, Henri Grivois, qui a longtemps travaillé aux urgences psychiatriques a joliment décrit ce syndrome sous le nom de « psychose à l’état naissant ». Pour lui, c’est le meilleur moment – avant que le délire ne se systématise – de rencontrer le patient, et peut-être lui éviter des années d’existence délirante. Les interprétations ne sont pas encore fixes mais tout à fait fluctuantes ( on a vu que pour Monsieur Y, elles le sont restées tout au long de ces années, son délire était une longue invention continue, mais lui aussi, comme les patients dont parle Henri Grivois est passé par ce temps de perplexité qu’il décrit) . Domine, dans ces moments de naissance du délire, le sentiment que des choses mystérieuses se passent, qu’on ne les comprend pas, qu’il « faudrait » les comprendre. Puis, peu à peu, tout s’est mis à tourner autour de Monsieur Y, il n’y a plus eu de hasard, tout prenait sens et lui était adressé. L’idée d’une mission dont il devait deviner la teneur s’est mise à habiter son esprit, et « on » lui donnait des signes de ce qu’était cette mission en permanence. Ce même collègue, Henri Grivois, a appelé « concernement » ce syndrôme, d’être au centre de tout un réseau de significations, qu’il fallait décrypter en permanence. Pour lui, si à ce moment là, quelqu’un se trouve là et comprend que cette personne est en train de vivre une violente rupture existentielle, un changement « catastrophique » – mais les « catastrophes  » sont aussi des moments de renouvellements – et l’aide à repérer ce qui se passe vraiment dans sa vie , ou du moins attire son attention, en faisant des hypothèses, sur les réalités auxquelles il se trouve, à ce moment là, précis de son existence, confronté, il est possible que le patient prenne une autre bifurcation, moins coûteuse que celle du délire. Je signale à votre intention cette expérience – qui est la sienne du fait de son travail aux urgences psychiatriques – car pour des futurs médecins, cette piste pourra, par la suite, être intéressante : face à quelqu’un qui devient bizarre, très très bizarre, dont on sent qu’il est perplexe, confus, désorienté, qui ne sait pas quoi dire car il voudrait tout dire, et ce tout s’égale à rien,  la prescription médicamenteuse – qui est une tentation pour « ne pas avoir de problèmes » – n’est pas la seule réponse possible. L’alternative est d’être face à lui non pas avec des questions de « diagnostic différentiel  » dans la tête, et/ou un surmoi médical qui de l’intérieur de vous-même ,  vous regarde d’un mauvais œil et ricane en vous soufflant que si vous étiez « un vrai médecin », vous sauriez quoi faire et comment être –  mais juste là, seul, avec sa propre présence pensante,  qui – parfois – peut transmettre à cette personne que certes, on ne comprend pas « tout » de ce qui lui arrive, mais qu’on n’y est pas complètement étranger non plus, et que surtout, on est là pour qu’il nous explique, et qu’il y a du temps pour ça. Qu’on ne croit pas que les extra-terrestre lui envoient des signaux, mais qu’on comprend bien qu’il lui est arrivé quelque chose qui a fait que pour le moment, cette croyance fait sens pour lui, et que peut-être c’est le seul sens auquel il a pu se raccrocher à un moment où il s’est senti tomber dans un gouffre.  Ca peut suffire à le faire revenir sur terre – et à l’aider à s’appuyer sur d’autres zones de son psychisme, à ce moment désactivées, mais qui peuvent, avec un peu d’aide, redevenir efficientes si en face de lui, il y a quelqu’un qui voit en lui quelqu’un à qui il arrive quelque chose qu’il est possible, et  souhaitable de comprendre, non pas à sa place, mais avec lui. L’impasse  – coûteuse – d’une activité délirante continue qui embolise la vie du patient pendant des années peut parfois être évitée – s’il a la chance d’une bonne rencontre.

4°) Madame B

Voici maintenant  une histoire qui, superficiellement, semble relever de la psychose – un examen psychiatrique classique aurait pu diagnostiquer une paranoïa quérulente –  mais qui du point de vue psychanalytique se révèle n’avoir rien de psychotique. C’est un exemple que j’ai choisi pour vous montrer que les diagnostics psychiatriques – qui vous seront transmis plus tard lors de votre cursus   – et un diagnostic psychanalytique sont deux champs différents, même si parfois les vocabulaires semblent se recouper. Madame B. m’est envoyée par le chef de service de l’entreprise où elle travaille, qui était un de mes patients, car elle était devenue complètement invivable et agitée à son lieu de travail. Elle était devenue un vrai moulin à paroles, obnubilée et on peut même dire persécutée, par une collègue, que pourtant elle connaissait depuis 20 ans, et avec qui ses rapports étaient auparavant, des rapports de travail « normaux ». Madame B a « découvert » récemment – en fait rien n’était caché – que cette collègue bénéficiait d’autres avantages qu’elle, en terme de salaire, d’horaires de travail, et cette injustice lui était soudain devenue insupportable. Non seulement elle était devenue odieuse avec cette collègue, qui occupait un bureau voisin du sien et avec laquelle elle devait  « normalement » travailler, mais elle n’arrêtait pas de parler de cette injustice à tout propos,  dans l’entreprise, à des clients de l’entreprise abasourdis. Ca devenait de pire en pire, à son discours s’ajoutait depuis quelques temps l’idée que cette collègue se moquait d’elle et la narguait.  Madame B était en train de se nuire beaucoup, ça se passait dans un milieu un peu teinté de psy, et elle était en train de s’y faire une réputation de paranoïaque. Son chef de service l’aimait bien, et s’inquiétait aussi de ce qu’à ses propres dires, elle ne dorme plus, tant cette histoire la tourmentait.  Bref, il arrive à la persuader de venir me voir « pour parler », et la voici à mon cabinet.

Elle commence par une liste de ces fameuses injustices, et me fait remarquer que je n’y peux rien, ce qui est exact. Un certain temps se passe en récriminations.  Puis, tout de même, elle veut bien mettre entre parenthèse un moment l’expression de sa colère. Quand cette collègue et la manière dont elle était favorisée avait-elle commencé à devenir pour elle une telle souffrance ? Sur fond de cette question, une autre histoire apparaît. Le père de Madame B était mort récemment. Au moment du règlement de la succession, celle-ci s’était laissée convaincre par sa mère et le notaire coalisés de laisser sa part de cet héritage à une de ses sœurs, en grande difficulté psychique et sociale, de qui la mère s’occupait beaucoup.  Madame B avait elle un travail, un mari qui gagnait très bien sa vie, deux enfants déjà presqu’élevés, bref elle n’avait pas vraiment besoin de cet argent, au demeurant une somme qui n’avait rien d’exorbitant. Elle a donc été d’accord, et signé chez le notaire les documents requis, sans se poser particulièrement de questions.  Je laisse un peu de silence après ce récit, qu’elle aie le temps d’entendre ce qu’elle a dit, puis je lui fais remarquer l’évidence : que sa détestation de sa collègue était venue juste après qu’elle aie accepté de donner sa part d’héritage à sa sœur, moins bien lotie qu’elle. Peut-être que sans s’en rendre compte, elle s’était sentie spoliée de quelque chose ?  Un temps d’arrêt…et elle fond en larmes. Et vient tout un matériel d’où il ressort qu’elle avait toujours eu le sentiment que sa mère favorisait sa sœur, la préférait, etc…Je la revois la semaine suivante. Elle est un peu triste. Mais ne pense plus à cette collègue avec qui les relations, peu à peu sont redevenues ce qu’elles avaient toujours été : au fond indifférentes, et en apparence cordiales. La « normalité » même.  Cette soi-disant paranoïa quérulente n’en était pas une, du point de vue psychanalytique. Rien n’était aboli – juste refoulé. Puis déplacé, faisant retour sur une autre représentation – celle de cette collègue, qui, il faut bien le concéder, abusait un peu concernant ses horaires de travail – ce qui a permis le déplacement sur sa personne de l’affect lié à la problématique – datant de l’enfance – de cette patiente avec sa sœur. Freud parlait de « fausses connexions » à propos des symptômes hystériques, de dissociation de l’affect et de la représentation. Ce sont des femmes comme Madame B. qui lui ont permis d’inventer la psychanalyse, et d’être encouragé, au début, dans cette invention, par des succès thérapeutiques. En quelques séances, Madame B a remis les choses en place, et sa jalousie envers sa sœur, au rang de souvenirs d’enfance. Elle était d’accord dans sa vie d’adulte, aujourd’hui, pour que la succession soit réglée comme elle l’avait été, elle était dans une meilleure position sociale que sa sœur. C’est l’enfant qu’elle avait été qui n’avait pas été d’accord pour que cette sœur soit, du moins pour ce qu’elle en avait perçu, la préférée de sa mère. Et oui, l’Inconscient comme réserve d’infantile cachée, en sommeil,  dans quelqu’un peut jouer des tours ! On se fait avoir  (avec tout de même une petite complaisance, il y avait une petite jouissance pour Madame B d’enfourcher la monture de cette indignation, …et puis étant raisonnable, elle a bien voulu descendre de cette monture).  Autre chose est  d’être prise au dépourvu,  délogée de ce qui fait consister votre être.  C’est ce qui était arrivé à Madame A.  A Madame C aussi, de qui nous allons parle maintenant, mais autrement.

5°) Madame C

Madame C m’a été envoyée car elle avait fait plusieurs tentatives de suicide, dont une, extrêmement grave et violente, dont on l’a sauvée in extremis : elle avait essayé de s’enfoncer un couteau dans le cœur. Les précédentes avaient été plus banales : elle s’était tailladé les veines. Elle se remet physiquement, on lui demande ce qui s’est passé : elle n’en sait rien. Elle ne comprend pas pourquoi elle a fait ça. Elle est, cependant, dans l’après coup, plutôt « déprimée » de ces « bêtises », dit-elle. On lui a dit de venir me voir. Elle le fait, mais n’a pas grand’chose à dire, sauf de vagues plaintes : elle trouve que ses sœurs ne s’occupent pas assez d’elle. Et que la famille de son mari ne l’a jamais « vraiment acceptée ». Banalité totale dont rien n’émerge – une fois l’acte (ici attentat contre elle-même) accompli, elle n’a rien à dire. J’essaye tout de même, posant des questions, beaucoup de questions, au fil des séances vides. Son enfance ? ses parents ? quels souvenirs a-t-elle de son adolescence ? et ses enfants, que pourrait-elle dire à leur sujet ? – « rien. Normal, quoi » – vraiment rien de tout ça ne l’intéressait. Juste une scène, qu’elle raconte en y étant un peu présente : le jour où elle a voulu se poignarder dans le cœur, son mari l’avait « regardée ». – « regardée ? regardée comment » ? – « regardée avec méchanceté, un regard noir ». Rien de spécial, au cours des séances suivantes. Elle vient d’assez loin – géographiquement – et n’a pas de voiture, le village où elle habite est mal desservi par les trains, nous décidons d’un commun accord d’interrompre les séances. D’autant plus, dit-elle, qu’elle est moins déprimée. Ses sœurs, dit-elle, semblent « avoir compris » – on ne saura pas quoi – « maintenant, elles s’occupent plus d’elle ». Elle est, depuis, moins triste.

Deux années passent. Et un jour, elle me rappelle pour prendre rendez-vous. Elle arrive, plus sereine que je ne l’avais jamais vue. Et me raconte que son mari a décidé de divorcer. Qu’il a une maitresse depuis de nombreuses années, qu’il dit aimer cette autre femme, et veut vivre avec elle. Elle me dit aussi que « maintenant qu’elle a ses sœurs, cela lui est égal ». « Ne pense-t-elle pas que ses tentatives de suicide, et tout particulièrement la dernière, celle du coup de couteau dans le cœur, a à voir avec cette situation, qu’elle ignorait à ce moment là ? » – « si, et c’est pourquoi elle est venue m’en parler. Je semblais avoir tellement avoir envie de comprendre, à l’époque » – elle avait perçu cela, que je considérais qu’il y avait quelque chose à comprendre. Et de m’expliquer qu’ils étaient propriétaires ensemble de leur maison, qui était aussi le lieu où son mari, plombier à son compte avait son atelier, et que c’était sans doute pour cela qu’il avait tant hésité à refaire sa vie avec l’autre ». « Le regard noir », qu’elle avait soudain perçu, qui avait précédé son raptus suicidaire, prenait donc son sens : une aperception dans l’instantané, fulgurante, de la situation, et du désir de l’autre…de l’effacer. Auquel elle a répondu par un acquiescement….instantané. Le raptus psychotique, c’est ça : action/réaction, fulgurante, dans l’immédiateté. Pas d’interface, pas de pensée, pas d’affect. Court-circuit , là où il y aurait dû y avoir un « vécu » subjectif –  comme pour Madame A.

Voici maintenant deux cas de patients pris également dans des identifications totales – dans leur cas aux messages qu’ils portent – au point de leur sacrifier leur vie.  De telles rencontres, qui nous montrent jusqu’où peut aller la transmission psychotique lorsque rien ne peut en séparer la personne qui s’y enfonce, on ne les oublie jamais.

6°) Monsieur K

Ce patient, pendant plusieurs mois, a fait de fréquents séjours en psychiatrie pour la raison suivante : il avalait des médicaments, puis appelait les pompiers en leur disant qu’il avait avalé des médicaments. Ceux-ci venaient, et Monsieur K., selon la quantité de produits inégérés, se retrouvait soit à l’hôpital général pour un lavage d’estomac, puis en psychiatrie, soit directement en psychiatrie. Une fois arrivé là, il était souriant et tranquille. Les gens du service l’étaient moins : tous les quart d’heure, il venait, en rigolant, leur dire qu’il voulait mourir. A l’époque, un collègue qui s’appelait Maleval avait publié un livre qui s’appelait « folies hystériques et psychoses dissociatives », et ce qui passionnait tout le monde, à propos de Monsieur K., c’était la question du diagnostic. La moitié du service disait qu’il se foutait du monde et cherchait à attirer l’attention (comédie hystérique), l’autre qu’il était psychotique et dissocié. Bref, on ne savait pas trop quoi faire de Monsieur K., d’autant plus que les pompiers, de leur côté en avaient marre, menaçaient de ne plus y aller quand il appelait et se moquaient ouvertement de lui et de ses sempiternels suicides ratés. C’est dans ce contexte que ce service m’a envoyé Monsieur K. A lui, on avait dit que ce serait bien « qu’il aille parler à quelqu’un ».

Au jour et à l’heure du rendez-vous, Monsieur K. était dans la salle d’attente du dispensaire. Mais il s’était chié dessus. Il s’était chié dessus à tel point qu’il y en avait jusque sur la chaise où il s’était assis, et que surtout, il répandait une odeur épouvantable. Que faire ? lui proposer d’aller se laver, et lui donner un autre rendez-vous, c’était la seule solution. En supposant que j’aie pris sur moi de supporter, le temps d’une consultation, cette odeur – ce dont je n’avais déjà pas envie – elle se serait répandue dans mon bureau comme elle imprégnait, déjà, la salle d’attente, et comment recevoir les patients d’après ? ce n’était juste pas possible. Cette séquence s’est reproduite 3 ou 4 fois, je ne sais plus. Monsieur K. venait, et avec lui, cette insupportable odeur de merde. A  chaque fois, aussi, je lui disais que peut-être, il me montrait à quel point il était dans la merde, mais qu’ici, on ne venait pas pour montrer, mais pour dire, non avec son corps, mais avec des mots. Au bout d’un moment, il a du entendre, car il s’est présenté à un rendez-vous, enfin propre.  Et avec, à mon intention, un récit, qu’il a raconté sans du tout rigoler – à la différence de sa manière d’être dans le service – et sans non plus dire qu’il voulait mourir. Il a dit, d’abord, qu’il savait qu’on le considérait comme un être ridicule, risible, et que lui-même se considérait ainsi depuis longtemps. En disant cela, il n’était, justement, pas ridicule du tout. Et il a continué, sérieusement. Son histoire, qu’il n’avait jamais dite à personne, c’est qu’il avait eu un petit frère, et que cet enfant est mort, brûlé vif dans une cheminée. Lui a tout vu, et aussi que sa mère, qui avait assisté à tout, n’avait rien fait pour sauver l’enfant. Il avait 8 ans à ce moment là. Il a dit que lui, Jérôme, était à la fois mort et né à ce moment là.  Je lui ai dit que « mort » et « né », ce n’était pas la même chose. Que c’est bien qu’il aie pu, enfin, venir se décharger du poids de porter seul cette histoire terrible. Que peut-être sa mère était malade, que c’est pour cela qu’elle n’avait pas essayé de sauver son enfant. Et qu’on allait se revoir, et qu’on aurait tout le temps de parler de tout ça, et de bien d’autres choses, et d’essayer de comprendre ensemble ce qui s’était passé, et ce que ça avait fait en lui. Il est parti avec un rendez-vous pour la semaine suivante. C’était dans les Ardennes. Cette séance avait eu lieu mardi, et je suis rentrée à Paris comme d’habitude, le jeudi. Le rendez-vous de Monsieur K. devait être le mardi d’après. Mais, au fur et à mesure que la semaine avançait, je me suis sentie inquiète – « sans raison » puisque la séance avait été extraordinairement fructueuse , et que logiquement cela ne pouvait qu’aller mieux. Mais la vie n’est pas logique, ou plutôt, l’Inconscient a des logiques qui ne sont pas toujours celles qu’on voudrait. J’ai téléphoné Vendredi dans le service pour une raison administrative, et j’ai eu la secrétaire. Et là, elle m’a dit : mercredi soir, Jérôme K. s’est donné la mort, cette fois-ci pour de bon. Pas en avalant des cachets et en appelant les pompiers comme d’habitude, non. Il avait acheté un bidon d’essence, s’était aspergé avec, avait mis le feu. Il était mort brûlé vif.

7°) Mademoiselle E.

Voici un autre destin, qui probablement aurait pu être évité si les soignants et le personnel judiciaire qui y ont été mêlés avaient un peu mieux été au fait de comment s’opéraient les transmissions psychotiques. Il commence par un sacrifice humain. Une femme, Madame E., dans un raptus psychotique, étrangle sa fille de 6 mois au berceau, car expliqua-t-elle, après l’acte « le diable est entré dans cette enfant ». Chez nous, de telles croyances sont rares et signent la pathologie. Mais les anthropologues qui travaillent en Afrique attestent que non seulement elles sont fréquentes dans certains endroits, mais font lien social : on appelle collectivement « enfants sorciers » les gamins sur lesquels le collectif projette le mal qui rôde alentour, des personnes font commerce de les démasquer, leur appliquent des procédures d’exorcisme qui peuvent entrainer leur mort etc…Evidemment, dans les Ardennes, vers 1970, le contexte culturel était différent. ..

Après ce meurtre, Madame E. a eu un procès au cours duquel elle a été déclarée irresponsable, plus exactement, il a été dit « qu’il n’y avait eu ni crime ni délit », vu l’altération des fonctions morales, cognitives, et de discernement de la personne qui a commis cet acte. Suite à ce jugement, Madame E. a été, normalement, internée en placement d’office dans le service lié à son secteur d’habitation. Comme elle était, une fois le meurtre accompli, tout à fait calme, ne présentant de danger ni pour elle-même, ni pour les autres, ni risquant pas de nuire à la société, le placement d’office, au bout d’un an, a été transformé en placement volontaire, puis encore un an au cours duquel elle n’a posé aucun problème de comportement ou autre, se coulant dans la vie du service de manière paisible. Elle ne niait pas ce qu’elle avait fait, n’en parlait pas non plus, et personne ne lui en parlait, puisqu’on « savait bien » pourquoi elle était là, et elle, elle « savait bien » aussi ce qu’elle avait fait. Pourquoi remuer ce à quoi on ne pouvait rien changer ? ce n’était, après tout , qu’une pauvre femme, malade. Bref, deux ans après le sacrifice d’enfant, l’auteur du sacrifice était relâchée de l’hôpital, à charge pour elle de se présenter au dispensaire d’hygiène mentale pour un « suivi » de pure forme. Elle n’avait pas besoin de médicaments : ni délire, ni hallucinations, pas de plaintes. Au bout de quelques mois, la pénurie de personnel médical et psy étant ce qu’elle était, même ce « suivi » de pure forme fut abandonné. Un dossier de moins dans la pile, pléthorique…

C’est à ce moment là – lorsque le suivi de Madame E. a été abandonné – que se sont produits les événements suivants : cette femme avait une fille ainée, qui faisait des études d’infirmière à Paris, avait quitté la famille et vivait sa vie. Elle n’était même pas dépendante financièrement, à l’époque, les études d’infirmière pouvaient être financées si on s’engageait à travailler ensuite dans le service public pendant un certain nombre d’années. Cette jeune femme de 21 ans était tout à fait inconnue du service, et pas au courant des aléas du « suivi » de sa mère. Et un beau jour, une ambulance arrive avec elle dedans, en proie à un état d’agitation mélancolique aigu. Elle hurlait qu’elle était coupable, qu’elle avait tué sa petite sœur, qu’il fallait qu’on la punisse. Et où l’ambulance la dépose-t-elle ? sectorisation administrative oblige : dans le même pavillon où sa mère avait été, pendant deux ans internée. Ceci dit, pour le coup, le diagnostic était clair : bouffée délirante mélancolique aigue, médicaments pour la calmer – pas inutiles, vu son état, sauf qu’on avait beau augmenter les doses, le délire de culpabilité et d’indignité était plus fort que les médicaments, que les tentatives de la « raisonner », de la « mettre face à la réalité », qu’elle n’avait tué personne, que c’était sa mère qui avait tué sa petite sœur etc…Rien n’y faisait, elle revenait toujours au même point : « elle avait tué sa petite sœur, elle devait être punie ». Bien entendu, fini les études d’infirmières, fini les projets d’avenir, fini même la possibilité de faire une promenade dans le parc, tranquillement, en silence, en regardant la végétation changer au fil des semaines, fini de pouvoir dormir en paix, peut-être rêver. Elle répétait toujours la même chose, à tout le monde « elle avait tué sa petite sœur, il fallait la punir ». Le tragique en jet continu, ça lasse. Au bout de quelques mois, on ne l’écoutait plus, et puis – défenses du personnel, pas spécialement « méchant », mais qui en avait marre : on s’est mis à se moquer d’elle. Elle est peu à peu devenue la risée du pavillon où elle était.  Comme quoi, finalement, elle avait bien obtenu du monde environnant, une sorte de punition.

On en était là lorsque je suis arrivée dans ce service comme consultante en 1977. Pas plus que d’autres, je ne savais « quoi faire ». Juste, tout de même, cette intuition – de bon sens, mais l’administration n’en a guère – qu’il n’était pas bon du tout d’avoir hospitalisé Mademoiselle E. dans le même pavillon où sa mère avait été hospitalisée avant elle. Que c’était comme si on « validait » le travail de sa psychose, qui consistait justement à se substituer à sa mère en tant que méritant un châtiment. Cette remarque fut entendue, et la patiente déplacée administrativement dans le pavillon voisin. Il s’en était suivi un léger mieux. Qui n’a pas duré. Les années ont passé. Des traitements ont été essayés, des internes se sont succédé auprès d’elle, certains ont essayé de l’aider, de lui parler, de la convaincre.. D’autres, au contraire, jouaient, avec elle, comme avec une marionnette, s’amusant à la faire délirer « alors, c’est toi qui as tué ta petite sœur « ? – et de rigoler. Elle a fait l’objet de synthèses, de réunions. Quelqu’un a utilisé son cas dans sa thèse de médecine sur les dépressions délirantes. Tout cela sans effet notable (les moqueries pas plus que les essais pour l’atteindre et l’aider, tout semblait glisser sur elle). Les discussions à son sujet sont devenues moins fréquentes, on l’oubliait, on s’était habitués à son  » état », on se disait qu’elle s’y était peut-être habituée aussi. Mais non. Un jour d’hiver, à l’occasion d’une permission pour aller voir sa mère, la tueuse d’enfant – c’était sa famille, où aurait-elle pu aller ailleurs ? – elle est allée se jeter dans la Meuse. Et elle est morte. Une vie pour une vie. La mort de sa sœur, finalement , aura eu une inscription symbolique. Elle l’a prise en charge elle-même. A la loi perverse « il n’y a eu ni crime ni délit » – alors qu’une enfant était morte – elle a opposé une autre loi, celle qui dit qu’on ne doit pas tuer…impunément. Pourquoi quelqu’un prend il sur lui, jusqu’au sacrifice de sa vie, la volonté de ne pas laisser sans répondant une faillite de la loi symbolique ? cela aussi est un mystère. Mais le fait est avéré. Les livres de Françoise Davoine (voir plus bas bibliographie) sont pour la plupart consacrés à de tels Don Quichotte du symbolique, des êtres qui ne supportent pas les points de perversion qui tordent la loi, et par leur folie s’emploient à montrer…ce que personne ne veut voir. Parfois, comme Mademoiselle E, ils en meurent.

8°) Monsieur T

Monsieur T est quelqu’un que j’avais déjà eu l’occasion de voir, avant de le recevoir en thérapie, dans un bus qui montait vers l’hôpital. Silencieux, immobile, ne faisant pas de grands gestes, ni ne se parlant à lui-même ni à quelqu’interlocuteur imaginaire, il projetait autour de lui un tel halo de terreur que dans ce bus bondé, un vide sanitaire s’était formé autour de lui. Il occupait, seul, sans s’en apercevoir un espace prévu pour quatre – deux sièges faisant face à deux sièges – chacun évitait soigneusement de croiser son regard.

Cet homme avait passé 6 ans hospitalisé en psychiatrie, et il faisait peur à tout le monde, y compris au personnel soignant, au point où pendant ces années d’hospitalisation, personne ne lui parlait. Il n’y avait pas de « raison » évidente à cela. Ces équipes soignantes n’étaient nullement des poules mouillées : l’hôpital psychiatrique, à l’époque, il y avait de tout : psychopathes, individus agressifs, délirants, drogués en manque, tout cela était monnaie courante,   ça faisait partie du métier de « gérer » de tels individus. Monsieur T, c’était autre chose. Il était auréolé d’une ambiance de terreur qui l’isolait aussi sûrement qu’un qui au moyen âge aurait été repéré comme portant la peste noire.

Juste une fois, un interne, nouvellement arrivé dans le service, étonné de la longueur de son séjour, lui a demandé, en toute simplicité  et bienveillance  « pourquoi il était là ». La réponse de Monsieur T. fut fulgurante : il sortit de la consultation, et alla se tailler les veines. Il avait donc répondu à sa manière : il était là tant que nul ne remarquait son existence, qu’on ne la lui imputait pas à charge. Si cette existence devait s’affirmer, cela ne pouvait être ….qu’en se supprimant.  Après cet épisode, on ne lui demanda plus rien, et il continua à vivre ainsi dans le service, dans son caisson virtuel d’isolation sensori-psychique. Cela a duré des années. Il s’était tout de même fait un ami : un chat qui l’attendait tous les soirs pour qu’il lui ouvre la porte du pavillon. Un jour, le chat n’a plus été là. Monsieur T est sorti peu de temps après….sans plus de « raisons » explicites que quand il était rentré.

Cette condition d’existence – survivre à condition d’annuler tout ce qui pourrait être en lui un désir d’exister, Monsieur T l’a transportée telle quelle auprès de moi, lorsque, bien des années plus tard, il est venu en thérapie : je lui avais demandé de noter ses rêves. A cette demande, il avait répondu par un rêve « on m’accuse d’avoir écrit quelque chose. Je suis terrorisé de cette accusation. Je réponds à la personne qui m’impute cela que non, je n’ai jamais rien écrit. S’il y a une lettre, c’est que c’est la voisine qui l’a écrite ».

Et de fait, c’était une sacrée lettre ! Je l’ai su au bout d’un certain temps de thérapie, il rôdait, la nuit, dans Charleville, armé d’un couteau, avec le projet de tuer, si l’occasion se présentait, une femme et un enfant. C’était cette lettre là – qu’en effet il n’avait pas écrite – qu’il transportait avec lui,  attendant de pouvoir en exécuter le programme. Nul ne savait cela, lorsqu’il était pensionnaire à l’hôpital, encore moins ceux qui étaient dans le bus avec lui. Pourtant, inconsciemment, ils le « savaient », ou en tout cas le « sentaient ». Et chacun se tenait de lui aussi loin qu’il était possible. Certains êtres sont « ombiliqués » dans les forces de mort, et non dans les forces de vie.

L’histoire de Monsieur T était la suivante : sa mère avait voulu avoir un enfant alors qu’elle était très malade et avait déjà perdu un rein. Le médecin lui avait dit que du fait de sa grossesse, elle risquait de perdre aussi le 2ème. Elle a donc, pendant tout le temps de sa grossesse, pensé être en danger de mort, et plus précisément, que ce petit qu’elle portait, allait la tuer. C’était juste après la guerre, la médecine n’était pas ce qu’elle est aujourd’hui, et de plus c’étaient des gens simples et pauvres, ouvriers agricoles originaires d’Ukraine. Ils s’étaient trouvés là, déposés par les tribulations de l’histoire, dans l’Est de la France, loin de toute famille.

Leur famille, d’ailleurs, avait été exterminée lors des purges politiques de Staline, presqu’entièrement. Ces purges avaient fait, on l’oublie souvent, des millions de mort par balles, ou plus lentement, de faim, du fait des vagues de « dékoulakisation » – épuration sociale, il s’agissait de se débarrasser de tous les petits propriétaires terriens, et de ceux qui étaient « infectés » par une manière « petite bourgeoise » – paysanne – d’envisager la propriété privée. Mais mouraient aussi ceux qui rejoignaient les kholkozes de la nouvelle agriculture collectivisée : les quotas qu’on imposait à ceux d’Ukraine étaient tels qu’il ne restait plus de graines pour les semences de l’année à venir. On nourrissait les habitants des villes russes en faisant mourir de faim les paysans Ukrainiens. Ainsi était la politique de Staline – et l’univers d’où provenaient ces gens déplacés, les parents de Monsieur T.  Univers dont ils ne disaient mot, jamais. Et dont sans doute, ils n’avaient qu’une idée vague : ainsi le père de Monsieur T. avait-il pleuré lors de la mort de Staline, une des rares occasions où il avait exprimé autre chose que « c’est l’heure du repas », et un épais mutisme sur tout. Son fils avait alors 5 ans, c’est le seul souvenir « vivant »  qui lui est resté de son père – souvenir qui prend tout son relief lorsqu’on connaît un peu le contexte historique de tout cela. Cet homme pleurait, sans le savoir, sur le bourreau de son peuple…Tel était le back ground de cette lignée, qui avait abouti à Monsieur T. et à son impasse existentielle. Aimer ce qui a tué les vôtres, cela a des effets sur la descendance…Il est à noter que Monsieur T, avant d’échouer à l’hôpital psychiatrique pour un état d’incapacité totale à vivre et à vouloir quoi que ce soit, avait tenté de faire des études d’histoire.  L’un des éléments qui ont porté cette thérapie – qui lui a permis de se greffer sur autre chose que des forces de mort  – a été que j’avais fait des études d’histoire. Que je suis  aussi originaire de l’Est . Que mon père s’appelait Alexandre, comme le sien. Que j’aimais aussi les chats et la Science Fiction. Et que j’ai aimé la compagnie de ce patient, son humour, son intelligence, par delà le piège horrible où il était pris.

Pour Monsieur T, le fait d’exister et le meurtre de l’autre – et donc de lui-même, car s’il avait « tué » sa mère pendant qu’elle le portait, il serait mort aussi – étaient mélangés dans un magma et une confusion indissociables. Tout mouvement vers l’autre (désir de lien) était « interprété » inconsciemment par lui comme désir de meurtre de cet autre. Cette situation est apparue dans sa thérapie de beaucoup de manières. Certaines m’ont mise moi-même en danger, puisque pendant une période, au début, il venait aux séances avec le même couteau qu’il promenait dans les rues de Charleville. D’autres, plus indirectement : invité à faire quelque chose avec de la pâte à modeler, au début, avec une joie mauvaise, il mixait toutes les couleurs de pâte, jusqu’à obtenir une non-couleur noir/marron – avec laquelle il fabriquait, en me regardant de manière provocante, une boule informe. C’est après un long temps de travail, que je ne détaillerai pas ici, il y faudrait des heures, qu’il a fabriqué d’autres choses, dans lesquelles les couleurs étaient distinctes les unes des autres, et notamment un petit personnage blanc qui le représentait lui, en train de naitre, vivant, dégagé de la confusion perverse entre « appeler vers l’autre » et « tuer l’autre ». A la fin d’un parcours thérapeutique de 9 ans, semé de vicissitudes, Monsieur T. ne faisait plus peur aux autres;  Le halo maléfique qui l’entourait s’était dissipé.  J’ai appris récemment qu’il avait pu vivre les années qui ont suivi dans une marginalité devenue vivable, et pas sans lien humain. Il est mort d’un cancer il y a peu, et j’ai su qu’il avait demandé que le petit bonhomme blanc qu’il avait modelé au cours de notre travail soit enterré avec lui.

La schizophrénie, au sens psychiatrique, vous la rencontrerez sûrement dans la suite de vos études, avec des critères diagnostics tels que présence de délires, d’hallucinations, auto- mutilations, discordance thymique etc…, critères qui d’ailleurs présentent une grande variabilité selon les pays. Le fait est que ces symptômes peuvent être présents dans toutes sortes de situations cliniques à des moments où le patient est poussé à sa limite. Ce qui doit vraiment alerter, ce ne sont pas tellement ces symptômes positifs, quand bien même spectaculaires, c’est la perception de l’impasse existentielle totale dans laquelle se trouvent ces personnes. Même ainsi, l’ingéniosité de la psychê humaine pour trouver des bribes d’existence est stupéfiante : nul n’est entièrement schizophrène (ni entièrement ceci ou cela, d’ailleurs). Nulle impasse existentielle n’est sans recours, et ces personnes qui en permanence luttent contre les forces de mort, sont en même temps capables d’inventer des dispositifs, des bribes de vie – que les autres trouvent « fous », ou « obsédants »,  par exemple se passionner pour l’annuaire du téléphone ou les horaires de circulation des trains,  étudier la météo sans relâche, et le mouvement des nuages – dispositifs par lesquels à l’écart des autres, mais les côtoyant sans haine, ils s’inscrivent, comme il le peuvent, dans un devenir humain.  Les plus doués d’entre eux deviennent artistes, ou écrivains, et on leur doit des oeuvres sublimes et déchirantes (Van Gogh, Artaud).  Je vous souhaite, si vous croisez à l’occasion de votre pratique médicale, de tels poètes – vrais ou supposés – et chercheurs, habitants des nuées, bâtisseurs infatigables de chimères, de percevoir ce que leur rapport singulier à l’infini comporte si souvent de beauté, d’en jouir avec eux sans condescendance, de les rencontrer tels qu’ils sont, et d’aimer ce qu’ils transmettent. C’est ainsi que vous pourrez les aider, en étant sans arrière pensée, amis de l’existence qu’ils sont arrivés à se donner, contournant l’impasse, l’impossibilité originaire.

eva talineau

evatalineau@orange.fr

bibliographie :

Françoise Davoine – histoire et trauma (à propos du « travail » de la psychose pour réparer les plis pervers de l’histoire)

Philippe Refabert – de Freud à Kafka (sur le travail d’inscrire le négatif, lorsque le « je » et le « moi » se trouvent collés l’un à l’autre)

Gaetano Benedetti – le sujet emprunté (sur le chemin des thérapies de schizophrènes et le mode d’engagement du thérapeute qui les permet)

Henri Grivois – la psychose à l’état naissant

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une lecture de l’Entre Deux, l’origine en partage de Daniel Sibony – paru dans « pratiques et représentations n° 11 » – « la réalité en procès », publié par les presses universitaires de valenciennes

Le concept d’entre-deux est aujourd’hui passé dans le vocabulaire courant et est largement utilisé.  Il n’a pourtant pas toujours fait partie de l’outillage conceptuel usuel.  On le doit à Daniel Sibony, qui l’a introduit dans un sens bien précis, en 1991, dans l’ouvrage qui s’appelle « l’Entre-deux. L’origine en partage ». Cet article est une lecture de cet ouvrage, qui date maintenant de plus de 25 ans, dont la portée,  dans ce qu’il apporte de tout à fait singulier dans le champ psychanalytique ( mais pas seulement) n’a pas été vraiment perçue dans sa nouveauté conceptuelle , même si nombreux sont ceux qui admirent le travail de cet auteur, et s’en inspirent.

« Entre Deux » est un ouvrage charnière dans la pensée de Daniel Sibony. C’est celui où il expose pour la première fois de manière systématique cette dynamique de l’Entre Deux qu’il avait auparavant abordée ponctuellement à travers divers thèmes, et en donne une définition générale et abstraite, développée, au fur et à mesure des voyages textuels qui y sont proposés, à travers des questions très concrètes (l’image, le féminin, le couple, l’écriture de Kafka, le voyage…).

Le travail d’abstraction qui parcourt ce livre est souligné par le fait qu’il se termine par une post-conclusion traitant de la transmission de l’infini en acte comme figure de l’origine telle que traitée par Cantor sur un mode génératif. On sait que cette recherche l’a – Cantor – traversé et divisé en même temps qu’il l’a, lui, traversée, et posée « en travers » de la pensée mathématique de son temps. Il disait dans ses lettres y avoir été amené comme malgré lui, écrivant sans « vraiment croire » ce qui, comme développement logique, s’imposait à lui, dont il s’était donné la tâche de soutenir la fécondité, quitte à contrarier l’intuition, l’imaginaire encore ancré dans le fantasme de la « découverte » des vérités mathématiques qui était celui de son époque, et dont il participait également. En même temps qu’il a produit ces théories dont certains prolongements n’ont été démontrés par d’autres que 50 ans plus tard, il a aussi produit…un délire théologique sur le « vrai » Père de Jésus, délire qui le tourmentait tellement qu’il a dû être hospitalisé plusieurs fois pour trouver quelque répit à la force d’invention qui le tenait sous son joug. Cela a un coût, une pensée qui n’est pas miroir de ce qui est, et qu’un chercheur laisse se frayer en lui. Newton aussi, en son temps, en avait payé le prix. (1)

Ce livre de 1991 représente donc, dans l’oeuvre de Daniel Sibony un saut conceptuel, un moment où des intuitions déjà rencontrées et travaillées depuis une quinzaine d’années se formalisent, se resserrent autour de ce concept d’Entre-Deux comme mise en acte de l’Origine. Pour lui, on n’a accès à l’Origine que via les entre-deux qu’elle met en mouvement et propulse dans le temps, du fait de se séparer d’elle-même en tant que totalité. Ce n’est pas tout à fait la même chose que de dire que l’objet se donne dans le mouvement psychique de s’en séparer,  (la Spaltung du sujet lacanien, qui permet la mise en place de l’objet a, invention dont Lacan disait que c’était son apport propre à la psychanalyse, que pour le reste, « il était Freudien » ). Pour Daniel Sibony, il n’y a pas un tel moment inaugural.  Dans le champ épistémologique qu’il ouvre,  l’origine est une invention permanente, elle n’est ni avant, ni après, ni derrière, ni devant, ni en haut ni en bas, elle est toujours en train d’être créée et de créer. Du coup, cet auteur transcende l’opposition doctrinale qui a habité souterainement  et sans être explicitée  l’Ecole Freudienne de Paris du temps de sa fécondité   entre le point de vue de  F. Dolto, pour qui « tout est langage », et le sujet toujours déjà là, et celui de Lacan pour qui le sujet « advient » du fait de consentir à ce que comme objet, il soit perdu pour l’autre et l’autre perdu pour lui  (ce grâce à quoi il pourra courir après cet objet, au dehors, et « investir » la réalité de libido).  Cela, pour les analystes, le dépassement de cette contradiction sur laquelle on évite le plus souvent de débattre – au mieux on constate « qu’on n’est pas d’accord » –  constitue un fil extrêmemement intéressant à saisir, un peu occulté jusqu’à présent du fait de la richesse des productions de cet auteur, qui du coup apparaissent souvent aux autres analystes soit comme un « filon » où prélever des trésors offerts,  soit au contraire comme une zone à éviter, car celui-ci  aurait déjà tout dit sur tout, et alors que resterait-t-il à penser ?

Cette trouvaille de 1991 est donc un noyau dur de cette élaboration. Elle est présente, implicite ou explicitée diversement , dans les livres suivants. Il y a isomorphisme entre le Tout de l’infini, présent en tant qu’absent, et les entre-deux fragmentaires dans lesquels cet infini met en acte la présence créative que l’impossibilité de sa totalisation « réaliste » rend possible, propulse. La dimension de l’infini se transmet via la non-existence du Tout qui le contiendrait. « Connaître  » des morceaux de ces entre-deux singuliers, les vivre et/ou les étudier avec le maximum d’acuité est le seul accès possible pour les humains à l’infinitude, c’est à dire à la totalité absente qui les traverse, et qui est le propre de la transmission humaine.  Celle-ci, via l’émergence discontinue de ce manque à être transmet la dimension de l’Etre, à charge pour chacun de l’impliquer dans l’existence sur un mode vivable, de le rendre fécond et non écrasant ou inhibant par trop ou pas assez d’adéquation.

Que cette existence « non existante » puisse être plus active et génératrice de réalités que ne le serait une existence « réelle », les mathématiques en témoignent. Si on pose un ensemble qui serait l’ensemble de tous les ensembles, celui-ci ne peut pas « exister réellement », puisqu’étant lui-même un ensemble, il faudrait en supposer un autre après lui qui le contiendrait, puis un suivant, et encore un suivant etc..ce qui serait contradictoire avec la définition qui a été donnée au départ. Pourtant, cette existence non-existante et fictionnelle, une fois postulée, permet des calculs…aux effets bien réels. L’ex Ecole Freudienne de Paris – celle de Lacan, pour les jeunes qui n’ont pas connu ce temps là – a existé, le temps qu’elle a existé, à partir de la cohabitation – impossible – de deux doctrines incompatibles qui ne voulaient rien savoir de leur incompatibilité. Et ce moment de l’histoire de la psychanalyse fut fécond, malgré toutes les folies qu’il a chariées.

Revenons à ce parcours , de l’Entre-Deux, dans ce livre. Voici un des développements, à la fois abstraits et imagés, que propose l’auteur :

l’entre-deux est une forme de coupure-lien entre deux termes, à ceci près que l’espace de la coupure et celui du lien sont plus vastes qu’on ne croit, et que chacune des deux entités a toujours déjà partie liée avec l’autre. Il n’y a pas un no man’s land entre les deux, il n’y a pas un seul bord qui départage, il y a deux bords, mais qui se touchent, ou qui sont tels que des flux circulent entre les deux » – ici, les analystes, exposés aux zones archaïques de la psychê , peuvent situer les phénomènes télépathiques qui se produisent entre patient et analystes, phénomènes dont déjà Freud et Ferenczi discutaient dans leur correspondance, et leurs écrits,  mais auxquels ils peinaient à donner place dans le cadre des modèles de l’appareil psychique qu’à l’époque ils construisaient -ce qui fait que ne niant pas les évidences cliniques – ils étaient trop honnêtes pour ça,  voir à ce propos le livre de J.M. Rey et Granoff (2) – ils avaient exclu ces événements psychiques du champ de la psychanalyse.  Plus loin : »il s’agit d’un vaste espace mobile où recollements et intégrations doivent être souples, riches de jeu différentiels. L’idée de frontière, ou de traits, avec un dedans et un dehors, un ici et un ailleurs parait insuffisante..L’origine, ce n’est pas..là d’où l’on vient…cela anime nos déplacements..c’est un retrait qui conditionne l’entre-deux traits ».. »les entre-deux sont des figures de l’origine, des dissipations de l’origine. Celle-ci est trop brûlante, traumatique pour être vécue en tant que telle. Elle nous revient et nous invite à prendre contact avec elle sous forme d’un « entre-deux », la seule qui nous soit accessible. L’origine comme horizon nous suit quand on la fuit, s’éloigne quand on y vient, et ses éclipses et ses retours se marquent non par une donnée pure, unique, mais par deux mouvements, deux instances, entre lesquelles on est pris, on se retrouve pris, souvent à son insu ».. »La séparation inhérente à l’entre-deux agit dans chacune des parties et cela tire à conséquence : les deux parties sont liées du fait de la coupure qui les sépare, ne forment pas un tout (encore moins sont elles le tout) quand elles sont réunies ». On pense évidemment au transfert réciproque et néanmoins distinct entre analyste et analysant dans la cure, au travail inconscient qui se produit des deux côtés, et à travers lequel de nouvelles configurations inconscientes et conscientes peuvent prendre corps.

Puis, suite du texte, cette question, qui connaitra dans l’oeuvre de l’auteur bien d’autres réponses que celle qui vient sous sa plume à cette date là :  Qu’est-ce qui les fait échapper à la totalité ? le temps qui s’écoule, la génération, la création, la reproduction qui fait qu’une alliance passée entre les ancêtres et leur Autre peut se trouver trahie à la génération suivante, ou renouvelée, ou reprise autrement. On se retrouve au cœur même de la transmission. Il y a plus d’une origine dans une même origine ». « Même origine », d’ailleurs, dans cette approche, c’est une impossibilité. Le « même » ne fait justement pas origine, pour Daniel Sibony. Il n’y a pas de donné/créé originel dont les retranscriptions successives seraient la répétition, la réédition autrement agencée. Ce point de vue est celui de la plupart des courants de la psychanalyse lacanienne, même si pas forcément toujours celui de Lacan lui-même. Il n’est pas celui de Daniel Sibony pour qui il y a des écritures originelles, celles où est en travail la mémoire d’appel qui ne rappelle rien, ne répète rien, mais crée. Dans ces écritures là, la « première fois » est tout aussi présente – et absente – que lors des temps mythiques « où les Dieux étaient parmi les hommes » (Hésiode). Les temps mythiques sont toujours là, et pas là – comme jadis. Nous les rencontrons diversement au cours de nos vies lorsque nous ne craignons pas d’indexer les événements qui la traversent et par les quels nous rencontrons le monde, de la marque de la nouveauté, et de son élan.

Autres rappels : « L’Entre-Deux implique l’origine, il appelle à y aller voir de plus près…alors même que l’origine, ce n’est pas fait pour y aller, mais pour en partir »… »pour faire le voyage de l’origine aller-retour », repasser chaque fois par l’espace qui sert de texture originelle et en revenir » (p.22)…La dynamique de l’origine est de bouger le temps, de mouvoir l’histoire. L’histoire – les mouvances du temps avec rythmes et périodes – tient à ce que l’origine se quitte et se retrouve, se laisse secouer par sa question ou se fige. L’histoire , c’est ce qui arrive à l’origine…du fait qu’elle est fissurée, partagée, perdue, qu’elle n’est pas d’un seul tenant » – en pointillé, implicite, l’idée que si cette origine est figée, même si la vie d’un individu est pleine d’événements, et/ou que cet individu « fait des tas d’histoires »…cette personne « à histoires » est comme n’ayant pas eu d’histoire, en attente du partage par lequel son histoire pourrait avoir lieu – c’est dans cette perspective que s’inscrit, à mon sens la pertinence du positionnement de quelqu’un comme Philippe Refabert (3), de l’analyste comme témoin de ce qui n’en avait pas eu lieu, et des travaux de Françoise Davoine (4)  , qui offre aux analysants qui en ont besoin la possibilité de passer par son propre espace traumatique pour construire une représentation de celle , forclose, des ascendants , à laquelle ils ont fait l’appoint de leur folie  – « L’histoire est ce par quoi les secousses de l’origine s’inscrivent dans le temps où s’y révèlent déjà à l’oeuvre. Ces secousses morcellent l’origine et en éprouvent le morcellement (p. 43). « L’entre-deux points le plus simple…témoigne déjà de ce qu’il y a de l’Un qui se répartit entre deux.  » p. 313 « l’entre deux points témoigne d’une partition de l’un planant sur les deux de façon variable. En un sens, tout ce qui se réclame de deux termes met en jeu un partage du « un » à part inégales, sauf pour le milieu. Parfois ce passage est bloqué. Deux individus qui sont aux prises sous le signe d’un trait qu’ils se disputent sont tels que chacun considère le « un » en question comme étant de son seul côté. La médiation entre les deux points est bloquée ». .. »Cette répartition de l’Un se retrouve en topologie lorsqu’il s’agit de recoller des morceaux d’espace. Par exemple, pour permettre l’extension à tout un espace d’une propriété ou d’une fonction qui n’a qu’un caractère local,le recollement des morceaux, la médiation entre eux semble mettre en cause l’Un en tant qu’il peut être réparti entre eux, pour les marquer tous, pour assurer entre eux un lien qui les dépasse, mais qui les pose, aussi chacun dans leur singularité ». Effet de nomination infinie par coupure-lien qui assure la consistance de l’Entre Deux à partir d’un Un qui n’est ni l’un ni l’autre, mais n’est pas transcendant non plus, puisqu’il nait de leur interaction, de leur entame l’un par l’autre. « Il s’agit d’intégrer en une même entité différents points où morceaux…en laissant compter chacun selon la « mesure » qui est la sienne, selon la part qui est la « mesure » de l’ensemble. Concrètement, aller autre part pour intégrer l’ailleurs en tant qu’il manque ici, c’est du même ordre logique que lorsqu’il s’agit, entre-deux, de faire compter l’un et l’autre sans s’user  à osciller entre l’un et l’autre. Intégrer le deux ou lui donner consistance suppose un Un qui ne peut « unifier » que du fait qu’il se partage, et qu’il consent à ce morcellement » (p.315). Pour une oreille analytique, difficile de ne pas évoquer la dure situation du névrosé obsessionnel,  son oscillation indéfinie entre deux figures possibles de son désir, toutes les deux totales,  oscillation qui ne s’apaise et ne peut se résoudre que lorsqu’est intégré dans sa psychê le manque à être et son partage, entre lui et l’autre.

On voit qu’il ne s’agit pas ici d’une pensée de l’immanence, comme dans certaines traditions orientales pour lesquelles il s’agit de chercher le Tout de l’Etre, son unité profonde à travers la multiplicité de ses manifestations partielles, d’en faire vibrer la jouissance et la présence silencieuse, d’en épouser les contours en s’identifiant au « processus » des interactions en cours que le Sage reconnaît à l’oeuvre à travers les aléas de l’existence  – voir les travaux de François Julien, notamment « la pensée chinoise » (5).

Ce n’est pas non plus une pensée de la transcendance, dans laquelle la Parole – d’un dieu créateur pour les religions dites « révélées », ou pour certains lacaniens « l’entrée dans le langage », viendrait, d’en haut, sauver le monde du chaos, lui donner forme hors de l’informe etc…

Il n’y a pas d’un côté le monde réel, animé d’un mouvement intrinsèque auquel il s’agirait de s’identifier par delà les vicissitudes (côté Orient) ou au contraire (côté Occident) de s’extraire dans une geste héroïque par rencontre d’une autre dimension venue d’en haut ou d’une étrangeté radicale, que ce soient les idées Platoniciennes donnait la « raison » des choses, leur miroir théorique, ou le « langage » lacanien définissant l’homme comme « parlêtre », « dénaturé » par son rapport au langage, coupé de l’Autre etc..

Dans la perspective de Daniel Sibony, le Un, la frappe de l’originaire, n’est ni immanente au monde, ni transcendante, venue d’ailleurs, même si l’imaginaire de l' »ailleurs » est un de ses véhicules privilégis. Elle se produit à chaque fois que deux entités qui se prenaient pour des totalités entrent en contact et mettent au travail la faille qui les dé-totalise l’une par l’autre. Lorsque ce sont des humains, par exemple un homme et une femme, il s’ensuit l’amour, comme lien à l’infini. Lorsque ce sont des idées qui se rencontrent ainsi, sous le signe de la faille…il s’ensuit une idée nouvelle, prête à rencontrer le monde à son tour. Le nouveau nait de l’interaction, lorsque les deux qui interagissent consentent à un certain quantum de perte. A partir de là, l’univers s’enrichit, de nouveaux langages naissent et divergent de plus en plus, sans s’annuler ni chercher à s’englober, dans de nouvelles arborescences faites pour se déployer et être fécondées, via le travail des  rencontres à venir, dans l’ouvert.

Voilà, à mon sens, l' »os » de ce livre, le fil qui appelle à être saisi par les analystes, aujourd’hui – qui appelle depuis longtemps, à vrai dire.

Mais on peut aussi trouver interêt à ce travail d’un autre point de vue : celui des imaginaires qui s’y déploient.

Une des formes de l’imaginaire de l’Entre-Deux , présente dans ce livre, c’est le voyage. Le déplacement dans l’espace est un marqueur du déplacement dans le temps. « Tout voyage radical est une remontée du temps qui nous porte vers l’origine de notre univers, dans un trajet cosmique assez paradoxal. On va avec son temps propre, et on remonte…vers le temps de l’Autre…comme pour s’y faire reconnaître ou y retrouver le don de vie originel, ou toucher du doigt le point de bifurcation à partir d’où notre propre temps a pris naissance et s’est mis à frayer son chemin singulier…tel un vaisseau cosmique qui filerait à la vitesse de la lumière vers l’origine de l’univers…On remonte vers le point énigmatique où l’on s’est séparé de l’Autre…c’est à dire du Temps global où notre temps s’est prélevé comme un mince filament, une pelote de fils multicolores prises dans le Temps (p. 318). Ainsi Kierkegaard, qui cherchait à travers la répétition à retrouver le goût de la première fois, celle qui ne répétait rien mais était pur jaillissement d’origine. Ainsi aussi, certains transferts en psychanalyse, qu’on croit – à tort – psychotiques de par leur caractère « massif » et passionné, et qui sont recherche de ce point d’acquiescement absolu de l’Autre à l’existence du sujet, à charge pour celui-ci de reprendre par la suite cette Bejahung (« oui » originaire) à son compte comme lien fini à l »infini, et le faire voyager.  « Voyager » – et aussi entreprendre – « c’est espérer que soit redonné par l’ailleurs où l’on se porte le moment où dans un jaillissement lumineux, l’être s’est scindé, séparé de lui-même pour nous donner lieu ».

Ce temps de l’infini, pour Daniel Sibony,  est celui de la transmission.  Ce n’est pas le temps linéaire. Il n’a pas vocation à n’être connu que dans la nostalgie du passé où l’attente – indexée de souffrance – du futur où il semble parfois  s’enliser. Ce n’est pas non plus en tant que tel le temps de la jouissance immobile et du sentiment océanique de l’existence qui détache des choses, via le « flash » d’un « trip » solitaire ou méditatif. Il se présente dans nos vies à chaque fois qu’un événement nous atteint dans sa dimension de nouveauté, que nous y prenons part en étant présents, pas trop encombrés de ce qu’on est ou de ce qu’on sait, et qui aurait tendu à le « délayer ». « Délayer », c’est dissoudre l’acuité d’un propos dans du bavardage. En anglais « to delay » veut dire « retarder ». La langue du 16ème siècle aussi l’utilisait en ce sens. « Ne délayez point tant » – ne tardez point tant. Il est vrai que souvent, les événements – les appels de l’infini – ne nous parviennent que..delayés. Dans les deux sens du terme : après coup de leur temps propre ( rare qu’on soit son propre contemporain) et déjà recouverts de commentaires, voire annulés par ces commentaires.

Autre développement, très « parlant », sur cette question du « départ » et du « retour », de l' »ici » et du « là-bas », de l' »inclusion » et de l' »exclusion » : « l’origine ne se définit plus par l’appartenance, mais par le processus d’entre-deux qu’il impulse ».. »pouvoir quitter l’origine autrement qu’en lui cherchant un simple double ou un reflet, rester ouvert à ses irruptions récurrentes est un défi qui n’est pas simple à relever. Il y faut une force d’amour qui tienne autant de la passion que de l’exil, du détachement passionné et serein » (p. 339). Le « il y faut », dans ce texte ne relève pas, à mon sens de la prescription d’une sagesse à chercher – ce en quoi, malgré la résonnance qu’on pourrait y entendre, ce « détachement passionné et serein » ne relève pas de la position subjective du sage taoïste ou Confucéen, d’une recherche de « la voie » qui ne se fixerait à aucun moment « partiel », vu que seul le vide serait réel en tant que riche de tous les possibles (thème récurrent des sagesses orientales) – plutôt comme la désignation d’un x dans un raisonnement mathématique. « pour que x, il faut et il suffit… ». Nulle position idéale ou idéelle à l’horizon. Même si : (p. 341) : »l’Entre-Deux est la pulsion identitaire à l’état vivant »… »qui empêche de s’identifier à l’un ou l’autre de deux termes ». Elle renouvelle l’épreuve du passage et du déplacement sans toujours en faire une errance ». Certes, mais en général, nos identifications inconscientes, on ne perçoit qu’elles nous ont immobilisé – rendus un peu « morts » – qu’après coup…lorsqu’on s’en est séparés quelque peu….c’est une utopie (féconde) que de supposer que la pulsion identitaire pourrait être, toujours, « à l’état vivant », disponible et mobile.

« L’origine est à prendre comme fonction d’être radicale où l’un prédomine juste avant de bifurquer d’ouvrir des entre-deux »… »la notion d’objet semble s’évanouir, non au profit du signifiant » – ce livre datant de 1991, il était important que ce soit dit – « mais du champ de forces et de relations en perpétuel mouvement, avec des plis, des replis, des déploiements, des rythmes et des battements de la mémoire. Les deux éléments bifurqués ne sont pas les mêmes, mais leur différence est indémontrable. Et ce, dans la trame du vivant, au niveau de la matière : deux mêmes particules, issues d’une même collision, se comportent comme si, bien que très loin l’une de l’autre, elles demeuraient en relation, relation médiatisée par ce qu’elles ont en commun, le choc originel d’où elles procèdent. L’entre deux procède de l’être bifurqué, déchirement ou trauma, secousse d’origine…qui manifeste l’origine » (p. 347).  Parmi les analystes qui ont travaillé avec des patients porteurs de problématiques psychotiques, qui n’a pas connu l’expérience suivante ? les années ont passé, le patient est parti depuis longtemps, et puis un jour, pour une raison ou une autre, on pense à lui, et même on se met à écrire à son sujet. Dans la journée qui vient, cette personne, pour une raison ou une autre, téléphone. Ou écrit.

Ce par quoi se déploie aussi l’imaginaire qui est indexé dans ce livre, c’est également  l’illustration, choisie dans l’édition du Seuil de 1991 sur la couverture : un tableau de Rembrandt représentant « Isaac et Rebecca », qui s’appelle « la fiancée juive ». La tenue des personnages est celle du 17ème siècle, ce qui rayonne entre eux est hors temps. Ils se touchent et ne se font pas face, leurs regards ne fusionnent pas, ne cherchent pas à capter/capturer celui de l’autre. La femme effleure son ventre de la main, comme si elle pressentait qu’un jour, il portera Esaü et Jacob, et leur futur antagonisme. L’ampleur de la robe peut même donner l’illusion qu’ils sont déjà là. En tout cas, leur place est prête et l’histoire en cours d’écriture. Ce tableau de Rembrandt est, sur cette couverture, scindé en deux. Il se présente au lecteur comme traversé d’une ligne brisée blanche d’une certaine épaisseur (tout juste deux millimètres – ni un, ni trois). Cette ligne brisée n’est pas juste un trait qui sépare, mais déjà un espace. Cet espace communique avec l’espace blanc où s’inscrit le titre et le nom de l’auteur. Rappel de la coupure-lien, de l’alliance tel que le récit biblique en fait le récit : c’est un serviteur qui était allé chercher Rebecca comme épouse pour Isaac au pays dont Abraham était parti. Celui-ci ne voulait pas pour son fils une femme d' »ici » – de Canaan – mais une femme de « là-bas » qui viendrait « ici » – une femme déplacée, donc..Et cette « fiancée juive » a été peinte et est exposée à Amsterdam, au cœur de l’Europe, ville spécialement riche en ce 17ème siècle, d’art, de pensées, d’inventions nouvelles – Descartes y a séjourné entre autres, lui aussi « déplacé »- grâce au dynamisme que la Réforme a insufflé au christianisme en le détotalisant, via la césure qui l’a scindé en versions divergentes dialoguant, et s’opposant, les unes avec les autres.

Coupure-lien entre générations, alliance marquée de bifurcations, de cassures ressaisies, de dissensions rattrapées (Esaü et Jacob ne furent pas Abel et Caïn, mais leur fraternité ne fut pas de tout repos). Evocation aussi du coup de foudre dissymétrique qui « frappa » Isaac et Rebecca lorsqu’ils se virent pour la première fois. Rebecca…tomba de l’âne qui la transportait lorsqu’Isaac se présenta à sa vue – elle « tomba..amoureuse » de l’homme à qui avec son consentement on l’amenait. Et Isaac la conduisit aussitôt…sur la couche de sa mère Sara qui venait de mourir « et il la connut et se consola avec elle ». A entendre non pas comme « elle aurait remplacé sa mère, lui aurait servi à nier le deuil, en amortir le tranchant », ni comme « ils partagèrent la même perte » (après tout, elle venait de quitter toute sa famille, et son enfance, elle aussi, pour venir vers l’inconnu), mais plutôt, dans le mouvement de ce livre , ainsi : ils jouirent ensemble du manque à être, en l’occurrence sexuel, que leurs origines avaient su leur transmettre.

Partage et alliance avec leurs conséquences, y compris dans les secousses qui s’ensuivent, c’est ce qu’évoque donc ce tableau de Rembrandt travaillé sur la couverture. Et c’est aussi dans la partie qui contribue à conclure ce livre « en guise de conclusion », ce qui est explicité en fin de parcours, avec des mots qui visent à l’exactitude et des images parlantes. Les pages de 343 à 346 sont les temps les plus forts de ce livre, car l’abstraction, l’effort pour dire au plus près, pour transmettre l’intelligence de la chose, se mêle à la pensée imagée, concrète, destinée à en évoquer, pour la sensibilité, la présence.

Quelques extraits :« ce partage peut s’illustrer par une certaine idée de l’alliance comme coupure-lien. Il se trouve que c’est l’Ancien Testament qui le premier a mis en lumière cette idée » – en tout cas l’Ancien Testament dans la lecture qu’en fait Daniel Sibony. On a vu que cela éclairait le choix de ce tableau en couverture et son « traitement », tableau où un thème biblique est présenté sans que prétendent être représentés, de manière réaliste, des « temps bibliques » – « Pour faire alliance, on coupe en deux, on reconnaît la coupure, voire la béance, ça ouvre l’espace d’un entre-deux à travers quoi passent le lien, ses transmissions, ses traductions et métamorphoses, et on renoue avec tout ça. L’entre-deux devient un espace de liens « entre » l’un et « entre » l’autre. C’est sous cette forme étrange que l’hébreu biblique exprime l’entre, l’inter : il le redouble. Il dit, faisons une alliance entre toi et entre moi. Déjà, l’inter latin dit que l’effet d’entre deux est interne à chacun d’eux. Il n’est pas extérieur aux deux termes. Il les marque, et de cette marque, il les relie. L’inter-section de deux parties est une entame à chacune d’elles : l’interaction. ».  Insistons là-dessus : il y a là une idée différente de ce que transmet François Julien à propos de la pensée chinoise. Celle-ci  avance à travers l’inter-relation de contraires qui « composent » la réalité, par leurs mouvements et leurs alternances entremêlés, le yin et le yang, le visible et l’invisible, le chaud et le froid, la Terre et le Ciel, le Paysage et l’émotion etc…Ces dualités sont , chacunes, complètes, et font place à l’une au sein de l’autre par transformations continues et interdépendance. L’un ne va pas sans l’autre, chacun a besoin de son contraire pour exister – présence du chaud dans le froid et du froid dans le chaud, du masculin dans le féminin, du féminin dans le masculin etc…sans pour autant être entamées l’une par l’autre à travers ces transformations. Leur succession est une suite de fusions dont les modalités singulières sont des actualisations de toujours la même force indéfinie qui les habite et préside à leurs successions asymptotiques. Les coupures qui les traversent n’ont pas valeur signifiante. Le discours et le bruit du monde ne sont que les métamorphoses du même fond silencieux qui en fait le trame, et que le Sage se donne comme visée d’exprimer en en épousant l’indétermination, par ses actes et ses paroles. Au fond, dans cette perspective – le monde dit toujours la même chose, qui est indicible. Il manifeste diversement sa présence, mais ne connaît en son sein rien d’inaugural. Tout autre est l’entre-deux dont Daniel Sibony introduit dans ce livre le concept. Les dualités qui s’y produisent sont séparées d’elles-mêmes par le mouvement de leur rencontre, et de ces séparations, qui à chaque fois les révèlent comme « se » manquant à elles-mêmes nait la dimension du nouveau, du commencement, de l’émergence de l’infini au sein du fini.

« L’entre, tel qu’en parle la Bible, est bien curieux. Par exemple, l’arc-en ciel sera signe d’alliance entre moi et entre les vivants, dit le Dieu après le Déluge. Cette façon de redoubler l’entre tient à mentionner les deux faces qui se font face : même si elles s’articulent ailleurs, au loin, avec torsion ou sans. On tient à marquer que toutes deux sont perçues dans l’entre-deux, qui ainsi fait retour sur chacun et la démultiplie. Dire « entre toi et entre moi », c’est dire que toi et moi se pluralisent… »… »S’engager dans l’entre-deux pour pouvoir en sortir, et déjà , pour échapper à l’unité narcissique »..Ce pourquoi, ailleurs, Daniel Sibony dit qu’on lit un texte « avec sa bouche ». Non qu’il faille forcément le lire tout haut, et pas seulement dans sa tête, comme quand petit on découvrait les lettres – mais du fait que « lire » un texte implique de ne pas l’avoir « intégré » au sens de « avalé » en tant que support identificatoire. « Celle-ci » – l’unité narcissique, donc – « absorbe très bien la différence ».. »c’est sur l’entre-deux qu’elle achoppe, c’est son épreuve de vérité ». Il n’est pas si difficile de parler « à côté » de quelqu’un, dans le respect de son cheminement singulier, et en étant d’accord, par avance, sur les désaccords à venir. Question de savoir vivre et d’urbanité. L’épreuve, mouvementée , commence, lorsqu’on quitte cette posture aseptisée en se laissant toucher par le retour sur soi de ce qui est en cours, lorsqu’on ne s’en défend pas trop . « Lire », avec son Inconscient, le « texte » Inconscient que porte le patient, ou qui le porte, c’est inventer des actes de parole qui témoignent de la façon dont ce texte vous a atteint – actes de parole qui ne perdent pour autant jamais de vue que la suite est en attente d’être écrite – ailleurs et plus tard.

La psychanalyse,  comme l’a rappelé M. Safouan dans un livre récent (6) est apparue dans le champ social comme « Science, thérapie et cause » – qui sont des déclinaisons de l’Un. L’oeuvre de Daniel Sibony, et tout spécialement à partir de cet ouvrage charnière, « Entre Deux » , s’essaye à une pensée du Deux. Cette démarche, qu’il dit tenir de la fréquentation des textes bibliques est, à mon avis dans une résonnance profonde avec ce qu’on sait aujourd’hui, après tant de décennies de trajet parmi nous, de l’invention Freudienne telle que transformée par d’autres champs que celui des névroses où elle a pris naissance, quant à la naissance psychique d’un être : elle ne va pas sans que de quelque manière, la matrice psychique d’un autre, porteur de la fonction maternelle, en soit quelque peu, sinon déchirée, du moins entamée. Le don d’un appareil psychique a un coût. Nul parent, ni thérapeute de psychoses n’en disconviendra.

Mais sur ce coût, Daniel Sibony fait silence, dans ce livre là, comme dans la plupart de ses – nombreux – écrits.  Il préfère suivre et inscrire  les trajets de la lumière d’être qui naissent  de ces traversées. Et tant mieux. Car voici ce qui en résulte, et sur quoi s’achève ce livre – et s’inachève ma lecture : « Et le livre » – la Bible, donc, à travers quoi il nous parle – « donne justement cette première forme d’alliance, l’arc-en-ciel après le déluge, signe d’alliance entre le divin et entre toute âme vivant dans toute chair sur la terre ».. »L’arc, une forte image de l’entre-deux. Bandé dans la lumière par la force de l’orage, il tire des flèches d’eau, puis ses traits tirés, il se repose dans la lumière décomposée. Il émerge et fait lien entre deux points de la terre, il les fait se rejoindre. Comme une anse qui lie par ailleurs par la voie des airs, il manifeste la terre comme prenable « par ailleurs », raccrochée à autre chose au moment où l’orage rappelle qu’elle fut submergée – lors d’un partage premier, sans précédent – puis noyée à l’origine dans les eaux de l’origine (le tohu-bohu), noyée une seconde fois lors du déluge. Cet arc vient donc en tiers inscrire l’appel à ce qu’elle ne soit pas, encore, anéantie dans les retombées qui la submergent. L’arc, signe d’alliance entre moi (l’être temps) et entre la terre (la matière, l’espace) ».. »Et cette alliance est dressée. L’arc érige l’alliance de vie arc-boutée sur cette image : le ciel envoie ses flèches d’eau, la terre les flèches des pousses qui en résultent, espace d’une fécondation, image d’un sexuel cosmique. Dans cette érotique, les gerbes répondent aux flèches humides, et disent que tout n’est pas noyé ni détruit, que dans la mêlée érotique entre l’eau du ciel et la terre, la mort est frôlée, mais au profit de la vie.. »… »L’arc est aussi le trait d’un voyage : voyager, c’est être un jet vivant d’un point à l’autre de la planète, arc ou trajet d’une migration avertie ».

eva talineau

notes :

1°) de Newton à Freud. Ouvertures du temps de l’Autre Ecritures. (sur le blog)

2°) J.M. Rey et Wladimir Granoff : « l’occulte dans la pensée Freudienne »

3°) Philippe Refabert – de Freud à Kafka

4°) Françoise Davoine – trauma et histoire

5°)François Julien « la pensée chinoise »

6°) M. Safouan « la psychanalyse, science, thérapie et cause », lecture sur le blog

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« question d’être, entre Bible et Heidegger  » par Daniel Sibony. une lecture, publiée dans « passages » n° 187, puis dans Œdipe.org

Un livre porte une charge symbolique lorsque la dernière page tournée, on se dit « voici un commencement, et un appel ».  Dans l’oeuvre de Daniel Sibony qui se poursuit depuis plus de 40 ans, ce livre est un de ceux qui s’inscrivent dans le temps long de la pensée. Et il demande qu’en soit continué l’élan.

On connaît l’importance qu’a eue Heidegger comme philosophe oeuvrant à dépasser les limites dans lesquelles s’est déployée la pensée philosophique, et donc aussi scientifique et technique, occidentale, à sortir du cadre structurel à partir duquel cette tradition, qui nous a propulsés dans la modernité, a pris son essor. Parmi d’autres, Sartre, Levinas, Derrida pour la réflexion philosophique, Blanchot, Bataille, pour la littérature, Lacan dans le champ de la psychanalyse, et Binswanger dans celui de la psychiatrie phénoménologique ont rencontré son oeuvre, l’ont prise au sérieux, et ont construit leur pensée en dialoguant avec elle.

Heidegger est le penseur qui au 20ème siècle a tenté d’ancrer sa réflexion dans l’appel de ce qui dans l’Etre échappe aux représentations (ou n’est pas un étant). A la perception intuitive de cet échappement,  quelques décennies auparavant,  Freud avait lui répondu par le concept d’Inconscient – pour nommer ce qui dans chacun appelle à l’écoute du plus singulier, et conduit vers ce que dès les premières versions de la Traumdeutung il a appelé « l’ombilic des rêves », ce noyau d’être d’où pulsent l’infinitude des désirs et des élans inconscients. Toute son oeuvre tourne autour de ce noyau d’être et montre que des paroles qui dialoguent avec les « lettres » qui en émanent, dites par un autre qui assume d’en être atteint au passage sans que cette atteinte fasse loi pour lui, peuvent en dépasser les fixations. C’est le propos de la psychanalyse.

Heidegger, lui, a choisi de relever ce défi – intégrer l’irréductible de la faille ontologique entre l’être et tout étant – autrement : « parler » l’être , lui-même, dans une nouvelle « authenticité », tel qu’à son avis il est apparu au matin de la pensée, chez les pré-socratiques grecs – avant l’invention de la raison raisonnante – dans l’émerveillement des commencements que par la suite, la métaphysique, la Science et la Technique ont, selon lui, « oublié ». A l’arraisonnement du monde par la technique, il oppose cette première pensée de l’être qu’il veut faire renaitre dans sa clarté originelle – en allemand – une pensée qui n’oublierait plus l’être en tant qu’apparition à travers le langage, et dont l’homme serait « le berger », tel le poète dont la parole sacrée et « bien-nommante » nous protège d’un « défaut de Dieu ». Pour Heidegger, c’est cette parole « bien-disante » du poète – et du philosophe, pense-t-on comprendre – qui fait exister le « divin » du monde. Cette parole inspirée est pour lui la voix de l’être, voix qu’il trouve absente des constructions philosophiques ou scientifiques qui prétendent « expliquer » le comment des choses, éventuellement inventer des hypothèses sur leur « pourquoi » pour le plaisir de les faire s’entre-choquer entre elles et jouer de leurs variabilités – voies « inauthentiques » qui , pour lui, éloignent de l’être « véritable ».

Dans « question d’être », Daniel Sibony reprend de manière détaillée, point par point, des apports de Heidegger, et y repère minutieusement, via des aller-retours incessants entre le texte allemand et des passages hébreux bibliques, y compris des psaumes, un nombre sidérant de résonnances avec la pensée de l’être, telle que lui l’a fréquentée depuis toujours, via sa familiarité avec les textes bibliques – textes avec lesquels il a grandi, et dont il a cherché à donner, du fait de les avoir faits se croiser avec son parcours singulier dans la psychanalyse,   de nouvelles approches, ontologiques précisément (par exemple dans » lectures bibliques », il y a quelques années, qui est une bonne introduction à « questions d’être »).

Chemin faisant, via sa critique de Heidegger, il clarifie d’ailleurs un certain nombre de ses propres avancées, plus précises ici que dans des ouvrages précédents – comme les développements sur « penser/compter » suivis – non par hasard – par un passage sur la pensée comme acte de susciter des « après-coup » – pas de coupure entre « penser » et « agir », ce sont le recto et le verso d’un même événement

.  Ce développement sur la pensée le conduit à une méditation d’une grande acuité  sur le temps, y compris via les paradoxes auxquels la physique quantique nous introduit – causes et conséquences échappant à l’imaginaire du temps linéaire, idée déjà présente dans ses premiers livres, notamment l’Autre incastrable, qui date d’il y a 40 ans. Ici, on voit qu’elle a cheminé, s’est approfondie,   et cette approche est infiniment plus riche que l’envolée Heideggerienne de « qu’appelle-t-on penser » (texte de Heidegger qui se termine après beaucoup de très belles phrases – même traduit depuis l’allemand, l’amour de Heidegger pour ces mots qu’il travaille se transmet au lecteur – par la réponse tautologique « penser, c’est répondre à l’appel de penser l’être »). Pour Daniel Sibony, dans ce livre, penser, c’est créer/produire du temps – le temps de l’être et le temps d’être. Et si le dire poétique peut en être un chemin, ainsi que celui de l’art,  contemporain ou pas – sur lequel l’auteur a aussi écrit deux livres « du point de vue de l’être » tel qu’il le développe ici – pour lui, penser, c’est avant tout penser en acte, c’est faire acte dans une séquence, y faire germer des nouvelles possibilités, des nouvelles bifurcations, comme, par exemple, dans une cure analytique lorsqu’un acte/parole de l’analyste initie un nouveau temps de la psychê.   Il n’est pas question de pratique analytique, dans ce livre, pourtant on sent que c’est aussi à partir de la recherche clinique de cet auteur et de son parcours à travers la psychanalyse qu’il est écrit. Ce pourquoi les analystes ne sont pas les plus mal placés pour le recevoir.

Pour l’auteur,   les prophètes, dans la Bible, sont des relais privilégiés de ce qui se passe lorsqu’un humain est traversé par de l’être qui appelle  à être pensé – et acté. Le lecteur aura plaisir à découvrir dans ce livre, ces récits – par exemple l’histoire de ce prophète, Osée qui s’entend dire « va, aie une femme prostituée et des enfants de prostituée, car la terre va se prostituer » (c’est à dire sera habitée par des « étants » fermés, sans rapport avec l’être, nous dirions, nous, avec les mots de la psychanalyse, fermés sur leur narcissisme, sans ouverture sur l’Autre, des pervers en somme). Et Osée »  va prendre une prostituée, la mettre enceinte, et appeler la fille qui en résulte « désagréée », mettant en acte la parole radicale qui lui est envoyée, qu’il ne peut faire passer qu’en en étant, lui-même un fragment. Les prophètes dans la Bible viennent faire prendre corps à des paroles radicales, en faire une chose qui se donne à voir et parle au manque à être de ceux qui y sont exposés. C’est ainsi qu’ils pensent en acte.  (p. 50 et 51). Daniel Sibony rapproche cette démarche, celle des prophètes,  avec celles de certains artistes contemporains lorsque ceux-ci font des « performances » – produisent des performatifs –   dans lesquelles le mot et la chose s’équivalent…à ce qui est ainsi transmis en « pensée/acte ». Les prophètes dont il nous relate les tribulations sont des êtres « jetés » dans le monde en tant qu’ils sont des présences impliquées dans une transmission, faisant partie de cette transmission qui passe par eux. Heidegger, lui, bien installé dans sa chaire professorale, dissertait sur son « être-là », le Dasein et la présence  pendant qu’autour brûlaient les fours crématoires, écrivait sur l’angoisse existentielle de l' »être pour la mort », dont Lacan a fait si grand cas, en prenant soin de ne guère s’exposer lui-même, malgré son admiration pour Hölderlin, lequel, lui, a payé son écriture de feu de sa folie, et n’a pas mené, loin de tout inconfort, une vie de fonctionnaire de l’université.

L’être,  Daniel Sibony dit en avoir conçu la pensée via les textes bibliques, donc. Non pas simple présence constante telle que conçue par les penseurs grecs, ni pure présence parlante, mais fonction d’être, plutôt discontinue que continue, se manifestant par des événements –  des événements d’être.  On pense, le lisant, évidemment, à l’Inconscient, ses rythmes, ses transmissions, son pouvoir créateur. Pour lui, l’être s’égale à sa transmission marquée de failles et de cassures. Ce sont ses moments de dé-totalisation qui en assurent la dynamique. L’être en voie de subjectivation, tel que le conçoit Daniel Sibony a besoin de l’autre, d’en passer par l’autre pour se transmettre. Il inscrit ses commencements via le mouvement de sa séparation d’avec lui-même. Le partage de l’être, dans cette optique, n’est pas tant un impératif éthique – qu’il est aussi – qu’une condition logique. L’être ne se subjective – c’est à dire ne devient parlant – qu’en passant par autre chose que-ce-qu’il-est, dont les effets produits en lui par la rencontre avec cet autre-que-lui le transforment. Du coup, pour lui,  l’être est à la fois immanent et transcendant – immanent comme dans les pensées orientales, transcendant comme dans la tradition occidentale.  Il se produit   comme effet subjectivé de l’événement où un étant est entamé par l’altérité d’un autre étant.  Cette dynamique infinie et infiniment créatrice de devenir fait apparaitre l’être dans le monde comme passage du sujet – ou de la pensée – par »autre-chose » que « soi-même », non pour inclure l’autre ou s’y coller, mais pour s’étranger, jour après jour, à toute identité ou essence d’un « soi-même » lové sur sa jouissance ou sa souffrance, moments nécessaires mais qui demandent à se renouveler.  Ces moments où « ça coïncide » ne font nullement l’objet d’une quelque « dénonciation » pour autant. L’auteur fait remarquer seulement qu’ils stérilisent l’existence s’ils durent.  Car c’est le renouvellement, le moment du renouvellement, qui nous donne accès à l’être, à nous-même comme parlant l’être, à ce moment là identique à la transmission dont on permet le passage dans la rencontre avec l’autre par lequel on est entamé. Ce mouvement produit le temps humain, temps qui n’est pas le temps linéaire de la chronologie, ni celui de l’éternel retour de mythes originaires, mais un temps généré par des secousses d’être en train de se produire et de se subjectiver entre passé-présent-avenir. Pas un mot de l’expérience analytique, dans ces développements d’une pensée qui nous vient du fond des âges – certes, via la lecture ontologique spécifique de l’auteur – et pourtant pas un moment où ne s’y dessine pas, en pointillé, le plus intime de notre expérience des transmissions inconscientes, telles que jour après jour, la pratique analytique nous la montre à l’oeuvre.

On retrouve dans ce livre l’intense travail de la lettre biblique dont D. Sibony est coutumier, et auquel il prend un plaisir plutôt communicatif, travail de pensée encore plus dense ici que dans ses autres livres, peut-être du fait de l’effort d’y montrer à quel point Heidegger est porteur de cet héritage, tout en restant souvent en deça de celui-ci. La question de savoir si c’est à son insu ou non reste pour D. Sibony ouverte, même si sur une dizaine de pages, il fait référence au livre de Marlène Zarader sur Heidegger et la « dette impensée » envers l’héritage hébraïque, et remarque lui-même des coïncidences difficiles à expliquer sans supposer à Heidegger une certaine connaissance de quelques mots hébreux, et donc de la pensée abstraite/concrète qu’ils portent. Il n’est pas nécessaire de parler hébreu et allemand pour suivre ces développements, ils ont assez explicites pour être parlants.

Ce livre aborde aussi, bien sûr, les questions, qui ont fait l’objet de tant de publications, sur l’antisémitisme de Heidegger. Celui-ci ne déversait pas fréquemment sur « les juifs » des poubelles agressives comme cela était courant en ce temps là – ce qui fait que des penseurs juifs ont pu continuer à rester en contact après la guerre pas seulement avec son oeuvre, mais aussi avec sa personne, et qu’il est resté longtemps, jusqu’à la publication de sa correspondance avec sa femme, plutôt dans une zone grise, moins déshonoré malgré son adhésion au parti nazi que ne l’a été Céline du fait de « bagatelles pour un massacre ». On sait ce qu’il en est, maintenant, il n’en reste pas moins que son antisémitisme a étémoins pulsionnel qu’intellectuel. Il « les » considérait – les juifs – collectivement, comme l’incarnation même de la « pensée technique » – donc pour lui de l’oubli de l’être – de la « non-pensée » à laquelle il pensait être en train d’arracher la civilisation occidentale par son retour aux commencements « authentiques ». Il s’inquiétait de leur « alliance mondiale » supposée destructrice des « identités » (thèmes visiblement insubmersibles qu’on retrouve aujourd’hui recyclés dans le discours courant quasiment à l’identique des années 30).  Le fait n’est plus guère mis en doute que Heidegger a « cru » au nazisme comme à l’incarnation de l’être du peuple allemand en marche, son Dasein. Est-ce si étonnant ? plus près de nous, Michel Foucault a bien vu dans la « révolution khomeiniste » l’avènement de la « spiritualité politique », « une grande insurrection contre les systèmes planétaires », « la forme la plus moderne de la révolte ».  La pratique du discours philosophique et/ou historique ne protège pas contre l’aspiration inconsciente à être « gratifié » – récompensé via la réalité – par la mise en acte enfin réalisée du fantasme qui soutient sa propre pensée, celle de l’être chez Heidegger, de l’aspiration révolutionnaire chez Foucault.

Mais le rapport de Heidegger au peuple juif, et la faillite éthique qu’il a laissé en héritage à ses élèves et à l’histoire de la philosophie,   n’est pas, loin s’en faut, le centre du livre de Daniel Sibony. Ces thèmes ne sont qu’effleurés en passant.  Ce qui intéresse Daniel Sibony, chez Heidegger, ce n’est pas tellement son « cas », le fait qu’il aie pu transmettre  des pensées fortes sur l’éthique sans les mettre en acte, ni même le déni (conscient ? inconscient ? la question reste ouverte) de sa propre dette envers le livre hébreu dont Daniel Sibony montre – et c’est assez étonnant – qu’il affleure à travers la plupart des concepts que Heidegger  a apportés à la philosophie occidentale. Ce n’est, après tout, que « disputatio » d’érudits.  C’est le fait qu’à travers cette oeuvre, de manière certes imparfaite et « impure », un contact s’est établi , pour la première fois dans l’histoire de la pensée, entre le logos grec et la pensée de l’être biblique. Ce sont les traces de cette pensée de l’être, avec son ontologie singulière (- voir l’implication d’Osée dans le « message » qu’il a charge de transmettre, le livre de Daniel Sibony fourmille d’exemples de cette sorte où le porteur du message doit faire partie du message, par exemple cet autre prophète qui va demander à un tiers de le frapper, durement,  car c’est ainsi – battu, portant physiquement la trace d’avoir été battu – qu’il doit proférer la parole à délivrer au peuple -) que l’auteur va chercher chez Heidegger. Non pour les « restituer » à ceux qui en seraient les  » légitimes propriétaires « –  idée comique, s’il en est, d’une propriété de ce qui ne vit que grâce au fait de ne pas s’appartenir – mais parce qu’il pense que le temps est venu où ces deux versants de la pensée, celle qui vient de la Grèce, et celle qui a été maintenue, présente, mais étouffée par sa lecture religieuse en Occident, peuvent, maintenant, se confronter l’une à l’autre avec profit. Ce qu’il essaye de faire, avec constance, depuis des décennies livres après livres – travaux de ce fait « inclassables » dans les catégories habituelles.  Ce dernier livre « question d’être » est le point d’orgue de cette démarche et qui le lit avec l’acuité que donne l’écoute de ce qui fait passage dans une analyse ne doutera pas qu’il soit, par lui-même, transmission d’être, sujet et objet de l’oeuvre – en attente d’après-coups.

Nécessité d’une échappée hors de la rigueur de ce parcours ? survient en conclusion de ce livre, comme dans un autre livre charnière de cet auteur d’il y a 25 ans, « Entre deux, l’origine en partage »,  la métaphore de l’arc-en-ciel comme forme de l’Alliance. « Sur fonds de chaos, après avoir tout effacé de sa création par un déluge comme si tout ça n’était que brouillon, première version à refouler ou à détruire, l’Etre-Créateur fait retour sur lui-même, et pose que s’il y a catastrophe, elle laissera toujours du reste, de quoi permettre que la Création fasse retour sur elle-même et passe à autre chose.  Cette alliance entre le divin et les humains, entre le ciel et la terre, se signale dans l’arc-en- ciel. Subtile décomposition de la lumière, image de l’entre-deux où l’origine bifurque : l’arc bandé dans la lumière par la force de la tempête, l’être orageux, tire des flèches d’eaux, puis ses traits tirés, se repose dans les traits de la lumière décomposée ». « L’arc vient donc inscrire le refus de l’anéantissement. L’arc lumineux comme coupure-lien entre l’être et le néant est un lien arc-bouté sur sept lumières (les prétendues sept couleurs sont en nombre infini..)…sur fond de ce lien lumineux, la parole et l’écrit sont possibles ». Acceptons en l’augure, en ces temps agités, en attente de traits inspirés et inscriptifs, qui noueront de nouveaux destins à travers des corps parlants/pensants/actants « faisant passer » l’être…

eva talineau

Cergy, février 2016

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la mort de Imre Kertész

C’est sur un site d’information en langue hongroise que ce matin m’est arrivé la nouvelle de la mort d’Imre Kertesz. Le hasard a voulu que ce soit dans notre commune langue maternelle, le hongrois, que cette mort m’atteigne. Imre était aussi le prénom du frère ainé de mon père, qui lui n’est pas revenu d’Auschwitz, et fait partie de ceux qui devenus cendres dans un crematorium au milieu d’autres cadavres gazés – et non pas poussière dans une tombe individuelle selon le destin humain, qui refuse que la mort de quelqu’un puisse être anonyme – n’ont pas laissé de traces de leur passage sur terre, ni enfants, ni œuvre.

Kertesz, lui, a passé 70 ans à objecter à cet effacement – un de ses livres s’appelle d’ailleurs « le chercheur de traces » – et il faut croire que sa manière d’objecter a été spécialement vivace et juste, puisqu’elle lui a permis de ne pas devenir le déchet de son témoignage, contrairement à d’autres – Jean Amery, Primo Levi etc..- qui après avoir dit, se sont tus à jamais en se donnant la mort. Imre Kertesz, lui, n’est pas mort de la mort qui avait été prévue pour lui, et qui l’aurait rattrapé après qu’il aurait « tout » dit de l’indicible. Il est mort de la mort individuelle, commune à tous les hommes, qui arrive lorsqu’on a fini de vivre. Est-ce un effet de la décision « folle » – une bonne folie – qu’il a prise de construire son œuvre en Hongrois, langue que si peu de personnes parlent dans le monde – 6 millions en Hongrie, 6 millions en diaspora, mais voués à se dissoudre dans les langues des pays d’accueil , langue dont la littérature n’a donc qu’un nombre infime de lecteurs, alors même que la Hongrie, comme nation, est pour une grande part le produit de cette langue, et de cette littérature hongroise qui l’a portée à vouloir exister comme entité singulière ? c’est bien possible.

Le fait est qu’est mort aujourd’hui un grand écrivain, de langue hongroise, qui est aussi un grand écrivain tout court. A l’extermination qui a été prévue et mise en œuvre pour lui par sa Hongrie natale, sa mère patrie, il a répondu en donnant à la Hongrie le seul écrivain Hongrois important que le monde connaisse, reconnaisse..et lise (grâce aux traductions). Seuls quelques initiés connaissent Petöfi, Ady Endre, Madàcs, etc…, fleurons de la culture hongroise. Mais chacun , aujourd’hui, parmi les gens qui lisent, connait Imre Kertesz, et sait que c’est un grand écrivain Hongrois. Et c’est peut-être l’humour de cette situation – isomorphe à la vie dans  ce qu’elle peut avoir d’insensé, entre tragique et grotesque – qui a permis à Imre Kertesz , pour notre plus grand plaisir, vu l’interêt de ses derniers livres – hélas il n’y en aura plus..- de vivre et penser, et écrire, et travailler, jusqu’à cet âge avancé où aujourd’hui, malheureusement, il nous a quittés.

eva talineau

psychanalyste

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de Newton à Freud – ouvertures du temps de l’Autre. Ecritures

résumé : ce texte, qui date de 2012, et a été écrit dans le cadre du séminaire de Daniel Sibony de cette année qui traitait de la « passion de l’analyse »  explore le rapport entre la science à l’état naissant, dans le moment où l’invention scientifique ouvre un nouveau frayage dans le monde tel qu’il est donné, qu’il va transformer radicalement par sa manière de lui  » causer », via des  lettres épurées du sens (le langage mathématique) , mais posées comme exigeant cohérence et rigueur interne ,   et l’invention psychanalytique, comme percée d’un  sujet vers l’inconnu qu’il n’est pas,  et qui, à partir de ce pas – à entendre dans les deux sens – va « causer » autour de lui le monde, son monde, comme ce que celui-ci n’est pas, et auquel lui seul peut donner existence, par sa manière de s’adresser à lui et d’en recevoir , selon son génie singulier, les retours.   La pensée de Freud porte dans  son style même la trace et la puissance  de cette force inscriptive,  lorsqu’on est attentif, au delà du sens et de la pertinence des concepts qu’elle invente, au  mouvement de l’invention qui l’anime,  depuis l’intérieur du frayage qui la produit. A ce titre, des travaux de non analystes, comme J.M. Rey , qui n’ont cure de la validité clinique de ce qui est dit, mais s’attachent  au travail des mots de la langue Freudienne sont du plus grand interêt pour nous, aujourd’hui.

Stig Dagerman « Dieu rend visite à Newton » 1727, extraits (1)

« Parfois Dieu se lasse de son être de lumière et de silence. L’éternité lui donne la nausée. Il laisse tomber son manteau. Nous voyons une ombre se dessiner parmi les étoiles. La nuit vient. Dans la maison de Newton, on se dispose, sans le savoir, à recevoir l’étrange visite »… »Et voici Dieu qui pénètre dans le cabinet de travail de Newton…C’est une pièce où d’un commun accord entre Newton et le reste du monde, personne ne parle. Durant toute sa vie, Newton a amassé du silence dans cette pièce immense…Il y a là le silence ionien, le silence conjugal, le silence de la mer de Chine, celui des sommets des Alpes »… »près du foyer, loin derrière le vieux Newton, un serviteur en livrée rouge prépare le thé de minuit…il écarte les salamandres qui se rassemblent autour du trépied..Il voudrait les chasser à grands cris, comme font les soldats et les servantes, mais il est muet, né de parents muets. Ils ont tous été muets, depuis l’origine des temps, tous ceux de sa famille. Même son coeur est muet et bat sans bruit. Les choses mêmes deviennent muettes entre ses mains. Si cet homme frappe une pierre d’un marteau, marteau et pierre se taisent, et s’il approche un âne qui brait, l’âne devient muet. Il est le fils du silence et Newton l’aime. »

Newton plus encore que Descartes, du fait d’avoir le premier entrepris de questionner le monde par l’intermédiaire d’un langage abstrait qu’il inventait à mesure, celui des mathématiques, fut le père spirituel de la science et de la rationalité moderne. Le premier il a ouvert la scène du monde à une autre logique que celle qui cherche à comprendre ce qu’il y a, en extrapolant à partir de ce qu’on peut « imaginer » par le consensus d’un « sens commun ». De ce dont fut tissée la passion qui l’a porté, Stig Dagerman, par ses mots inspirés, se fait l’écho poétique. Loup Verlet, dans « la malle de Newton » (2) nous livre d’autres éléments. Voyage épistémologique qui éclaire sur bien d’autres choses que son objet – la naissance de la physique moderne, les contradictions qui ont habité Newton, son fondateur – comme c’est souvent le cas de toute recherche marquante – tout en laissant intact le mystère de ce que la nature puisse être interrogée ainsi et réponde d’une manière qui tire à conséquence.

Newton fut le premier à amener sur la scène du monde la passion d’analyser. Non pas en réduisant l’inconnu à du connu, en « comprenant » les choses, en les décomposant en éléments déjà sus appartenant à un ordre du monde censé aller de soi, et pouvoir être discuté et compris de manière consensuelle. C’est ce que, au siècle d’avant, faisaient encore Kepler et Galilée, qui essayaient tant bien que mal de « sauver » la théorie, de concilier leurs observations des mouvements des planètes et le cadre logique/théologique au sein duquel ils étaient nés, de les rendre « compréhensibles » à leurs contemporains. Newton, lui, a fait un autre pas, décisif – expliquer le connu par de l’inconnu en inventant des questions inédites formulées mathématiquement, et jusqu’à lui jamais posées, à l’univers physique. Ainsi, sans le savoir, enracinait-il sa pensée dans « rien » d’existant, dans la pure supposition sans forme pré-existante, que de ce rien, il serait possible de tirer des conclusions qui feront parler le silence des choses – que le réel questionné ainsi répondra, que ces réponses auront une cohérence. Ce sera la Science Moderne. Imaginer le monde tel qu’il fut avant ce pas décisif relève pour nous de contorsions mentales et intellectuelles dépourvues de toute évidence.

Ce pas aurait-il pu ne pas se faire ? Qui peut le dire ? Ce passage, en tout cas, était dans l’air,un des possibles de ce temps et de ce lieu, l’Occident au 17ème siècle. Et il se fit là, introduisant une discontinuité radicale, rendant caduc, fissurant à jamais le fantasme de totalisation du savoir, d’humanisme, tel qu’il avait pu atteindre son apogée aux temps de la Renaissance, incarné dans des figures comme celle de Pic de la Mirandole – rompant aussi, sans le savoir, avec le régime des « trouvailles » aléatoires, sporadiques, reconnues et exploitées ou méconnues et laissées de côté, qui ont, de toujours, jalonné la préhistoire, puis l’histoire humaine.

Lui qui alla jusqu’à écrire un jour « hypotheses non fingo » (je ne forge pas d’hypothèses) a pris, sans le savoir, la décision aux conséquences incalculables de ne pas se contenter d’observer ce qui est, d’essayer de le comprendre intuitivement en imaginant et en proposant des « explications » compréhensibles. Le premier il s’est décentré de ce régime « explicatif », celui intuitif de la causalité, se mettant en position d’inventer, face à l’univers, un mode de questionnement inédit – puis, par un acte dont il ne mesurait nullement la portée fondatrice, de poser et supposer qu’à partir des réponses induites par ces questions, elles-mêmes de plus en plus complexes et formulées dans un langage mathématique qu’il contribuaità développer – d’autres ont pris la suite – une « vérité » pouvait être atteinte. Karl Popper dit de cette démarche – aller de l’inconnu vers le connu, et non l’inverse – que c’est elle qui spécifie la démarche scientifique – se poser activement face au monde, choisir un langage au moyen duquel l’interroger, prendre acte des réponses, en examiner la cohérence interne, en tirer des conséquences. Le livre de Loup Verlet permet de prendre la mesure du coût psychique pour Newton de cet acte fondateur. Dans le même temps où il interrogeait l’univers physique, pensant déchiffrer et découvrir, par ses questions mathématiques, le langage de Dieu, les lois que Dieu avait donné au monde, il scrutait aussi les textes sacrés, ancien et nouveau testament, a laissé des milliers de pages d’exégèse (la malle de Newton) dans lesquelles il explique le sens ultime de ces textes, leur sens intrinsèque et univoque, le « code » qui en dit, infailliblement, la vérité. Cette « activité » l’a accompagné toute sa vie – ombre nécessaire, probablement, de l’audace d’inventer.

La passion d’analyser, de converser avec le monde, non pas en le lisant tel qu’il se présente, comme une donnée immédiatement préhensible et compréhensible, mais en le questionnant activement de la manière qu’il a inaugurée et en exigeant et obtenant des réponses précises et chiffrées, consuma la vie de Newton. Il ne se maria pas, n’eut au dire de ses biographes, aucune vie sexuelle, n’eut pas d’enfants, même illégitimes, et très peu d’attaches humaines. Son seul autre, qu’il interrogeait passionnément, dans une langue de plus en plus complexe qu’il inventait et enrichissait au fur et à mesure, et qui lui répondait en retour, ce fut la Création elle-mêmes, et non les créatures incarnées. De temps en temps, surout vers la fin de sa vie, il était fou, mélancolique, et même, parait-il, halluciné. Peut-être ne savait-il plus questionner avec fécondité ? Le silence, alors, au lieu de bruire de grâce et de mystère, qu’il rencontrait en chiffrant et déchiffrant, se refermait-il sur lui ? On ne sait pas trop. C’est au sortir d’une longue période de silence aussi que Stig Dagerman écrivit ce livre étrange cité au début. Ce après quoi, cet écrivain-poète se suicida à 31 ans. Newton, lui, en avait 84 lorsque « Dieu vint lui rendre visite » et qu’il termina de mourir.

Des bibliothèques entières ont été écrites à propos de la « scientificité » de la psychanalyse, pour l’affirmer ou la nier, et autour du fait que Freud, homme du 19ème siècle, a eu le projet d’inscrire son oeuvre au sein de la Science telle qu’elle se pensait à son époque, telle que lui-même imaginait qu’elle était, conquérante, décidée à élucider le « réel », en dévoiler la vérité. Il est certain que c’est sous cette forme d’enfin « théoriser » et permettre de comprendre les mystères de la vie psychique, d’y faire toute la « lumière » que la jeune  » science psychanalytique » est entrée dans le monde, soutenue par Freud et ses compagnons de route comme une « cause ». De nombreux travaux, ensuite, ont développé, à la suite et autour de Lacan, l’idée que sous couvert de cette « scientificité » affichée, c’est le sujet forclos de la science qui, à travers la psychanalyse, faisait retour dans la pensée Occidentale. Daniel Sibony (3 et 4), lui, exprime une autre pensée de la chose. Pour lui, la psychanalyse est le retour de la question du symbolique en acte, de la question de l’Etre à inscrire dans l’existence singulière, qui se donne une chance de trouer le fantasme d’accès direct à l’universel qui est celui de notre temps. Retour du symbolique telle qu’il aurait été « traité », introduit dans le monde, mis en forme une première fois par les textes bibliques hébreux, « geste » inaugural à l’orée du fait de fonder, non pas seulement en acte, mais en parole prenant acte de cette fondation. Le fait est que Freud était un juif athée. Sa « foi », c’était la Science – et qu’on ne peut qu’être frappé lorsqu’on en prend connaissance de la similitude étonnante entre les processus primaires, le croisement foisonnant de la lettre et du sens au sein des mots que le premier il repère à l’oeuvre au coeur des rêves et des symptômes – c’est là que nait la psychanalyse, dans les premiers écrits, « Traumdeutung » premières versions, « psychopathologie de la vie quotidienne », « mot d’esprit dans ses rapports avec l’Inconscient » – ce que Lacan a repris comme central dans son frayage du travail de la langue, « lalangue », disait-il même à partir d’une certaine date, dans l’Inconscient – et les translitérations, permutations infinies, déplacements des lettres de l’alphabet au sein des mots, parfois même passage par un chiffrage de ces lettres (guematria), à travers lesquels les tenants du Livre, érudits, talmudistes, Cabbalistes, interrogeaient les textes sacrés à l’infini, se questionnant et questionnant leur Dieu, dans un aller-retour incessant entre mouvements de la lettre et trouvaille de sens (5).

Du fait que ces questions ont pu être, depuis Lacan, posées avec un certain recul – et que notre rapport à la Science n’est plus celui du 19ème siècle – on a quitté aujourd’hui dans la psychanalyse l’évidence des premiers temps, mélange d’initiation et de foi du charbonnier. Ont été produites des études en nombre sur la personne de Freud, son parcours histoire/pré-histoire, sur son style d’écriture. Des analystes contemporains – Philippe Refabert (6), d’autres – nous ont amenés au plus près des points où Freud était resté prisonnier des rets de ce qui pour lui était un acquis évident, alors que pour bien des patients qui lui confiaient leur destin, cette évidence n’existait pas. On ne peut pas tout lire, ni tout citer, mais on ne peut qu’admirer l’érudition et l’ingéniosité de beaucoup de ces lectures de Freud, la manière dont elles accompagnent les recherches cliniques de leurs auteurs, en aller-retours théorico-cliniques féconds. Sont aussi du plus grand interêt les travaux historiographiques, et il y en a beaucoup, qui éclairent le contexte familial, social, intellectuel, dans lequel est née la pensée Freudienne, son background. On en est aujourd’hui à connaitre le nom et beaucoup d’éléments de la vie des patients qu’il a suivis, la manière dont leurs « cas » se sont présentés à son esprit au fil de sa théorisation, ce qu’il disait à leur propos dans sa correspondance privée. La littérature disponible est immense. Et d’une certaine manière, l’essentiel y est rarement montré.

L’essentiel, qu’est-ce à dire ? c’est peut-être dans le parcours précis et discret d’un philosophe, Jean Michel Rey, qui n’est pas analyste, mais « lit » Freud et le traduit depuis l’allemand, non sans détours par la Standard Edition, depuis 40 ans (7) qu’on en perçoit le plus justement la présence, probablement du fait que n’étant pas analyste, il n’est pas tenté de « faire l’analyse » de ce qu’il lit (et ne lit pas, dans une cure ce qui n’est pas là, manque où cela « devrait » être est parfois aussi important que ce qui se présente à l’écoute, on doit chercher activement) – du coup, les élaborations théoriques qui, de manière incontournable accompagnent le travail clinique de tout analyste qui a une pratique, ne viennent pas, dans son cas, faire écran entre sa lecture, qui n’est donc pas interprétative, et le texte Freudien, dont il essaye de rendre perceptible à nos oreilles le mouvement singulier intrinsèque, d’où naissent, circulent, passent en dessous, reviennent transformés et dans d’autres contextes, les concepts Freudiens.

Ce qui ressort du travail de Jean Michel Rey, c’est l’importance dans la démarche Freudienne du processus par lequel celui-ci écrit la psychanalyse, travaille les mots, sans qu’il s’agisse jamais d’un « vouloir dire », arrache les mots de la langue commune à eux-mêmes sans pour autant jamais faire complètement sécession, et à partir d’eux, à travers eux, construit une pensée du psychisme, y compris des modèles successifs de l' »appareil psychique » jamais univoques, toujours divisés entre plusieurs « instances », pensée mouvante en perpétuelle tension avec elle-même, mutation, remaniement, pensée qu’il questionnait, avec laquelle il dialoguait, y compris contre lui-même, tout en la construisnt dans le mouvement des rencontres et évènements de sa vie (patients, collègues, via familiale).

Jean Michel Rey montre, par exemple, l’étonnante rigueur logique, régularité, avec laquelle ça circule dans les textes sur la transmission de pensée (8), entre « seelische », traduit souvent par relatif à l’âme et venant dans le texte là où on est le plus près du sens commun, « psychische » traduit par psychique et qui correspond à quelquechose qui n’est plus donné, constaté, mais construit par la pensée, écriture théorique, et « Geitiskeit » traduit par spiritualité, mot qui vient lorsque Freud passe à des conjectures et des spéculations renvoyant à des visées plus lointaines. Il montre que hors toute « pré-conception » qui préexisterait au texte, la pensée Freudienne se construit dans son heurt avec les mots, les concepts se forment au fur et à mesure que le texte travaille, et objecte à lui-même. Rien qui puisse être « saisi » en direct, pour en comprendre la logique, il faut en déployer, en questionner le mouvement, passer par des problèmes de traduction qui ne sont ni évidentes, ni univoques. Amusant pour un texte sur la télépathie où ce dont il est question, justement, c’est que parfois, le texte que le patient, notamment à travers certains rêves, donne à entendre, se trouve être du copier/collé à partir du psychisme de quelqu’un d’autre, parfois même de l’analyste, parvienne d’une transmission par fil direct (9). La démarche de Freud est à l’inverse de cela. Il s’agit non de voir ce qui se donne à voir, mais de construire un objet de pensée par la médiation duquel il converse avec lui-même, ses patients, ses collègues, invente des questions auxquelles les réponses donneront lieu à de nouveaux développements. Et malgré cela, bien que cela ne lui « convienne » pas, soit en contradiction avec l’esprit de ce qu’il est en train d’inventer, il n’hésite pas à conclure, dans ce texte et dans d’autres – la transmission de pensée existe bien, c’est une donnée de l’expérience. Il ne se « convertit » nullement à l’occultisme à la mode fin 19ème siècle, simplement il pose l’hypothèse que si pour le moment, ces choses nous semblent bizarres, c’est qu’il nous manque les données – les bonnes questions, le bon contexte, peut-être même les mesures chiffrées, des expériences – pour en saisir la logique, les conditions d’apparition et de non-apparition entre les êtres. Freud n’est pas Freudien, tout en exigeant absolument que ceux qui l’entourent le soient. De quoi, d’ailleurs, les rendre fous – à quel Freud doivent-ils donc être fidèles ? A celui d’hier, d’aujourd’hui, de demain ? A un autre inventé par eux-mêmes ? Pauvres disciples.

Sur ce sujet aussi, beaucoup de choses ont été écrites. L’un des effets en général assez vite obtenus d’une psychanalyse pour les personnes dont la vie est très inhibée – pour ceux qui héritent d’un champ de ruines, les enjeux sont autres – est de leur permettre de se déprendre de la croyance qu’il y en aurait qui avanceraient dans la vie lestés d’un savoir sur eux-mêmes, ou sur autrui, qui les tiendrait à l’abri d’être surpris par ce qui leur arrive, qu’ils seraient maitres de leurs pensées et de leurs désirs (espoir heureusement déçu du névrosé) ou sur un versant plus radical, de cette autre croyance, encore plus toxique, d’avoir à chercher inconsciemment à coller au fantasme de l’autre pour y être conforme, comme s’il fallait pour que son existence soit légitime, obtenir de l’autre un agrément sans réserve et définitif, acquis une fois pour toutes. Or, l’histoire du mouvement psychanalytique, tel qu’il commence déjà entre Freud et ses élèves, c’est, paradoxalement tout le contraire. Entre servitude volontaire et excommunications bruyantes. Il semble que fréquenter un créateur ne soit pas sans risques. L’acte de fonder, et de penser des fondations, suppose peut-être une telle tension de soi à soi, de soi à l’oeuvre, un tel prix payé de non-évidence, de renoncement à coïncider avec soi-même, que peu d’égards et d’attention aux autres sont possibles. Ni Freud, ni Lacan n’ont été « exemplaires ». Newton non plus, même compte tenu des moeurs de son temps, où la sensiblerie n’avait guère de place, et où la jouissance sadique-anale était peu refoulée. C’est avec délectation qu’il faisait pendre les faux-monnayeurs qu’une charge dans la magistrature royale lui avait donné mission de combattre – il y mettait beaucoup de coeur, et se réjouissait fort, pour le principe qu’il défendait – le monopole royal sur la frappe des monnaies – mais aussi pour l’attrait du spectacle.

Là où pour Charcot et la tradition psychiatrique en train de se constituer, la clinique était de voir, donner à voir, obtenir une sémiologie « observable », reconductible, fixe – passion à laquelle les patients hystériques se faisaient un plaisir de répondre en lui offrant de merveilleux tableaux cliniques reproductibles à souhait – Freud a fait un pas au-delà semblable à celui de Newton, dans le champ qui était le sien. Celui de quitter l’évidence sensible de la psychologie « spontanée de tout un chacun qui, produit de son temps et de son histoire, postule d’office que l’autre est comme soi, qu’on peut le comprendre à travers ce qu’on croit être soi-même, à travers les déterminants auxquels on est, soi-meme, assujettis. Tout comme Newton, il a renoncé au fantasme de saisie directe et immédiate de son objet (la psychê), pour la poursuivre par les voies de constructions abstraites, complexes, contradictoires, par la médiation desquelles il approchait/tenait à distance les patients – l’un n’allant pas sans l’autre. Ces constructions théoriques, dont Lacan disait qu’elles « imaginarisaient » le symbolique, il voulait que ses élèves, et ses patients « y » croient, il en avait besoin de cette croyance des autres – pour pouvoir lui-meme s’en détacher, les rayer, les laisser tomber, quitte à y revenir et en faire le support d’autre constructions. Et tout comme Newton, il méconnaissait que l’essentiel était le mouvement de la recherche qu’il impulsait, et non les « vérités » scientifiques qu’il pensait découvrir.

Tout comme Newton, qui ne voyait pas qu’ils étaient trois, lui, l’univers physique, et faisant la navette entre les deux, le langage mathématique, à travers une conversation qui s’enrichissait au fur et à mesure de ces aller-retour de modélisations de plus en plus complexes, fécondes, intéressantes – Freud également rabattait l’efficace supposée de sa démarche sur les « vérités » qu’il pensait extraire de la psychê de ses patients. Un livre récent (10), sur les patients de Freud, peu favorable à la psychanalyse, mais intéressant, car très documenté, est assez édifiant sur ce point. On y voit Freud s’acharnant à révéler « l’analyse complète » de leurs symptômes, leur  » noyau central » à ses patients, notamment à celle qu’il appellera – elle résistait à ce traitement en aggravant ses symptômes, on la comprend – son « fléau », « sa tourmenteuse en chef » (Hauptsplage), Elfriede Hirschfeld, dont la cure difficile, pour ne pas dire plus, a essaimé tout le temps qu’elle a duré, et même après, dans son abondante correspondance. Et, dans le même temps où il s’entêtait ainsi (vers 1910), il était capable d’écrire, dans une lettre à Ferenczi après un de leurs « congrès » « nous construisons des théories de la psychê, pendant ce temps là, le patient se soigne au transfert » . Idem, dans le même temps où se préparaient en lui les élaborations qui allaient conduire à l’invention de la pulsion de mort et de la contrainte de répétition (publication vs 1920), il s’accorchait dur comme fer à la réalité de la « scène primitive » du pauvre Sergei Pankejeff. Au point qu’il n’est pas interdit de considérer cette invention comme le nom, chez Freud, du « non » de ses patients à son arrogance théorique. Quand on veut arraisonner l’autre, ça résiste, le patient objecte, de toute son altérité, comme l’a si bien montré Philippe Refabert (op. cité 6). Cet arraisonnement de l’autre, cette fureur d’avoir « raison » prend rarement, aujourd’hui, des formes aussi caricaturales – dire qu’elle n’est jamais à l’oeuvre, insidieusement, serait néanmoins exagéré.

Cette – apparente – passion de savoir, d’avoir raison, de théoriser – est ce qui tant chez Newton que Freud se donne à voir, au premier regard. C’étaient des chercheurs de vérité, des « idéalistes passionnés », la jouissance d’extraire de l’Autre (le monde physique, le monde psychique) leur vérité profonde semble avoir consumé leur vie – et l’avoir nourrie, aussi. . . Ca, c’est ce qu’on voit, qui se présente comme une évidence, lorsqu’on se confronte à leurs parcours. Mais, comme souvent les évidences, c’est du trompe l’oeil – Newton, puis Freud, furent des passionnés, non de la Vérité, mais du texte qui la dit, et par la médiation de laquelle ils la rencontrent, des « possédés » de la pulsion inscriptive. Là où le paranoïaque, ou l’idéologue, trouve – épiphanie, révélation d’une Vérité, puis écriture de cette vérité à fins de la présenter au monde dans une homothétie bijective de l’Un sur l’Autre – ces deux génies ont inventé le détour par l’invention de langues nouvelles pour penser ce rapport. En agissant ainsi, ils ont brisé, chacun dans le champ qui était le sien, le fantasme de se mirer dans l’Autre,de s’y retrouver, et grâce à cette cassure, inconsciemment assumée, le temps a donné lieu à ce monde que nous habitons, où le texte est partout, non un texte qui « dirait » le monde, comme dans les mythes – mais un texte qui l’invente, qui nous invente, et que nous inventons. C’est à ce titre que nous sommes leurs héritiers.

On parle souvent de l’écriture, littérature, poésie, autres comme « écriture de soi ». Et parfois certains adjoignent à cette liste, la psychanalyse, comme forme autre d’écriture de soi. Pourquoi pas. Mais ici, je parle de tout autre chose. De l’invention de langues nouvelles (mathématiques, pensée conceptuelle) comme réponse créative à l’impossibilité de faire coïncider l’Un et l’Autre, Soi et l’Autre par des voies directes d’arraisonement et de possession, ou de sacrifice et de don de soi. Entre la théorie paranoïaque et l’écriture psychanalytique, ce n’est pas tant le fait de prendre quelque précautions « est-ce que… ceci », « on pourrait penser.. que..ou que.. » qui fait la différence – encore que..- mais qu’il y aie trace, ou pas, d’une cassure au travail, activement au travail.

La passion de l’analyse, tels que l’ont inventée Newton, puis Freud, telle que l’analyse, parfois, la transmet, ne consiste pas à trouver, ou à perdre, l’objet primaire du jardin d’Eden, même s’il y a un temps pour trouver, et un temps pour perdre aussi, comme dit l’Ecclésiaste  – mais surtout à le réinventer, l’inscrire, comme à la fois trouvé et perdu, toujours devant et toujours déjà là, et cela « de la déchirure de l’Inconscient, fait langue nouvelle » (11). La passion de l’analyse est de produire, au-delà de l’apaisement des symptômes, la possibilité, pour le patient, d’inscrire sa vie dans un texte autre que celui qui l’a rendu malade (écrit par lui ou par ses autres), autre que celui que le social alentour, y compris psychanalytique lui propose en ready made, un texte qu’il invente lui-même.

eva talineau

notes

1 Stig Dagerman – « Dieu rend visite à Newton »

2 Loup Verlet « la malle de Newton »

3 Daniel Sibony « psychanalyse et judaïsme »

4 Daniel Sibony  » de l’identité à l’existence, l’apport du peuple juif »

5 Victor Malka « entretien avec Moïse Idel, Dieu/miroir dans la Cabbale »

6 Philippe Refabert « de Freud à Kafka »

7 Jean Michel Rey « des mots à l’oeuvre »

8 Jean Michel Rey et Wladimir Granoff « l’occulte dans la pensée Freudienne »

9 revue le Coq Héron « psychanalyse ou mediums »

10 Mikkel Borch-Jacobsen « les patients de Freud »

11 Daniel Sibony « l’Autre Incastrable » 1978

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« PRENDRE SOIN PSYCHIQUEMENT » – paru dans la revue Ouvertures (canadienne), volume 2, décembre 2014

résumé : dans les controverses qui opposent aujourd’hui dans les lieux de soin d’une part les tenants des diverses thérapies qui se disent efficaces et scientifiques, et d’autre part les défenseurs « humanistes » de la psychanalyse, revient fréquemment une thématique : les thérapies agiraient dans l’actuel, la psychanalyse explorerait le passé. Cet article s’inscrit dans une autre perspective. Tant les thérapies que la psychanalyse s’adressent au patient en tant qu’il est intéressé à son avenir, et décidé à y faire acte. Les thérapies s’adressent à ce qui, dans le patient, est éducable, mais l’acte du patient d’y avoir recours montre bien que même s’il s’y présente parfois comme un objet qui dysfonctionne et qu’il vient faire réparer, c’est comme sujet qu’il souhaite pour lui un meilleur avenir, et qu’il est prêt à saisir les médiations qui se présentent, qu’il y a recours. Et cela peut déjà avoir des effets bénéfiques qu’au lieu de procrastiner ou fantasmer seul, il soutienne son désir – d’aller mieux, de changer – devant un tiers qu’il crédite de pouvoir lui transmettre du possible. Il arrive que cette démarche suffise. Mais parfois – pas toujours – la difficulté qui pousse à consulter n’est pas le vrai champ de bataille, mais un signal où depuis l’Inconscient, se fait entendre quelque chose qui est en impasse, et cherche à se frayer un chemin. C’est là où la psychanalyse a toute sa place – non pas juste « déchiffrer » ce qui essaye de se faire entendre (même si aussi) – mais surtout accompagner le patient dans le travail de dénouer les empêchements et conflits de loyauté, dont au début du traitement le patient ignore même l’existence, dont ce seul poteau indicateur, le symptôme, indique la présence en lui. Deux exemples cliniques illustrent ce dont il s’agit.

abstract : today, the controversy within the therapeutic community opposing the proponents of various thérapies claiming to be effective and scientific, on the one hand and the « humanistic » advocates of psychoanalysis on the other, often focuses on the notion that these various thérapies deal with the present, while psychoanalysis explores the past. The present article offers a different perspective. Psychoanalyses, as well as other thérapies, are all intended for patients who are concerned with their future and are determinated to play a role in shaping it. Thérapies work with that is amenable to change in the patient, but the fact that the latter seeks therapy clearly shows that even though he may present himself as a dysfunctional object to be repaired , he requests therapy as a subject who desire a better future and who is ready to profit from a transformative process. The mere fact of testifying to this desire to feel better and to change before another person whom he crédits with the capacity of opening possibilities for him, instead of procastinating or fantasizing on his own, can produce beneficial effects. In some cases, this undertaking is sufficient. But sometimes – not always – the problem which impels the patient to seek therapy is a sign from the unconscious that something left in suspense, and is asking to be heard, and carried away. It is in this cases that psychoanalysis can play a decisive role . Not only in « deciphering » that which tries to be heard (although it does that), but above all in accompanaying the patient in the process of dealing with the obstacles and divided loyalties (of which be is aware at the start of treatment) indicated by the symptom alone. Two clinical examples are provided to illustrate this process.

 

2014. Presque 120 ans, et plutôt alerte, la vieille dame ! quelque chose dans l’idée et la démarche psychanalytique doit être assez increvable, puisqu’elle continue à avancer, à inventer, irriguer recherches et controverses, parfois violentes, à causer et faire causer – que certains la choisissent comme exutoire privilégié de leur hargne tandis que d’autres sont encore pour elle tout feu, tout flamme, remplissant l’espace social où elle circule du spectacle de leurs querelles byzantines, tant il est difficile pour eux de supporter…qu’elle aie plusieurs amants..

Sa pratique, sous diverses formes, certaines un peu routinières (il n’est pas de discipline qui ayant déjà un certain temps de vie n’a pas à lutter contre des inerties internes), d’autres innovantes – continue à être un repère dans notre société, et intéresse. Elle éveille aussi – et tant mieux que cette contradiction existe – la méfiance, salubre, « de se faire avoir ».

Cet interêt insiste, chez nous, en Occident, là où beaucoup résistent à se cliver entre s’offrir comme objet pour ce qui est de l’intime à la « Science », tout en consommant, en tant que « sujets » les idéologies prêtes à l’emploi, à siroter en groupe, qui prescrivent « ce qu’on doit penser » – mais s’affirme aussi au Maghreb et dans les pays issus du glacis socialiste, partout où la parole se dégèle un peu, cherche à se renouveler en repassant par de l’autre.

On souhaite tous ne plus souffrir, ou moins souffrir – et tant mieux si certains médicaments aident à cela, lorsqu’ils marchent, pour autant que leurs inconvénients n’outrepassent pas le soulagement qu’ils apportent pour un temps. Ceux qui ont connu dans leur vie et l’enfer mélancolique et le cancer le disent parfois : ils préfèrent le cancer. La douleur de porter la mort dans l’âme,  d’être enfermé dehors, avec à côté, comme derrière une vitre sans tain, le monde vivant des autres vous narguant du spectacle d’une fête à laquelle on n’est pas convié, est indicible – et autre que la souffrance des pertes dont tout le monde a à connaitre. Encore faut-il que le clinicien sache reconnaitre à quoi il a affaire, ne confonde pas la mélancolie profonde de qui est hors jeu depuis toujours, avec le deuil lié à une perte, d’un objet ou d’un idéal, ou la plainte sthénique, subliminalement quérulente de beaucoup de « déprimés », qui souffrent surtout de la colère rentrée de quelque frustration qui leur est restée « à travers la gorge », démentant la toute puissance inconsciente à laquelle ils croyaient avoir droit….

On souhaite aussi, si possible, « fonctionner » mieux, se donner toutes les chances pour avoir une meilleure santé, réussir dans son travail, ne pas être trop empêché dans des actes simples de la vie quotidienne, et tant mieux aussi si des techniques appliquées par des gens qui désirent aider permettent parfois de passer outre quelqu’obstacle. Déplacer un problème – celui de pouvoir se déplacer, par exemple – c’est déjà un progrès. On a fait un pas, on n’est donc déjà plus tout à fait le même, on a prouvé en acte qu’un changement est possible. Ce n’est pas rien. Parfois on peut choisir d’en rester là et la vie prend la suite. Parfois, pas toujours.

Il est vrai aussi que nous sommes des animaux, et que ce qui relève de notre animalité est de mieux en mieux connu par la science et la médecine. On peut agir sur nos circuits neuronaux, nos neurotransmetteurs, notre chimie interne, et sans doute qu’on saura le faire de manière de plus en plus pointue, et avec de moins en moins d’effets secondaires. Les décennies qui viennent nous surprendront sûrement (même si on attend toujours le médicament du bête rhume de cerveau…qui pourtant ferait la fortune du labo qui le commercialiserait).

Nous sommes aussi, pour une part de nos personnes, des êtres pétris d’habitudes, d’habitus, formatés – sans connotation péjorative – par des modèles familiaux ou sociaux en réponse à quoi – adhésion sans recul ou révolte irréfléchie – se sont installés en nous un certain nombre de « comportements », ou de réponses psychiques sans nuances, par lesquels nous nous faisons prendre en charge, comme par un pilote automatique ! il n’est pas absurde, si ces habitudes se sont muées en compulsions, qu’on en est devenu l’objet – des manières de se nourrir, par exemple, ou de faire du sport à outrance, ou de travailler sans jamais s’arrêter, bref, lorsqu’on a le sentiment qu’on n’est plus libre de ses choix, ou qu’on ne l’a jamais été – de recourir à une « thérapie ». « Comportementale », ou « gestalt », ou autre, il y en a d’innombrables en circulation, à travers lesquelles on se fait donner par un tiers, via diverses procédures, parfois standardisées (la plupart des TCC), parfois plus ouvertes, axées sur la rencontre, comme les psychothérapies existentielles, l’autorisation de renoncer à ces habitudes ou schémas relationnels où on s’était enfermé…Daniel Sibony appelle « transfert absolu » le point, proche de l’hypnose, et ancré dans la croyance en l’Autre, auquel la plupart de ces thérapies font appel. Il parle aussi, par ailleurs de la séduction – « ducere », c’est « conduire » – comme de ce qui permet de se faire conduire dehors, de s’arracher à l’ornière de l’identité à laquelle on s’était réduit aux dépens d’autres possibilités. Il s’agirait donc d’aller se faire « séduire » par autre chose que le symptôme automatique auquel on avait confié une part de son être…

Tout ce qu’on fait – ou ne fait pas – « sans y penser » – ou parfois pour éviter de penser, peut – lorsqu’on se rend compte qu’il y aurait peut-être mieux à faire, qu’on en a marre de cette manière d’être ou de jouir, qu’on aimerait passer à autre chose – être appréhendé par la médiation de quelque thérapie. D’où la parcellisation de ces « thérapies », les « spécialistes » en ceci ou en cela qui essaiment un peu partout , en une nébuleuse où chacun est appelé à venir faire son marché. Ce vaste champ recouvre tous les symptômes possibles – même certains qui sont des pures inventions sociales qui « pathologisent » les moindres difficultés de l’existence et les assortissent de réponses ad hoc qu’on est invité à acheter.

Il est certes facile de se moquer des excès et des dérives, et de mépriser toutes ces approches en bloc. Plus intéressant est de tenter de se remémorer qu’appliquant ces protocoles et thérapies, il y a des gens, qui peuvent être intelligents et créatifs, nonobstant la nécessité interne dans laquelle ils sont de penser être « garantis » par la Science (mais certains analystes aussi, et non des moindres, ont besoin de cette croyance). Ces thérapies sont des médiations de leur désir d’agir.

Une thérapie, quelle qu’elle soit, peut apporter quelque chose, infléchir un parcours de vie, indépendamment du fait qu’elle réussisse ou qu’elle échoue. Ce n’est pas rien, pour un jeune homme à qui pas grand’chose a été transmis, du moins le pense-t-il, qu’un homme en âge d’être le père qui fut absent, réellement ou fantasmatiquement, dans son histoire, lui « enseigne » avec ce qu’il pense être la bonne méthode, comment surmonter sa « phobie sociale ». Ce n’est pas rien, déjà, que ce jeune homme soit allé cherché dans quelque lieu, pour lui autre que celui auquel il pense appartenir – le lieu familial, l’espace sociale proche – ce qu’il pense n’avoir pas eu – penser n’avoir pas eu a des effets réels, la représentation qu’on a de notre réalité contribue à la construire. Ensuite, cette thérapie peut réussir un peu, beaucoup, pas du tout, à mettre du jeu dans ladite phobie sociale. Mais quelle qu’en soit l’issue, ce jeune homme, d’avoir fait cet acte , de quête de père , ou de repères sur lesquels s’appuyer, n’est plus tout à fait celui qu’il était avant. La question du père n’est déjà plus présente en lui dans le même état.

Le fait même de décider « je vais faire une thérapie », quelle qu’elle soit, est déjà un pas pour sortir d’une éventuelle ornière. On est prêt à y mettre du sien. Le succès de ladite thérapie dépend pour partie de la décision – inconsciente – du patient au départ de l’affaire – si c’est le moment pour lui ou pas de cesser de fumer, ou de s’auto-intoxiquer jour et nuit de ruminations moroses, par exemple – pour partie de l’énergie et de la conviction du thérapeute, de ce qu’il engage dans son action (certains sont plus doués que d’autres) – mais aussi, et c’est là que la psychanalyse reprend sa place de recours parfois incontournable – du paysage sous-jacent, de l’univers symbolique interne, des traces inconscientes à l’état latent, par lequel le patient est habité, au sein duquel la « thérapie » visant le symptôme se trouve, de facto, inscrite, comme faisant elle-même partie du symptôme qui emprisonne le patient.

Par exemple, la lutte contre les compulsions et les idées obsédantes sont les partenaires obligées, tant des compulsions que des idées obsédantes. L’obsédé pense ce qu’il ne faudrait pas (« Jésus est un enculé », ou « je veux baiser la voisine » – qui a 80 ans et qu’il ne désire nullement, en fait). Mais le symptôme n’est pas seulement la présence en lui de ces pensées automatiques, c’est aussi la nécessité, le travail, de les annuler après coup , par des actes conjuratoires, ou de passer ses journées à craindre de se mettre à penser. C’est la séquence des deux qui constitue la vérité de sa condition. Or, sa demande en thérapie – dans quelque thérapie que ce soit – c’est « enlevez moi ces pensées obsédantes » – alors que justement, lutter interminablement contre elles est un morceau de la maladie qui l’habite. Mieux vaut que le thérapeute, quelle que soit la « technique » qu’il « utilise », en soit averti. A cet égard, les psychanalystes qui pensent que l' »association libre » va leur permettre d’approcher le « refoulé » du patient ne se font ni plus ni moins d’illusions que les tenants des TCC qui pensent que chiffrer le nombre de pensées obsédantes dans la journée et coter les progrès avec de belles courbes va le « déconditionner ». L’une ou l’autre médiation vaut – pour ce qu’elle peut porter de désir de vie agissant, pour ce qui peut à travers elle se passer de nouveau dans la rencontre avec cet autre qu’est le thérapeute, pour le patient.

Cela ne veut pas dire que toute thérapie est vaine, ni même que toutes se valent – mais qu’elle ne pourra aider véritablement, conduire vers une réorganisation plus légère et libre de la vie psychique, que si l’appel à la volonté (ce n’est pas un gros mot), au désir de vie du patient, est étayé par le mobilisation des forces profondes qui ont mis en place les identifications, qui font que quelqu’un est ce qu’il est. Parfois il suffit de « séduire » le patient – qui vient là pour ça, pour qu’on l’aide à se défaire d’une manière d’être qui n’a plus d’interêt, de répétitions vides. D’autres fois, c’est toute la personne qu’il faut déplacer – d’un lieu psychique qui n’offre aucun soutient, où rien n’est possible, et où ça tourne en rond – vers un autre, pour elle inédit , qui permet d’exister – et ce n’est qu’à cette condition que les idées obsédantes – et la lutte obsédante contre elles qui en sont les partenaires – peuvent laisser place à une vie où il y a du possible.

Un certain nombre de ces thérapies – les thérapies comportementales et cognitives, surtout, qui depuis peu se sont appropriées la classification « émotionnelles » (TCCE et non plus TCC) – se donnent volontiers (et assez pompeusement…), un habillage « scientifique », avec des tableaux,  des courbes, des chiffres – ça ajoute de l’autorité à la chose, comme jadis le nom de Dieu invoqué avant une bataille, ou pour marquer l’espoir que la moisson sera bonne. Pourtant, le ressort de leur action tient à quelque chose qui a existé de tout temps, bien avant la Science, qui est tout aussi respectable que la Science, et dont t on espère bien qu’elle continuera d’exister au fil des générations : la part de transmission qui opère dans l’éducation.

L’éducation, pour qu’elle soit possible, suppose un certain type d’amour, une acceptation d’être « influencé », « séduit » au sens d’accepter une altération « de ce qu’on est », qui ne s’éteint pas à l’âge adulte, même si s’y ajoute l’esprit critique, en principe (lequel d’ailleurs est loin d’être absent chez les enfants, qui peuvent faire comme on leur dit, et n’en penser pas moins, et savent très bien si les adultes croient ce qu’ils disent ou pas). On peut l’utiliser à bon escient…dans l’interêt du patient. Certaines thérapies (par exemple celles, pleines d’humour, de ce psychologue systémique et jungien, Stanislas Watzlawick « faites vous même votre malheur ») y ajoutent des techniques « psychologiques » – des ruses, mais pourquoi pas ? que celui qui n’a jamais rien interdit à son enfant pour obtenir que justement il le fasse, et n’a pas jubilé intérieurement en voyant que ça marche, lui jette la première pierre.

Dans le cas des phobies, par exemple, l’autorité de la Science via le thérapeute vient à la rescousse du patient, qui en reçoit un étayage symbolique : « je serai avec vous lorsque vous arriverez vers ce pont qui vous fait si peur – et d’abord, vous ne devez pas le traverser, dans un premier temps. Juste faire un pas vers lui. Mais pas deux, sauf si vous y tenez absolument » etc..Le patient affronte l’épreuve de traverser le pont avec les forces du thérapeute s’ajoutant aux siennes (si toutefois il accepte de supposer au thérapeute assez de pouvoir pour que « ça marche », s’il a déjà décidé en son for intérieur que…, si etc…).

Mais – et c’est là que toutes ces thérapies, même les plus astucieuses trouvent leurs limites – le « pont » peut symboliser dans l’univers intérieur du patient quelque chose qu’il n’est pas possible de franchir pour lui à ce moment là de sa vie, le renvoyer à une difficulté interne dont il n’a aucune idée, juste cet appel qui insiste en lui et dont il ne sait que faire, « j’ai peur des ponts, ça me complique drôlement la vie d’être obligé d’inventer des itinéraires qui les contournent », et qui peut l’amener à consulter. Et là, il vaut mieux que le praticien consulté aie une idée des enjeux possibles de la chose, autrement dit, ne soit pas un pur technicien. Qu’il ne perde pas de vue qu’il en en face de lui non le TCA (trouble du comportement alimentaire) de 16h15, mais un individu dont l’univers intérieur est constitué d’un système de traces immergées dans l’existence, qui déterminent ce qui est, pour lui, possible ou pas, à un moment donné, qui le porte et qu’il porte, lui donne épaisseur et singularité, tout en demeurant, en lui, un mystère.

Au cours d’un travail analytique, il arrive qu’une phobie, qui était là, fichée comme une borne depuis l’adolescence, soudain s’évapore, lorsque le patient pour la première fois devient père d’un garçon. Ledit patient ne s’appelait pas « Dupont ». Mais le nom de jeune fille de sa mère assonnait avec « pont » dans sa langue maternelle. La phobie, d’ailleurs légère, indiquait, indice parmi d’autres chez ce patient, le conflit entre fidélité à l’imaginaire maternel, plus précisément dans cet imaginaire, au père de celle-ci grâce au signifiant « pont », auquel il se reliait, et son désir, longtemps refoulé de transmettre son patronyme. Lignage contre lignage – jusqu’au moment, résolutif, où le passage peut se faire de n’avoir plus de valeur de choisir l’un ou l’autre. Une remarque en passant – dès le début de cette analyse, le lien s’était fait dans ma tête entre la phobie des ponts qui lui compliquait la vie, et le nom de jeune fille de la mère de ce patient, et je le lui avais fait remarquer, sans que ce déchiffrage ne change grand’chose à son inconfort. L’Inconscient, même s’il est vrai qu’il parle (cela a été le génie de Freud de découvrir les processus primaires) n’est pas avant tout une langue étrangère que le patient porte en lui, tel un saint sacrement, dans l’attente qu’enfin elle soit lue – c’est un potentiel de créativité en devenir – dans ce cas, la question était entre filiation et paternité – dont il s’agit, à travers le travail analytique de réveiller la dynamique, et d’accompagner la puissance inscriptive.

Mais revenons à la question des thérapies. On a donc vu qu’il n’y a rien d’absurde à vouloir s’extraire de compulsions invalidantes, fussent-elles des compulsions à penser, via des techniques éducatives. Elles peuvent être une médiation aussi bonne – ou aussi mauvaise – qu’autre chose, selon ce qui s’y transmet du thérapeute au patient et du patient au thérapeute. Mais voici maintenant un autre exemple, qui montre combien cela aurait pu être dommage et réducteur de ne pas prendre les choses par un autre abord, d’envisager l’irruption d’un symptôme qui « évoluait » sous anti-dépresseurs depuis des mois au moment de la rencontre avec la patiente, comme une sorte de  » mauvaise habitude », nocive, à éradiquer d’urgence.

Une jeune fille arrive avec une phobie d’impulsion (situation classique pour laquelle des protocoles TCC sont prévus, avec désensibilisation progressive, le tout avec courbes, graphiques, tout un attirail visant à faire plus « scientifique », puisqu’on exhibe les insigne de la Science). « J’ai peur de prendre un couteau et de faire mal à quelqu’un », explique-t-elle. On parle ensemble. Très vite, il apparait que cette jeune fille étouffe avec son « copain », insuffisant à beaucoup d’égards, on va dire. A l’arrière plan de cette situation, il y a le fait qu’elle avait été propulsée par ses parents « petite mère » – « sa deuxième mère », disait-on à son propos, « c’est quasiment elle qui l’élève » – de son jeune frère, arriéré mental, envers lequel son ressentiment qu’il aie pris tant de place dans l’attention de ses parents, à son détriment, pensait-elle, n’avait jamais pu s’exprimer. Le bénéfice narcissique de l’identification « petite mère » l’interdisait. Des rêves explicites – où les couteaux n’ont pas manqué – ont ponctué quelques séances (levée du refoulement de pulsions agressives). Dans la foulée de ces rêves, ses relations réelles avec le frère attardé se sont améliorées, et il s’est trouvé bien, lui aussi, de ne plus être l’objet des visées éducatives traversées de pulsions sadiques anales (mal) refoulées de sa sœur – qui a découvert de son côté que derrière l' »amour » affiché – mais infiltré d’agressivité narcissique – qu’elle lui témoignait…il y avait une tendresse réelle, en elle, pour ce frère, tel qu’il était.

Mais la phobie d’impulsion n’a disparu que plus tard : lorsque le « copain » a été largué – au profit d’un autre homme, qui pouvait compter pour elle comme tel – pas tout de suite, elle a assumé un moment « de ne pas être en couple ») – d’un autre homme moins dépendant d’elle, moins en quête à travers elle d’une figure maternelle par laquelle être « dirigé » et contre laquelle se révolter. Cela n’a pas été facile. Il n’est pas facile de lâcher la possession fantasmatique de l’autre et la « sécurité » fallacieuse qu’elle procure, de s’engager dans la vie à partir du vide d’un désir pas satisfait d’avance. C’est ce qu’a permis à cette jeune femme le travail analytique qu’appelait son symptôme. « J’ai peur de prendre un couteau et de faire mal à quelqu’un ». Elle avait peur, c’est vrai. Mais elle le voulait aussi, au fond d’elle-même – non pas satisfaire ses pulsions agressives envers le frère, le copain, ou même s’autoriser à les reconnaitre (ça ce n’était que l’écume des choses),mais se couper elle-même d’une manière d’être ou possédant fantasmatiquement l’autre, elle ne pouvait ni désirer elle-même, ni jouir de son désir à lui, dans un érotisme qui la fasse femme.

Qu’est-ce que la psychanalyse a en propre qui la rend autre que les thérapies de toutes sortes qui, aujourd’hui, abondent sur le marché du soin ? Telle était la question de départ, et voici le moment d’y répondre. C’est à mon sens , devant toute personne rencontrée à partir d’un symptôme posant problème, d’être capable de prendre en compte à la fois la réalité présente de cette personne, dans sa vie, dans ses interactions avec les autres telles que vécues par elle dans ce qui est son actualité – ne pas considérer son « moi », ses symptômes, ses difficultés telles qu’elles sont comme choses négligeables qui ne mériteraient que mépris et silence sous prétexte de s’adresser à l’Inconscient, et seulement à l’Inconscient – tout en explorant, en même temps – cela plutôt silencieusement – l’état du paysage intérieur que cette personne amène avec elle, ses points d’impasse, de fixation, afin de l’accompagner activement vers le chemin permettant de les dépasser. Cela n’est certes pas la même chose, dans un destin, de rencontrer à la faveur d’un symptôme qui flambe, quelqu’un qui va chiffrer ce symptôme (vous avez plus peur le matin, le soir ? cotez votre peur du pont sur une échelle de 1 à 10…) , ou quelqu’un qui sans tenir votre peur pour quantité négligeable et vous laisser seul avec elle, va aussi la déchiffrer discrètement pour ce qu’elle condense de vos possibles figés, y attendre l’appel des actes empêchés, lui répondre, en accompagner la transformation en vous.

Certains symptômes – pas tous – sont parfois comme des phares , dont le clignotant unique signale à qui passe par là, et sait entendre, voir et penser, pas forcément qu’il y a un nauffrage, mais du moins, momentanément, une stase.

eva talineau

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Le déni de réalité chez le sujet et dans l’histoire

texte de la  conférence, et travaux préparatoires,  prononcée le mercredi 22 octobre au séminaire de daniel sibony, 2014-2015 – à la fac de médecine, Paris.

 

Résumé : des formes de déni non seulement font partie du lien social, de la normalité, au niveau de la « psychologie individuelle », mais participent d’une mise en place collective de la réalité sociale en tant qu’espace de circulation de « croyances flottantes ».

Dans cet espace de réalité, tissé par les dénis – en complément du rappel et de l’oubli – espace qui se transmet et, dans nos sociétés historiques, se transforme, de génération en génération, certaines personnes créent, en surimpression, des néo-réalités imbriquées dans cette transmission sociale : on a alors affaire aux dénis de réalité, tels qu’on les rencontre dans la  psychopathologie, et notamment dans la clinique de la perversion.  Ces dénis de réalité privés sont des passagers clandestins du lien social – et un défi pour la pratique clinique. Freud, à travers la notion de Verleugnung, en avait déjà perçu le tranchant de mise en acte de refusement  de la rencontre inconsciente du manque de l’autre, sans l’ avoir , en son temps, élaborée comme militance active.

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Dénier, c’est refuser de reconnaitre comme vraie une assertion dont on sait qu’elle est vraie. Déjà au 17ème siècle : « il mène avec lui des témoins, afin qu’il ne prenne pas un jour envie à des débiteurs de lui dénier sa dette ». C’est dans les Caractères de La Bruyère, à propos d’un personnage, un certain Théophraste, convoqué là pour illustrer la défiance. Appartient aussi à l’usage habituel de la langue l’expression « déni de justice », qui désigne le fait de ne pas accorder à quelqu’un un droit qui lui est dû, et dont chacun sait qu’il lui est dû, y compris le juge. L’idée de déni`de réalité, lorsque Freud l’introduit, vient se connecter à cet usage. Il serait trop simple d’en conclure que si on ne rend pas justice à la réalité, elle va vouloir se venger…la réalité se constitue de tout ce qui arrive, y compris à travers l’événement d’être déniée, comme on verra plus loin;

Mentir suppose qu’on sait qu’on ment. En général pour en tirer un bénéfice. Dénier la réalité est plus complexe, suppose qu’au moment où le mensonge est proféré, une partie de soi-même y « croit ». Il ne s’agit pas de tromper l’autre, pour juste échapper à des désagréments, par exemple, mais de se tromper soi-même. Dans le déni, l’autre est un moyen de se faire croire à soi-même quelque chose que par ailleurs on sait être faux.

On sait combien certains escrocs et imposteurs peuvent être persuasifs. On s’en étonne. On se demande d’où ils tirent un tel pouvoir sur les autres : cela provient de cette logique, du fait que tout en mentant, ils sont sincères. Ils se croient eux-mêmes alors même qu’ils mentent. Et l’autre, la future dupe, qui a mis entre parenthèse son esprit critique – c’est parfois reposant – perçoit cette partie qui est « auto-dupée ».  L’imposteur qui réussit est convaincant du fait de l’identification inconsciente de la dupe à la partie de l’illusionniste en train d’être dupée…par lui-même.

Déni ou mensonge ? le tiers a parfois du mal à s’y retrouver. Mais la question de l’adresse à l’autre permet de se repérer. Exemple du déni alcoolique, où davantage que de mentir au médecin, il est question de se mentir à soi-même à travers le médecin, pour des raisons de maintien de l’homéostase narcissique. On sait que démentir le déni « si, si, vous buvez, vos analyses sanguines le prouvent, je les ai sous les yeux », aboutit à ce  qu’à la sortie de la consultation, le patient aille boire un verre, deux verres, etc..Démentir le déni aggrave l’addiction – au moins dans un premier temps.

Mais avant d’aborder les dénis dans la psychopathologie , et notamment la criminologie, un détour.

Dans son fameux article « je sais bien, mais quand même », Octave Mannoni montre comment pour maintenir vivante –  « quand même » – une croyance que la réalité a démentie, les adultes en passent par l’idée que eux, étant évolués, n’y croient pas, mais que d’autres – des « on » – pourraient y croire, ou même y croient vraiment. L’exemple, ethnologique, sur lequel il s’appuie est celui des Katcina chez les Hopi. Les pères et oncles de la tribu, déguisés en Katcina, font croire aux enfants que ceux-ci, une fois par an, revêtus de masque, viennent parmi eux, distribuant des espèces de nourritures rituelles colorées, un peu comme notre Père Noël, sauf qu’ils sont réputés dangereux, et font mine de vouloir dévorer les enfants, qui seront « rachetés » par leurs mères. Et puis, à l’âge de 9 ans, lors d’une cérémonie, coup de tonnerre, révélation : les oncles et les pères se montrent derrière les masques : les Katcina, ce sont eux, déguisés. Mais, renversement, ceci aboutit au récit suivant « vous savez, maintenant, les enfants, que les vrais Katcinas ne viennent plus parmi nous comme ils le faisaient autrefois. Jadis, c’étaient eux qui venaient pour cette cérémonie. Maintenant, ce sont vos oncles et vos pères qui sont obligés de revêtir leurs masques. Lorsque vous aurez des enfants, vous aussi devrez faire en sorte qu’ils croient au Katcina, ce sera à vous de porter ces masques, à votre tour ». Pour Octave Mannoni, ce passage depuis « ils sont ici » vers « ils ont été ici jadis » – passage qui transite par le désillement, la déception, voire l’angoisse – signe le progrès spirituel de la croyance vers la foi.

Dans le système de pensée qui faisait référence dans ces années 1960 et suivants, ce récit était censé illustrer le passage de l’imaginaire au symbolique , notamment dans la cure analytique comme on la pensait à ce moment là : soutenir la croyance au « supposé savoir » – d’où le silence  systématique  de beaucoup d’analystes « formés » à cette école – puis assumer la « découverte » par le patient que ce n’était qu’un masque.   Mais ce n’est pas ce qui  importe ici. Ce que Octave Mannoni relève, et qui reste intéressant par delà les 50 et quelques années qui nous séparent de son écrit, c’est que le maintien de la foi, sous cette forme épurée de « il y a eu jadis des Katcinas qui nous rendaient visite, jadis, du temps des ancêtres » , énoncé qui est un élément essentiel de la religion Hopi, exige l’engagement par ceux qui viennent d’être désillusionnés, de veiller à ce que leurs propres enfants soient entretenus jusqu’à leurs 9 ans dans la croyance qu’il y a des Katcinas réels, non dans le passé, mais aujourd’hui, et que ceux-ci viennent une fois par an , danser avec la tribu. C’est l’objet de l’initiation. Transmettre que ceux qui ont été « trompés » doivent à leur tour « tromper », pour que le mythe socialisant à travers lequel la tribu se perpétue et célèbre son existence collective, de génération en génration, se perpétue.

Octave Mannoni en tire la conclusion – tout à fait pertinente encore aujourd’hui – que pour se construire et se maintenir, une croyance doit passer pas tant par la nécessité qu’ « on » – soi-même – y croie, mais par la supposition qu’il y en a un autre, ou des autres, qui y ont cru, y croient, ou y croiront. C’est sur ce même principe de psychologie intuitive – ici finement analysée – que repose l’efficace de la propagande du mensonge suivi de démenti. Peu importe qu’une information soit reconnue comme fausse, une fois qu’elle a été mise en circulation, elle détient un certain « quantum » de vérité. Pas grand’monde, aujourd’hui, en Occident « croit » en première personne que les juifs font du pain azyme avec le sang de petits enfants chrétiens à l’occasion de leur Pâque. Cela n’empêche pas cette croyance en laquelle « personne » ne croit de fonctionner, et d’affecter d’un haut coefficient de crédibilité la propagande qui présente les israéliens comme tueurs d’enfants à Gaza.

Octave Mannoni décrit dans  ce champ flottant,  cet univers  de croyances socialement disponibles,  auxquelles implicitement chacun se rattache, sur le mode d’être divisé par elles.  « c’est fou le nombre de gens qui lisent leur horoscope », « qui achètent des billets de loto le Vendredi 13 ». Ces croyances circulent dans le champ social comme répudiées, mises au compte de l’autre. On flirte avec l’idée que cet autre pourrait être soi…mais n’est pas soi.

A la même époque, Jeanne Favret Saada écrivait un livre sur les désensorceleurs dans le bocage. Et remarquait que jamais un homme qui  allait se faire désensorceler ne « croyait » aux « sorts ». C’était sa femme qui y croyait. C’était tacitement admis que ça suffisait pour valider la démarche, et de fait, cela suffisait pour  que le dispositif trouve quelqu’efficace.

De même, pour ce qui était de la « religion  »  au début du 20 ème siècle. C’était l’épouse qui allait à la messe, et  « avait de la religion » au nom de toute la famille, ce qui permettait à l’homme de se dire en toute sécurité intérieure ,  « libre penseur », et d’aller au café. Une croyance qui fait lien  social n’a pas besoin que tous les membres du collectif y adhèrent, ni même que ceux qui disent y « adhérer » – les épouses qui vont à la messe – le fassent « sincèrement ». La supposition suffit que  « quelques uns » ont de la religion pour que cela fasse implicitement et collectivement lien social.

C’est donc, pour Octave Mannoni, à travers ce mécanisme privilégié qu’est  leur déni,  que les croyances se transmettent. Retenons cela – avant d’aller explorer un autre versant de la question, celui du déni de réalité en criminologie.

Les policiers qui ont à traiter des affaires d’inceste, de viols, d’abus sexuels sur mineurs le savent bien : le fait de refuser d’admettre les faits délictueux alors même que les témoignages sont accablants est fréquent. La police scientifique a fait aujourd’hui de tels progrès que les preuves matérielles suffisent souvent à établir la réalité des faits. Et concernant les suites pénales, ceux qui avouent, surtout s’ils témoignent des regrets, ont des peines plutôt moins lourdes que ceux qui s’obstinent à nier l’évidence. Pourtant, un nombre non négligeable de ces personnes ne peuvent pas avouer. Pourquoi ?

Mettons de côté les cas de débilité, ou de schizophrénie avérée : « c’est le diable », ou bien « c’est mon double qui l’a fait » – à charge pour  l’expert de démêler véracité ou simulation, pas toujours facile. En dehors de ces situations, pourquoi nier l’évidence, alors que l’avocat conseille d’admettre les faits ?

Une première approximation, c’est que reconnaitre des faits comme le viol habituel, cela implique ipso facto que désormais, il sera sûrement moins facile de continuer ! le tiers social, qui ne s’occupait pas de vos affaires, s’en mêle, et n’est pas d’accord. Il va falloir renoncer à une jouissance. C’est une contrariété. Sous cet angle là, le déni n’est pas très différent du refus banal de tout un chacun de faire face à un changement non désiré, une maladie par exemple, avec laquelle il va falloir négocier. Face à toute blessure narcissique, toute frustration à affronter, dire d’abord que « non » avant de composer avec  est la première réaction du narcissisme en cours. Quelqu’un dont les analyses sanguines indiquent qu’il devrait changer son alimentation, supprimer telle ou telle chose qu’il aime n’est au début pas enthousiaste non plus, et sera tenté de se persuader que non, il n’y a pas de problème, qu’il va être possible de continuer comme avant. C’est vrai pour des choses triviales, mais aussi face à des événements historiques dramatiques : nombre de ceux qui avaient pu fuir de camps de concentration autour de 1941/1942, et essayaient d’alerter les juifs de diverses communautés sur ce qui se passait à l’Est étaient traités de « fous », quelles qu’aient été les preuves qu’ils apportaient à l’appui de leurs dires. Ce qu’ils disaient était insupportable.

Mais ce premier niveau ne suffit pas à expliquer le déni pervers. Pour prendre la mesure de ce dont il est question, je vais passer par un autre événement historique. Lors de la 2ème guerre mondiale, alors que la situation du front de l’Est après Stalingrad avec l’Union Soviétique aurait exigé que l’Allemagne y dédie le maximum de ses hommes et de ses ressources matérielles, les nazis ont préféré mobiliser une part non négligeable de ces ressources pour aller traquer les juifs dans des endroits improbables, puis organiser le transport de ces juifs vers les camps où ils allaient être exterminés. Dans le même temps, des transports de troupe laissaient à désirer, les commandants des fronts de l’Est réclamaient moyens, hommes, matériel. En terme de stratégie militaire, ce choix n’était pas « raisonnable ». Pourtant, c’est cette nécessité là qui s’est imposée. C’était pour les nazis un choix ETHIQUE. Un choix résultant de la loi qu’ils se sont donnée et à laquelle ils se sont donnés, celle de nettoyer leur origine des juifs, de la nettoyer jusqu’au bout. Ne pas agir ainsi aurait été trahir. Non pas trahir les intérêts de l’Allemagne , ou du 3ème Reich, mais trahir la foi intime qui les soutenait, la mission à laquelle ils se sont donnés et qu’ils se sont donnés.

Reconnaitre devant la police leurs actes, même sachant que ce serait leur interêt, certaines personnes ne le peuvent pas. Ce serait le commencement d’une trahison. Trahison de la loi interne qui leur prescrit les actes dont ils sont les exécutants/exécuteurs. Ici, je salue au passage un livre de notre hôte, Daniel Sibony ici présent, « perversions », qui  dans les années 1980, a élaboré la question de la loi perverse et présenté les différentes figures du choix pervers d’avérer une vraie loi – choix que celui-ci  inscrit par ses actes au sein des lois communes. Il  montre aussi dans ce livre comment l’auto-référence narcissique est la loi  de ces diverses « vraies lois ».

Le déni des faits relève  de la volonté intacte de continuer dès que l’occasion  se présentera. De même, ceux qui dénient les chambres à gaz ou la Shoah. Ils posent par là que ça reste à faire. C’est le sens de ce qu’on appelle « négationisme ». Il semble porter sur le passé, il concerne en fait ce qui est espéré, projeté, pour l’avenir.

Lacan, dans « Kant avec Sade », déjà habité dans les années 60 de la version tragique et héroïque de la psychanalyse qui a été la sienne, qui a essaimé dans la culture  et continue, d’ailleurs à séduire  aujourd’hui, déduit de ce qu’il pense avoir été le « fantasme sadien »  que la vérité de l’homme,  c’est que le désir est l’envers de la loi. A cette occasion, il rappelle Saint Paul pour qui « sans la loi, il n’y aurait pas de péché », parole dont à son avis Sade incarne la logique , de faire sa loi du péché. Lacan, dans ce texte, fait de cela un universel.

Il est fort douteux qu’il existe une vérité du désir de l’homme, encore plus qu’il appartiendrait à la psychanalyse de « dévoiler » un tel objet. Son éthique spécifique est plutôt de veiller à ce qu’il continue à courir. Néanmoins, Lacan a touché là quelque chose qui qui est au cœur de la position perverse, c’est qu’il s’agit d’un programme. L’acte pervers est un rituel, un rituel au service d’une religion privée absolument contraignante, et qui requiert fidélité.

Parmi les jeunes filles qui ont vécu une longue liaison incestueuse avec leur père, certaines témoignent de leur épouvante de ce que ces actes sexuels avaient de rituel. Comme une cérémonie qui se déroulait toujours selon le même scénario, disent-elles. « Il entrait dans la chambre, et je savais, à la seconde près, ce qu’il allait faire, et ce qu’il allait me faire faire ». Plus que les menaces ou les coups, lorsqu’il y en avait, cette fixité d’un texte déjà écrit d’avance et auquel elles n’avaient aucune part, que de jouer la partition prévue, les terrorisait. Ce sont ces hommes là qui, une fois pris, restaient fidèles à leur déni, n’avouaient pas. D’autres, ceux simplement immatures qui avaient construit la chose comme une sorte de pseudo relation amoureuse où leur fille les comprenait si bien que tout devenait permis, arrivaient assez bien à avouer, et même à parfois à témoigner de « regrets ».

Avoir en tête cette idée que certaines personnes ne sont pas des monstres hors humanité, mais ne sont pourtant pas « comme nous »,  du fait d’être pris et compris dans des logiques qui ne sont pas les nôtres, que ces logiques, les ont choisies  en même temps qu’elles  les  choisissent , évite bien des errements cliniques. Ne pas prendre en compte cela, pour le coup, relève du déni de la réalité…de l’autre,  de l’hameçonnage fantasmatique de l’autre dans sa propre réalité.

Un détour par la clinique : lorsqu’on assure des consultations en CMP, dans le service public, on est amenés à recevoir sur la durée un certain nombre de patients en injonction de soin. Une fois la peine de prison en partie exécutée, le juge peut prendre une telle mesure dans le cadre des libérations conditionnelles. Dans les cas moins graves, elles peuvent même remplacer les peines de prison. Ces injonctions de soin sont obligatoires, et il est requis au patient de prouver au juge d’application des peines qu’il s’est bien présenté aux séances. Si ce n’est pas le cas, il retourne en prison. Sur 38 années de présence en psychiatrie, j’en ai reçu moi-même un certain nombre, et ai aussi supervisé le travail de collègues confrontés à cette mission.

Il arrive que ces thérapies « marchent ». Une fois dépassée la première strate de déni qui porte sur les faits et la responsabilité – et cela suppose déjà une lutte pied à pied, mot à mot, contre les éventuels mensonges et minimisations – arrive parfois un matériel terrifiant de traumas précoces vécus par ces personnes, d’abus sexuels, de maltraitances, corroborés par des traces sur le corps qui prennent sens, des témoignages retrouvés, des articles d’anciens journaux etc..Une histoire occultée, une réalité enfouie, est en train d’être retrouvée. On peut alors croire que d’exhumer ce passé va changer radicalement le rapport de cette personne à la vie, au monde, comme dans une thérapie « normale » – si tant est qu’on puisse utiliser ce terme – où l’adresse à un autre là où il n’y avait jamais eu de témoin, parfois pas même  à l’intérieur d’un « soi » pas encore constitué ,  permet de relancer les forces de vie enkystées, ravagées.

On peut le croire – mais ce n’est pas ainsi que cela se passe dès lors que  quelqu’un est habité par un clivage. Les différentes parties de sa personne évoluent séparément, et le même qui en séance avec le thérapeute retrouve avec effroi les souvenirs de l’enfant abusé qu’il a été, peut, à l’extérieur, être en train de préparer méthodiquement la récidive. A une occasion, elle fût évitée de justesse, grâce au fait que j’ai menacé de téléphoner au juge d’application des peines. Le patient avait tendu une perche en amenant en séance un rêve qui « montrait » ce qu’il était en train de préparer. Il avait repéré une future victime, un petit garçon. Il connaissait les horaires où celui-ci quittait l’école. Ce n’est qu’une fois que j’ai eu manifesté avoir entendu que c’était sur un projet en cours d’exécution, et pas sur un fantasme, qu’un coin du voile était en train d’être levé par le rêve, que cet homme a reconnu que ses plans étaient déjà bien avancés, y compris le lieu où ça devait se passer, une cave qu’il était en train d’aménager pour cette destination. Cette fois-ci, la récidive n’a pas eu lieu. Le patient avait senti que j’étais prête à passer ce coup de téléphone si je l’estimais nécessaire. Le rapport de forces était de mon côté. Par la suite, la thérapie a porté sur la jouissance de l’emprise sur l’autre, sur le corps de l’autre, la psychê de l’autre. Il se peut que dans ce cas, le clivage aie été, au moins partiellement levé, et donc aussi le programme pervers qui cheminait avec cet homme comme la cause à laquelle il avait donné sa foi . Peut-être. Pas certain. Sade s’était débrouillé pour passer une bonne partie de sa vie en prison – ce sont aux murs de ses successives prisons qu’il a été redevable de plutôt écrire qu’agir.

Arrivé en ce point, il est temps de faire remarquer que paradoxalement, je n’ai pas abordé la question du déni de la réalité dans la psychose, alors que c’est, phénoménologiquement au premier plan de la clinique,    une situation des plus courantes, reprise par la représentation sociale courante de la folie.   Lorsqu’un patient, tout en se servant du micro-onde pour faire réchauffer son café – il ne dénie pas la réalité dans ce qu’elle a d’opératoire –  dit qu’il est pressé de le boire, car il attend la visite de Bismarck, qui doit venir lui rendre les honneurs, lui-même étant   le kaiser,  on dira facilement qu’il dénie la réalité de sa situation qui est qu’ il attend le médecin, et s’appelle Michel J.  Se trouverait-il qu’il aie eu, juste avant sa naissance, un frère mort, que ses parents auraient appelé Frédéric –  comme deux des  princes Allemands sous lesquels Bismarck a été chancelier –  et qu’on aie pris la peine de parler suffisamment avec sa famille, et lui, pour que cette information vienne à jour,  au point de permettre de former l’hypothèse que ce patient à ce moment, exprimerait le vœu, via  son délire,  que le médecin « rende les honneurs » – reconnaisse – à travers lui, ce frère, Frédéric,  on se serait fait plaisir en trouvant quelque rationalité au drame se produisant dans ce patient – ce n’est pas pour autant  qu’on lui aurait rendu sa place, la sienne, dans l’existence.  Cet acte là requiert plus de médiations et de heureux hasards.  Notons juste pour le moment que ces formes pourtant patentes du déni, les formulations psychotiques de déni « non, je ne suis pas Michel J., mais le kaiser « ,   les néo-réalités que produisent la folie avérée,  n’entrent pas dans le champ du déni de réalité tel que nous essayons d’en dessiner les contours ici. Nous verrons plus tard pourquoi.

Pour expliciter cela, il va falloir passer par Freud. On l’oublie facilement, tant l’expression est entrée dans les usages, mais le concept « déni de réalité »  a été inventé par lui. C’est le terme Verleugnung qui a été traduit ainsi, en ballotage, en français, avec répudiation. Celui de Ichspaltung (clivage du moi) fait partie du même mouvement de la pensée Freudienne. Ce concept de Verleugnung est inséparable des constructions Freudiennes sur la castration et l’Œdipe,  que plus grand monde ne prend, aujourd’hui, à la lettre. Lacan disait que c’était un mythe, et prétendait avoir trouvé la vraie théorie qui serait la vérité de ce mythe, peu importe, ce n’est pas le lieu de discuter cela ici.

Voilà cette construction, pour ceux qui ne l’auraient pas en mémoire : pour Freud, la non-présence d’un pénis chez la mère était censée être un choc terrible pour l’enfant quand celui-ci en fait le constat. Freud crédite les garçons  de la croyance innée  que la mère a un pénis.  Ce choc a pour lui comme effet le « refoulement » (Verdrangung) de cette castration (donc de la mère), qui n’annule pas le constat qui en a été fait, mais en conserve la trace dans l’Inconscient. A partir des années 1923 jusqu’à 1938, il met en évidence, à partir de sa rencontre avec la question du fétichisme,  une autre conséquence possible de cette découverte – pour lui, à l’époque, tout cela est tout à fait réaliste, fondé sur l’observation, il n’a pas l’idée que ses théories sont des constructions, sauf à quelques moments, fugitifs, où il entr’aperçoit ce champ de profondeur, seul avec son texte qui avance, ce sont ces moments où il s’interroge sur la part de délire qu’il y a dans les théories et la part de théories qu’il y a dans le délire etc.  – dans la réalité sociale, cependant,  et non seul avec son texte, il a bien du mal à supporter que ses « élèves » n’adhèrent pas , comme un seul homme, à ses constructions – ceux à qui d’autres logiques s’imposent sont bien vite rejetés.

Cette autre conséquence , de la rencontre avec la castration de la mère, c’est la scission du moi en deux parties (Ichspaltung), une qui accepte la  » castration » et la refoule normalement, une autre qui la dénie (Verleugnung). La partie déniée se met alors au travail pour fabriquer un fétiche qui sera un tenant lieu du pénis absent de la mère, tenant lieu qui pour le fétichiste devient la condition de la satisfaction sexuelle, laquelle est mise en quelque sorte au service du culte de cet objet, le fétiche. C’est autre chose que d’halluciner. Il s’agit de créer – activement. C’est ce phénomène de création active d’une néo-réalité à laquelle un culte est rendu – chez le fétichiste un culte sexuel – qui constitue, pour Freud, le déni de la réalité. Non pas un concept purement descriptif, donc, mais une construction métapsychologique, dont la reprise dans le vocabulaire courant sous la forme atténuée dans laquelle elle circule gomme l’acuité. Si je vous dis, là, tout de suite, alors qu’il est 19h45 ,  qu’il est 19 heures , le langage courant pourrait dire – si toutefois j’ai l’air de croire un peu ce que je dis – que je dénie la réalité, parce que, peut-être, je préférerais qu’il soit 19 heures, et avoir encore du temps avant de conclure cet exposé. Mais ce ne serait, en tout état de cause, pas un déni de réalité au sens où Freud a inventé, avec la Verleugnung, ce concept.

Comment entendre, aujourd’hui, ces constructions Freudiennes ?  Objectivement, en tout cas, elles ne correspondent pas à l’observation directe des enfants, en tout cas la plupart du temps, même si, avec un effort, on peut supposer qu’elles étaient plus pertinentes à son époque.   Peut-être avec l’hypothèse qu’à travers elles, il explorait et approchait la question du rapport des femmes, des mères, au manque, ce qu’elles transmettaient inconsciemment de ce rapport à leurs enfants, la manière dont les enfants se débrouillent avec ce qu’elles transmettent.

En rencontrant  ce phénomène, qu’il a appelé Verleugnung,  il a abordé une rive  de la clinique dans laquelle se dessinent en creux d’autres figures de mères que celles qui ont en elles un rapport, vivable ou invivable, mais rapport quand même, au manque. Avoir un rapport vivable au manque, c’est traduire l’énergie qu’il recèle en création –  amoureuse, par exemple,  mais pas seulement, le rapport à l’autre sexe n’est pas la seule voie  créative humaine à travers laquelle il peut mettre en jeu sa division via l’amour.   Un rapport invivable, c’est en accuser réception, en soi, surtout sous forme de souffrance. Mais dans ces deux cas de figure, le rapport au manque est inscrit – et transmis, même si le premier cas est plus « heureux » que le deuxième

Le fait que la mère aie un rapport au manque, fait normalement piège pour ses rejetons.  Ceux-ci se sentent normalement appelés soit à réparer imaginairement ce manque, et produiront à cet effet des symptômes qui seront l’équivalents de sacrifices, soit à se mettre au service d’un fantasme qu’ils lui prêtent – ou qu’elle a vraiment – qui serait ce qui, pour elle, réparerait ce manque, qu’ils inscrivent à travers leurs choix de vie, ce à travers quoi ils prennent place dans la réalité.   Qu’ils répondent à cet appel en eux et en leur mère, comment ils y répondent,  dépend de beaucoup de choses, et notamment de la présence réelle dans les entours de leur enfance  d’un père qui les aide, ou pas, à s’en dégager, ou du moins à négocier avec  . Mais quoi qu’il en soit, notre réalité, celle qui est partageable, celle qui circule et dans laquelle on peut circuler en s’accrochant à la texture commune se constitue à partir du manque, et de sa circulation, tel qu’il est accepté et refusé par chacun, selon des voies à chaque fois singulières. C’est cela que Freud équivoquait, à travers sa construction – « réaliste », c’était un savant positiviste de son époque – sur le « constat » de la castration de la mère par l’enfant.

Dans ces années de 1923 à 1938, il semble qu’à travers ses patients, il rencontre autre chose. Certaines femmes sont en effet telles que leur enfant ne peut pas vouloir les « sauver » du manque. Ce sont des femmes à qui, pour quelque raison, il est absolument insupportable de ne pas être une idole sans manque, saturée d’être. Cette impossibilité peut prendre des formes paradoxales – infatuation extrême, ou au contraire dépressions insondables. L’enfant alors, se met au service du délire implicite de sa mère, dans une complicité secrète. De telles complicités ne sont pas seulement sans amour – l’amour, c’est le mouvement intime qui pousse à vouloir partager le manque de l’autre, à travers lequel on reconnait, sans le savoir, le sien – ce sont des dispositifs secrets mis en place contre l’amour. Ce sont des guerres insues contre l’amour.

Comment fonctionnent ces dispositifs ? en créant des chimères, pas forcément sexuelles. Elles peuvent être idéologiques, politiques. Elles mettront en place l’idole/l’idologie/l’idéologie pleine dont le rejet virulent par  la mère de toute entaille narcissique, son exigence granitique d’être un bloc d’entièreté , dessine la place en creux.

Un tel enfant n’a pas sa mère comme partenaire, ni même le fantasme par lequel elle se complèterait, et qu’il pourrait prendre en charge. Il n’a d’autres choix – à moins de recours tiers auquel accrocher quelque chose de son être – que la certitude délirante de sa mère qu’elle doit être une idole (peu importe qu’elle pense l’être ou pas). Cette exigence absolue, c’est cela qu’elle transmet à son enfant. S’il ne s’y dérobe pas, il deviendra  à son insu le desservant d’un culte privé d’où le sacrifice humain, réel ou symbolique, n’est jamais absent.

Le déni de réalité pervers porte sur l’amour Inconscient qui transmet la vie et qui crée,  à partir de la transmission et de la circulation du manque. C’est cette réalité là qui est déniée.

Du coup, cette invention Freudienne de la Verleugnung, qui peut à nos oreilles d’aujourd’hui sembler caduque, inacceptable, tant est peu crédible pour nous l’idée que les enfants mâles ne sauraient rien de la différence sexuelle, mais croiraient, comme le soutenait Freud, que tout être est muni d’un pénis, résonne tout autrement, au plus vif de la réalité clinique. Comme , peut-être, un rêve réussi qui transmet ce qu’il y a à transmettre à travers son échec à le faire.

Arrivée au terme de ce parcours, je peux maintenant expliquer pourquoi j’ai choisi de laisser hors champ de cet exposé le déni de réalité psychotique, alors que dans le champ de la psychopathologie, c’est quelque chose avec quoi on a constamment affaire.

La réalité sociale est faite des croyances collectivement partagées et partageables, donc quelqu’un qui dans un service psychiatrique, affirme être le Kaiser et attendre la visite de Bismarck d’un instant à l’autre est bien évidemment en rupture avec elle.

Mais la réalité spirituelle, à travers laquelle la présence au monde de chacun, un par un, est rendue possible, et transmet un fil d’Inconscient à travers le passage du manque et son travail dans la psychê, celle contre laquelle est produite la militance du déni pervers, les patients psychotiques ne la dénient pas.

Leur état vient de ce que, de quelque manière, c’est eux qui ont été déniés par elle. Un événement qui a fait trauma, les a expulsés hors du monde, et quand on est hors monde, on tombe en psychiatrie. Leurs symptômes, délires et autres absurdités sont une objection à l’effacement dont ils ont été spirituellement l’objet, à l’insu de tous. Un appel à ce que de l’Inconscient vienne les remettre au monde. L’inverse de l’auto-référence perverse qui dénie la réalité au sens du déni de réalité Freudien, dont nous avons, ici, développé le sens, tel qu’il vaut pour nous, aujourd’hui.

Je vous remercie pour votre attention

 

eva talineau

 

 

 

 

 

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