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« question d’être, entre Bible et Heidegger  » par Daniel Sibony. une lecture, publiée dans « passages » n° 187, puis dans Œdipe.org

Un livre porte une charge symbolique lorsque la dernière page tournée, on se dit « voici un commencement, et un appel ».  Dans l’oeuvre de Daniel Sibony qui se poursuit depuis plus de 40 ans, ce livre est un de ceux qui s’inscrivent dans le temps long de la pensée. Et il demande qu’en soit continué l’élan.

On connaît l’importance qu’a eue Heidegger comme philosophe oeuvrant à dépasser les limites dans lesquelles s’est déployée la pensée philosophique, et donc aussi scientifique et technique, occidentale, à sortir du cadre structurel à partir duquel cette tradition, qui nous a propulsés dans la modernité, a pris son essor. Parmi d’autres, Sartre, Levinas, Derrida pour la réflexion philosophique, Blanchot, Bataille, pour la littérature, Lacan dans le champ de la psychanalyse, et Binswanger dans celui de la psychiatrie phénoménologique ont rencontré son oeuvre, l’ont prise au sérieux, et ont construit leur pensée en dialoguant avec elle.

Heidegger est le penseur qui au 20ème siècle a tenté d’ancrer sa réflexion dans l’appel de ce qui dans l’Etre échappe aux représentations (ou n’est pas un étant). A la perception intuitive de cet échappement,  quelques décennies auparavant,  Freud avait lui répondu par le concept d’Inconscient – pour nommer ce qui dans chacun appelle à l’écoute du plus singulier, et conduit vers ce que dès les premières versions de la Traumdeutung il a appelé « l’ombilic des rêves », ce noyau d’être d’où pulsent l’infinitude des désirs et des élans inconscients. Toute son oeuvre tourne autour de ce noyau d’être et montre que des paroles qui dialoguent avec les « lettres » qui en émanent, dites par un autre qui assume d’en être atteint au passage sans que cette atteinte fasse loi pour lui, peuvent en dépasser les fixations. C’est le propos de la psychanalyse.

Heidegger, lui, a choisi de relever ce défi – intégrer l’irréductible de la faille ontologique entre l’être et tout étant – autrement : « parler » l’être , lui-même, dans une nouvelle « authenticité », tel qu’à son avis il est apparu au matin de la pensée, chez les pré-socratiques grecs – avant l’invention de la raison raisonnante – dans l’émerveillement des commencements que par la suite, la métaphysique, la Science et la Technique ont, selon lui, « oublié ». A l’arraisonnement du monde par la technique, il oppose cette première pensée de l’être qu’il veut faire renaitre dans sa clarté originelle – en allemand – une pensée qui n’oublierait plus l’être en tant qu’apparition à travers le langage, et dont l’homme serait « le berger », tel le poète dont la parole sacrée et « bien-nommante » nous protège d’un « défaut de Dieu ». Pour Heidegger, c’est cette parole « bien-disante » du poète – et du philosophe, pense-t-on comprendre – qui fait exister le « divin » du monde. Cette parole inspirée est pour lui la voix de l’être, voix qu’il trouve absente des constructions philosophiques ou scientifiques qui prétendent « expliquer » le comment des choses, éventuellement inventer des hypothèses sur leur « pourquoi » pour le plaisir de les faire s’entre-choquer entre elles et jouer de leurs variabilités – voies « inauthentiques » qui , pour lui, éloignent de l’être « véritable ».

Dans « question d’être », Daniel Sibony reprend de manière détaillée, point par point, des apports de Heidegger, et y repère minutieusement, via des aller-retours incessants entre le texte allemand et des passages hébreux bibliques, y compris des psaumes, un nombre sidérant de résonnances avec la pensée de l’être, telle que lui l’a fréquentée depuis toujours, via sa familiarité avec les textes bibliques – textes avec lesquels il a grandi, et dont il a cherché à donner, du fait de les avoir faits se croiser avec son parcours singulier dans la psychanalyse,   de nouvelles approches, ontologiques précisément (par exemple dans » lectures bibliques », il y a quelques années, qui est une bonne introduction à « questions d’être »).

Chemin faisant, via sa critique de Heidegger, il clarifie d’ailleurs un certain nombre de ses propres avancées, plus précises ici que dans des ouvrages précédents – comme les développements sur « penser/compter » suivis – non par hasard – par un passage sur la pensée comme acte de susciter des « après-coup » – pas de coupure entre « penser » et « agir », ce sont le recto et le verso d’un même événement

.  Ce développement sur la pensée le conduit à une méditation d’une grande acuité  sur le temps, y compris via les paradoxes auxquels la physique quantique nous introduit – causes et conséquences échappant à l’imaginaire du temps linéaire, idée déjà présente dans ses premiers livres, notamment l’Autre incastrable, qui date d’il y a 40 ans. Ici, on voit qu’elle a cheminé, s’est approfondie,   et cette approche est infiniment plus riche que l’envolée Heideggerienne de « qu’appelle-t-on penser » (texte de Heidegger qui se termine après beaucoup de très belles phrases – même traduit depuis l’allemand, l’amour de Heidegger pour ces mots qu’il travaille se transmet au lecteur – par la réponse tautologique « penser, c’est répondre à l’appel de penser l’être »). Pour Daniel Sibony, dans ce livre, penser, c’est créer/produire du temps – le temps de l’être et le temps d’être. Et si le dire poétique peut en être un chemin, ainsi que celui de l’art,  contemporain ou pas – sur lequel l’auteur a aussi écrit deux livres « du point de vue de l’être » tel qu’il le développe ici – pour lui, penser, c’est avant tout penser en acte, c’est faire acte dans une séquence, y faire germer des nouvelles possibilités, des nouvelles bifurcations, comme, par exemple, dans une cure analytique lorsqu’un acte/parole de l’analyste initie un nouveau temps de la psychê.   Il n’est pas question de pratique analytique, dans ce livre, pourtant on sent que c’est aussi à partir de la recherche clinique de cet auteur et de son parcours à travers la psychanalyse qu’il est écrit. Ce pourquoi les analystes ne sont pas les plus mal placés pour le recevoir.

Pour l’auteur,   les prophètes, dans la Bible, sont des relais privilégiés de ce qui se passe lorsqu’un humain est traversé par de l’être qui appelle  à être pensé – et acté. Le lecteur aura plaisir à découvrir dans ce livre, ces récits – par exemple l’histoire de ce prophète, Osée qui s’entend dire « va, aie une femme prostituée et des enfants de prostituée, car la terre va se prostituer » (c’est à dire sera habitée par des « étants » fermés, sans rapport avec l’être, nous dirions, nous, avec les mots de la psychanalyse, fermés sur leur narcissisme, sans ouverture sur l’Autre, des pervers en somme). Et Osée »  va prendre une prostituée, la mettre enceinte, et appeler la fille qui en résulte « désagréée », mettant en acte la parole radicale qui lui est envoyée, qu’il ne peut faire passer qu’en en étant, lui-même un fragment. Les prophètes dans la Bible viennent faire prendre corps à des paroles radicales, en faire une chose qui se donne à voir et parle au manque à être de ceux qui y sont exposés. C’est ainsi qu’ils pensent en acte.  (p. 50 et 51). Daniel Sibony rapproche cette démarche, celle des prophètes,  avec celles de certains artistes contemporains lorsque ceux-ci font des « performances » – produisent des performatifs –   dans lesquelles le mot et la chose s’équivalent…à ce qui est ainsi transmis en « pensée/acte ». Les prophètes dont il nous relate les tribulations sont des êtres « jetés » dans le monde en tant qu’ils sont des présences impliquées dans une transmission, faisant partie de cette transmission qui passe par eux. Heidegger, lui, bien installé dans sa chaire professorale, dissertait sur son « être-là », le Dasein et la présence  pendant qu’autour brûlaient les fours crématoires, écrivait sur l’angoisse existentielle de l' »être pour la mort », dont Lacan a fait si grand cas, en prenant soin de ne guère s’exposer lui-même, malgré son admiration pour Hölderlin, lequel, lui, a payé son écriture de feu de sa folie, et n’a pas mené, loin de tout inconfort, une vie de fonctionnaire de l’université.

L’être,  Daniel Sibony dit en avoir conçu la pensée via les textes bibliques, donc. Non pas simple présence constante telle que conçue par les penseurs grecs, ni pure présence parlante, mais fonction d’être, plutôt discontinue que continue, se manifestant par des événements –  des événements d’être.  On pense, le lisant, évidemment, à l’Inconscient, ses rythmes, ses transmissions, son pouvoir créateur. Pour lui, l’être s’égale à sa transmission marquée de failles et de cassures. Ce sont ses moments de dé-totalisation qui en assurent la dynamique. L’être en voie de subjectivation, tel que le conçoit Daniel Sibony a besoin de l’autre, d’en passer par l’autre pour se transmettre. Il inscrit ses commencements via le mouvement de sa séparation d’avec lui-même. Le partage de l’être, dans cette optique, n’est pas tant un impératif éthique – qu’il est aussi – qu’une condition logique. L’être ne se subjective – c’est à dire ne devient parlant – qu’en passant par autre chose que-ce-qu’il-est, dont les effets produits en lui par la rencontre avec cet autre-que-lui le transforment. Du coup, pour lui,  l’être est à la fois immanent et transcendant – immanent comme dans les pensées orientales, transcendant comme dans la tradition occidentale.  Il se produit   comme effet subjectivé de l’événement où un étant est entamé par l’altérité d’un autre étant.  Cette dynamique infinie et infiniment créatrice de devenir fait apparaitre l’être dans le monde comme passage du sujet – ou de la pensée – par »autre-chose » que « soi-même », non pour inclure l’autre ou s’y coller, mais pour s’étranger, jour après jour, à toute identité ou essence d’un « soi-même » lové sur sa jouissance ou sa souffrance, moments nécessaires mais qui demandent à se renouveler.  Ces moments où « ça coïncide » ne font nullement l’objet d’une quelque « dénonciation » pour autant. L’auteur fait remarquer seulement qu’ils stérilisent l’existence s’ils durent.  Car c’est le renouvellement, le moment du renouvellement, qui nous donne accès à l’être, à nous-même comme parlant l’être, à ce moment là identique à la transmission dont on permet le passage dans la rencontre avec l’autre par lequel on est entamé. Ce mouvement produit le temps humain, temps qui n’est pas le temps linéaire de la chronologie, ni celui de l’éternel retour de mythes originaires, mais un temps généré par des secousses d’être en train de se produire et de se subjectiver entre passé-présent-avenir. Pas un mot de l’expérience analytique, dans ces développements d’une pensée qui nous vient du fond des âges – certes, via la lecture ontologique spécifique de l’auteur – et pourtant pas un moment où ne s’y dessine pas, en pointillé, le plus intime de notre expérience des transmissions inconscientes, telles que jour après jour, la pratique analytique nous la montre à l’oeuvre.

On retrouve dans ce livre l’intense travail de la lettre biblique dont D. Sibony est coutumier, et auquel il prend un plaisir plutôt communicatif, travail de pensée encore plus dense ici que dans ses autres livres, peut-être du fait de l’effort d’y montrer à quel point Heidegger est porteur de cet héritage, tout en restant souvent en deça de celui-ci. La question de savoir si c’est à son insu ou non reste pour D. Sibony ouverte, même si sur une dizaine de pages, il fait référence au livre de Marlène Zarader sur Heidegger et la « dette impensée » envers l’héritage hébraïque, et remarque lui-même des coïncidences difficiles à expliquer sans supposer à Heidegger une certaine connaissance de quelques mots hébreux, et donc de la pensée abstraite/concrète qu’ils portent. Il n’est pas nécessaire de parler hébreu et allemand pour suivre ces développements, ils ont assez explicites pour être parlants.

Ce livre aborde aussi, bien sûr, les questions, qui ont fait l’objet de tant de publications, sur l’antisémitisme de Heidegger. Celui-ci ne déversait pas fréquemment sur « les juifs » des poubelles agressives comme cela était courant en ce temps là – ce qui fait que des penseurs juifs ont pu continuer à rester en contact après la guerre pas seulement avec son oeuvre, mais aussi avec sa personne, et qu’il est resté longtemps, jusqu’à la publication de sa correspondance avec sa femme, plutôt dans une zone grise, moins déshonoré malgré son adhésion au parti nazi que ne l’a été Céline du fait de « bagatelles pour un massacre ». On sait ce qu’il en est, maintenant, il n’en reste pas moins que son antisémitisme a étémoins pulsionnel qu’intellectuel. Il « les » considérait – les juifs – collectivement, comme l’incarnation même de la « pensée technique » – donc pour lui de l’oubli de l’être – de la « non-pensée » à laquelle il pensait être en train d’arracher la civilisation occidentale par son retour aux commencements « authentiques ». Il s’inquiétait de leur « alliance mondiale » supposée destructrice des « identités » (thèmes visiblement insubmersibles qu’on retrouve aujourd’hui recyclés dans le discours courant quasiment à l’identique des années 30).  Le fait n’est plus guère mis en doute que Heidegger a « cru » au nazisme comme à l’incarnation de l’être du peuple allemand en marche, son Dasein. Est-ce si étonnant ? plus près de nous, Michel Foucault a bien vu dans la « révolution khomeiniste » l’avènement de la « spiritualité politique », « une grande insurrection contre les systèmes planétaires », « la forme la plus moderne de la révolte ».  La pratique du discours philosophique et/ou historique ne protège pas contre l’aspiration inconsciente à être « gratifié » – récompensé via la réalité – par la mise en acte enfin réalisée du fantasme qui soutient sa propre pensée, celle de l’être chez Heidegger, de l’aspiration révolutionnaire chez Foucault.

Mais le rapport de Heidegger au peuple juif, et la faillite éthique qu’il a laissé en héritage à ses élèves et à l’histoire de la philosophie,   n’est pas, loin s’en faut, le centre du livre de Daniel Sibony. Ces thèmes ne sont qu’effleurés en passant.  Ce qui intéresse Daniel Sibony, chez Heidegger, ce n’est pas tellement son « cas », le fait qu’il aie pu transmettre  des pensées fortes sur l’éthique sans les mettre en acte, ni même le déni (conscient ? inconscient ? la question reste ouverte) de sa propre dette envers le livre hébreu dont Daniel Sibony montre – et c’est assez étonnant – qu’il affleure à travers la plupart des concepts que Heidegger  a apportés à la philosophie occidentale. Ce n’est, après tout, que « disputatio » d’érudits.  C’est le fait qu’à travers cette oeuvre, de manière certes imparfaite et « impure », un contact s’est établi , pour la première fois dans l’histoire de la pensée, entre le logos grec et la pensée de l’être biblique. Ce sont les traces de cette pensée de l’être, avec son ontologie singulière (- voir l’implication d’Osée dans le « message » qu’il a charge de transmettre, le livre de Daniel Sibony fourmille d’exemples de cette sorte où le porteur du message doit faire partie du message, par exemple cet autre prophète qui va demander à un tiers de le frapper, durement,  car c’est ainsi – battu, portant physiquement la trace d’avoir été battu – qu’il doit proférer la parole à délivrer au peuple -) que l’auteur va chercher chez Heidegger. Non pour les « restituer » à ceux qui en seraient les  » légitimes propriétaires « –  idée comique, s’il en est, d’une propriété de ce qui ne vit que grâce au fait de ne pas s’appartenir – mais parce qu’il pense que le temps est venu où ces deux versants de la pensée, celle qui vient de la Grèce, et celle qui a été maintenue, présente, mais étouffée par sa lecture religieuse en Occident, peuvent, maintenant, se confronter l’une à l’autre avec profit. Ce qu’il essaye de faire, avec constance, depuis des décennies livres après livres – travaux de ce fait « inclassables » dans les catégories habituelles.  Ce dernier livre « question d’être » est le point d’orgue de cette démarche et qui le lit avec l’acuité que donne l’écoute de ce qui fait passage dans une analyse ne doutera pas qu’il soit, par lui-même, transmission d’être, sujet et objet de l’oeuvre – en attente d’après-coups.

Nécessité d’une échappée hors de la rigueur de ce parcours ? survient en conclusion de ce livre, comme dans un autre livre charnière de cet auteur d’il y a 25 ans, « Entre deux, l’origine en partage »,  la métaphore de l’arc-en-ciel comme forme de l’Alliance. « Sur fonds de chaos, après avoir tout effacé de sa création par un déluge comme si tout ça n’était que brouillon, première version à refouler ou à détruire, l’Etre-Créateur fait retour sur lui-même, et pose que s’il y a catastrophe, elle laissera toujours du reste, de quoi permettre que la Création fasse retour sur elle-même et passe à autre chose.  Cette alliance entre le divin et les humains, entre le ciel et la terre, se signale dans l’arc-en- ciel. Subtile décomposition de la lumière, image de l’entre-deux où l’origine bifurque : l’arc bandé dans la lumière par la force de la tempête, l’être orageux, tire des flèches d’eaux, puis ses traits tirés, se repose dans les traits de la lumière décomposée ». « L’arc vient donc inscrire le refus de l’anéantissement. L’arc lumineux comme coupure-lien entre l’être et le néant est un lien arc-bouté sur sept lumières (les prétendues sept couleurs sont en nombre infini..)…sur fond de ce lien lumineux, la parole et l’écrit sont possibles ». Acceptons en l’augure, en ces temps agités, en attente de traits inspirés et inscriptifs, qui noueront de nouveaux destins à travers des corps parlants/pensants/actants « faisant passer » l’être…

eva talineau

Cergy, février 2016

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