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L’ECRITURE DE MUSIL DANS LE CHAMP LITTERAIRE

L ‘ECRITURE DE MUSIL DANS LE CHAMP LITTERAIRE

(conférence prononcée le 18 mai 2016 au séminaire de Daniel Sibony)

La littérature, classiquement, joue avec les identifications. Elle s’en nourrit et les nourrit. Elle anime l’imaginaire. On apprend à vivre aussi dans les bibliothèques.

Il est acté également que si la littérature est un effet de ce qui est dicible à un moment donné dans le champ culturel , elle fait aussi partie des causes qui déterminent ce dicible. Il y a des aller retours  entre réalité et univers fictionnel. L’amour romantique est autant effet de la littérature ..qu’explorée par celle-ci. . L’offre identificatoire proposée par les écrivains contribue à donner forme à la réalité.

Autre chose, moins immédiatement perceptible : la littérature résonne avec l’identification inconsciente « subjective » de tout un chacun en tant qu’il a été co-auteur, enfant, en des temps oubliés, d’une version d’un petit théâtre oedipien ou pré oedipien intime, par lequel lui-même a « interprété » les aléas qui ont accompagné sa venue au monde.

L’écrivain réalise dans le social, publiquement, l’acte d’invention romanesque intime du sujet – celui de la modernité . On est auteurs, et en partie responsables, de nos propres fantasmes, même s’ils résultent de nos premiers liens avec les autres. La psychanalyse s’est inventée à partir de ce constat. C’est ce que rappelle, sans que ce soit dit, l’écrivain qui invente un monde, et une vision du monde, et invite le lecteur à aller voir ça.

Il s’agit de la liberté d’écrire sa vie. Elle est précieuse. Meme si la conséquence en est ce que Freud a découvert et formalisé sous forme de surmoi. Et que ce surmoi Oedipien occidental tend à se transformer en injonction à être complètement auteur de soi-même, et de sa propre loi.

Cette liberté et l’appropriation collective de cette liberté sont apparues dans l’histoire en même temps que l’écriture littéraire comme subversion des univers traditionnels où le sujet est défini par le collectif. C’est à elle que le lecteur a à faire devant une oeuvre, donc un « auteur ». Et cette geste subversive ne va nullement de soi. Voir dans les pays musulmans le ramdam fait autour de Salman Rushdie , qui a osé « interpréter » dans un écrit littéraire, donc de fiction et non à prétention théologique, la vie de Mahomet. 20 ans après, la fatwa n’a pas été retirée, mais au contraire, l’Iran a doublé la prime récemment pour qui l’exécuterait.

MUSIL – L’écriture de cet écrivain vient , dans ce champ de l’écriture littéraire que nous venons de survoler – faire une incision dans cette avancée/ invention – du sujet comme auteur souverain. Non pour retourner vers la « tradition » , le gel de la parole dans des formes imposées etc.. – mais en opérant un saut : celui de rattacher ce champ, celui de la littérature comme accompagnant l’Oedipification de l’Occident, effet et cause de la propagation des idéaux démocratiques, à la question de l’Etre, de l’événement d’Etre, de la magie du commencement.

Musil le répète constamment, depuis les débuts, dans les désarrois de l’élève Töreless, jusqu’aux tous derniers textes mystiques sur lesquels il travaillait – encore et encore – au moment de sa mort « souffles d’un jour d’été ». – Son projet est une « utopie » dans la littérature – de topos, lieu, l’utopie est le lieu dont l’existence s’inscrit à travers le mouvement de l’inventer. Il veut que ses mots procèdent toujours de l’état naissant créatif du langage, celui qui crée le monde, qui vient à l’être du fait de cette création.

Malgré tout le talent de Thomas Mann, son contemporain, et l’amitié que celui-ci était plutôt prêt à lui prodiguer, et qu’il lui a en effet prodigué dans les moments où Musil, en exil et sans un sou en Suisse, en a eu le plus besoin, il considérait la littérature telle que la concevait celui-ci, comme de peu de valeur. C’est que celui-ci, Thomas Mann, travaillait la pâte de la « réalité ».

Musil, lui, ne « croyait » pas à la réalité, en tout cas il n’y adhérait jamais comme à une évidence. Il « voyait/pensait » simultanément d’autres possibles. Son écriture transmet merveilleusement cette dimension d’infondé du monde, que la plupart des gens oublient, occultent, pris par l’urgence et le travail de vivre , mais que lui ne voulait pas ou ne pouvait pas oublier. Mais il ne tombait pas pour autant dans un gouffre. Le portait la passion de vouloir produire par son écriture la justesse qui manque au monde pour être de manière continue surgissement du divin

YHVH, « j’ai été, je suis, je serai », il n’en avait nulle connaissance – ni que pour le Talmud le monde est une création infinie et continuée. On a des données très précises sur ce qu’il lisait, étudiait. Musil a laissé, outre l’Homme Sans Qualités, déjà 2 tomes consistants, plusieurs dizaines de milliers de pages d’études, notes, essais, journaux. Il étudiait sans cesse et lisait, y compris les travaux de ses contemporains, littérature, philosophie, psychologie expérimentale, se tenait au courant des avancées de la Science etc.. Aucune trace du Talmud, ni de rien d’approchant. Juste, à la fin de la vie, des textes mystiques, Maitre Eckhart.

Signifiant aussi : dans la récente biographie de Musil par Frédéric Joly , le nom de Heidegger n’apparait pas, sauf à propos d’une remarque où Musil disait ne pas apprécier les élèves de celui-ci, qu’il comparait pour leur suffisance dogmatique à ceux de Freud. Il est à peu près certain qu’il n’a pas lu Heidegger. Or, Heidegger a ramené dans le champ philosophique qui était le sien, la question et la pensée de l’Etre. Comme l’a montré récemment Daniel Sibony, il en ignorait, ou feignait d’ignorer, les racines bibliques alors que ses textes en sont irrigués. Il est intéressant de noter qu’à peu près à la même époque, Musil les a introduites, de son côté, dans le champ littéraire, comme pratique expérimentale et comme pensée de cette pratique. Que la pensée aie à être à la fois objective et subjective (subjective en tant que seul l’homme est « le berger de l’Etre », disait Heidegger), est un thème récurrent aussi chez Musil. Qu’il n’y a pas d’un côté les mots, de l’autre les idées .  Musil ne « savait » ce qu’il allait écrire que dans l’acte de l’écrire.

L’homme sans qualités : un livre d’une intelligence étincelante, où l’ironie, l’humour, et la poésie de Musil font merveille. C’est surtout dans le tome 1 que s ont introduits les nombreux personnages qui habitent cette expérience littéraire, personnages qui incarnent divers types de vision du monde. C’est aussi là que Musil montre la naissance de ce qu’il appelle l’Autre Etat, prémisse des « écrits mystiques », plus nombreux dans le deuxième tome où les conversations entre Ulrich et Agathe prennent de plus en plus de place. Musil les appelle « conversations sacrées ».

Il utilise expressément dans ses notes, le terme de « mystique ». Mais ce terme prête à confusion : les écrits mystiques, sont des témoignages de la vie psychique de ces êtres qui se pensent habités par Dieu, ou le Christ, et décrivent, avec plus ou moins de lyrisme et de talent, leur jouissance et leur souffrance de cet état. Ulrich, lui au coeur de l’expérience la plus extatique , ne perd jamais le souci de la faire communiquer avec d’autres dimensions du monde. Il ne s’enferme pas avec , ni ne l’enferme avec lui. Comme dit Musil , avec humour « j’explore les voies de la sainteté en étudiant si on peut y faire passer une automobile ». Les textes mystiques chantent et célèbrent la joie en Dieu, reçue comme une grâce – Musil la croise, c’est l’Autre Etat, et il en fait un moment du monde, moment avec lequel il converse, comme avec d’autres.

Dans le premier tome de l’Homme Sans Qualités, Musil raconte comment il a rencontré, jeune, pour la première fois ce qu’il va appeler l’ « Autre Etat » . Une histoire d’amour avec une femme, l’épouse d’un major , alors qu’il était lui-même lieutenant , événement imprévu, par lequel, tous deux ont été saisis, et surpris, en même temps. Puis il a été muté, lui a écrit des lettres, beaucoup de lettres, ..puis l’a oubliée elle, mais pas l’état, le mode de présence au monde, que grâce à elle, à travers elle, il avait découvert. Il a cessé de lui écrire..et à continué à écrire, réécrire, réinventer le monde à partir de cette découverte, que l’altérité d’un autre peut renconter la sienne, et qu’alors Dieu/l’etre, est en toute chose, et lui est en elle, et elle est en lui, et le souffle de la brise aussi est Dieu.

Bien sûr, ce récit a valeur d’un mythe – et d’autant plus signifiant. C’est le récit de la naissance d’un nouveau rapport, que Musil dit être « subjectif », au monde, en opposition à celui, sèchement scientifique – on dira plutôt « scientiste » – qui ne voit dans le monde qu’un ensemble de causes et d’effets qui s’engendrent les uns les autres.

Mais il faut bien voir que la « subjectivité » dont il est question ici est aux antipodes de celle à laquelle on se réfère quand on écrit ou lit des oeuvres littéraires ou des romans. Elle n’a rien à voir avec quelqu’espace du privé ou de l’intime. Encore moins avec le « subjectivisme » des romantiques qui baignent dans l’idée que le moi est tout. Ce n’est pas non plus la « subjectivité », Oedipienne, qui caractérise la modernité, dont il a été queston plus tôt. La « subjectivité » Musilienne, celle dont ce mythe fondateur montre l’ouverture pour Ulrich est une manière inscriptive d’aimer, qui troue le narcissisme, sans l’abolir . Et cet état de l’Etre a été appelée par une rencontre – non avec un « objet », mais avec un autre sujet – sujet qui a aussi été, en même temps, sujet à cet amour, à l’événement de cet amour. Tombé du Ciel – ou du site de l’Autre si on préfère les mots de la psychanalyse.

. A partir de cette expérience, Musil va non pas « tout réinventer » – titre qu’a choisi Frédéric Joly pour sa récente et très bonne biographie de Musil – mais réinventer par l’écriture son rapport au monde, du point de vue de l’être. . Du fait de cette rencontre « subjective » – , d’une subjectivité non appropriable, qui n’appartient pas au sujet qui en est le siège – le monde n’est plus seulement un donné dans lequel il y a lieu de prendre place, encore moins un objet d’étude, c’est l’espace dans lequel s’active un amour inscriptif.

 » le monde est une invention perpétuelle, dont on est bien loin d’avoir exploré tous les possibles, merveilleusement contradictoires. « Le monde est encore jeune, et bien intéressant », dit Ulrich – écrit par Musil à un moment où les uniformes » couleur de merde », selon son expression , commençaient à pulluler dans les rues de Vienne. Musil est un de ceux qui ont vu monter ce qui allait emporter le monde auquel ils appartenaient, celui de la Mitteleuropa, et il ne s’est fait aucune illusion. Obligé de vivre de sa plume , sans patrimoine ni emploi salarié , au moment où l’inflation ravageait la république de Weimar, d’ailleurs agonisante, c’est la charité de quelques amis qui lui a permis de survivre. Pourtant, il ne déséspérait pas. Au milieu des pires ennuis, il continuait son oeuvre d’écriture. Le rapport intime d’amour à l’infini – symbolisé dans l’homme sans qualités par l’Autre Etat, puis par la rencontre entre Ulrich et Agathe – et soutenu dans la réalité de sa vie par la tâche quotidienne, de convoquer les mots à leur limite pour en extraire beauté et justesse – une dizaine d’heures d’écriture par jour – gardait en lui présente, et chevillée au corps, au-delà de toute espérance, la certitude qu’il devait continuer d’écrire, et que le monde avait besoin de son oeuvre.

Musil est un très grand écrivain. Un de ceux qu’on peut lire et relire encore, heureux de le rejoindre lui et les personnages qu’il a créés, et leurs infinies digressions « théoriques » . Il s’est donné l’écriture comme loi. Muni de cette loi, que transmet-il ? par quoi a-t-il été saisi, dont il offre au lecteur sa magnifique traduction ? Peut-être l’amour de l’infondé , de ce qui ne cesse jamais de ne pas se refléter – et dont il nous offre, par son travail incessant et inachevé, la pensée et la beauté.

« Je ne désire que ce que je n’aurai pas, la confirmation que mes mots ont touché le cœur du monde » a écrit Stig Dagerman qui lui s’est tué à 33 ans, après nous avoir laissé quelques courts chefs d’oeuvre. Musil lui a su faire une force de cette non-confirmation. Il est mort, de mort naturelle et de fatigue, en écrivant.

eva talineau

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HAINES DE SOI

article pour le Coq Héron, numéro prévu sur « la haine de soi ».

HAINES DE SOI

Résumé : c’est le plus souvent sous l’angle de l’identification à l’agresseur – sexuel ou narcissique – que la notion de « haine de soi » apparaît dans les écrits cliniques. Dans cette optique, la haine de soi relève de l’incorporation inconsciente d’une injure subie et traumatique, que le travail analytique permet de symboliser, puis d’expulser. Cet article fait le choix d’examiner d’autres occurrences cliniques, celles où cette haine est invention d’un sujet confronté à la tâche de résister à son effacement, partiel ou total.

« Haine de soi » est une formulation qui n’a pas de valeur heuristique. Poser un tel concept confère au soi une unité et une consistance, le suppose d’un seul tenant. Pourtant, cette notion, qui telle qu’en circulation dans le discours « social psy » en tant que phénomène « psychologique », censé éclairer tel ou tel « comportement », ne recouvre souvent qu’un grand vide saturé de bavardages, prend tout son sens lorsqu’on l’envisage en tant qu’acte psychique. Les haines de soi donnent à voir une pluralité d’actes psychiques, parfois conscients, parfois inconscients, d’étendue et de fonctions variables, qui répondent de manière astucieuse et ciblée, avec des effets divers , à un large éventail de défis existentiels. La psychê humaine, confrontée à la tâche d’exister et de désirer dans des conditions parfois « limites » en passe par d’ étonnantes inventions.

Lacan n’a pas posé un concept tel que « haine de soi ». Cette formulation est absente de l’index raisonné des concepts lacaniens. Il a par contre souvent parlé de la haine. Notamment pour dire qu’elle était un moyen de « fixer » l’autre, que seule la haine connaissait « parfaitement » son objet – du fait de le « tuer » en le réduisant à un ensemble de traits finis et fixés pour toujours. L’objet inventé par la haine est identique à ce qu’il est, et témoigne sans faille du principe d’identité. A=A. L’amour donne certes un appui à l’Etre, mais cet appui est précaire, incertain, jamais assuré et ne peut exister que par un pari, toujours à renouveler, qui peut parfois rater, être perdant . La haine, elle est sûre de son objet, c’est une « valeur sûre », un placement de libido pleinement réussi. En témoigne le phobique à travers la plénitude identitaire que lui donne l’expulsion vers un contenant élu pour cela qu’il a institué comme ligature de son enfermement identitaire – le contraire de l’ombre qui recèle l’Inconscient, et protège le sujet d’un savoir qui l’achèverait en lui disant  » qui il est ».

Il est facile pour le « sens commun » de « comprendre » cet acte psychique – s’assurer de sa consistance et/ou de sa valeur en expulsant vers l’extérieur ce qui est mauvais. Il ne fait que rechercher l’identité à ce que Freud décrit comme premier stade du moi, le « moi-plaisir » à l’orée de la vie. Idée déjà présente dans l’Esquisse. Enrichie dans « la Verneinung », où il précise que c’est sous forme d’un « non » que le refoulé contrariant trouve à s’inscrire dans la psychê. Mais, heureusement, Freud n’est pas Freudien, et ne cesse de remanier son propos, voire de se contredire, comme c’ est le propre d’une pensée au travail. Dans le même moment où il invente ce « moi-plaisir » qui serait un donné originaire quasiment « naturel », une sorte de capital narcissique reçu par tous, toujours dans l’Esquisse, il introduit aussi la question de la rencontre avec le « Nebenmensch » – l’être secourable – donc la rencontre de l’Autre – comme constitutif d’un sentiment de soi..donné par l’Autre. Ce temps originaire d’une trouvaille fulgurante est le prélude à toute retrouvaille future. Il appose sa marque dans l’infans et vectorise sa vie psychique vers l’Autre, appelé – après cette illumination première – depuis l’Inconscient, de tout son être. C’est dans cet entre-deux non résolu et sans doute insoluble que se déploie la pensée de la clinique psychanalytique, et que cesse d’être incompréhensible la condition des sujets qui de différentes manières, maltraitent leur moi, au lieu d’ expulser le mauvais pour le projeter vers l’extérieur comme ce serait libidinalement profitable pour eux – épuration ethnique au niveau individuel contre laquelle l’humanité n’en finit pas de tenter d’élever des digues éthiques et civilisationnelles, preuve que les processus primaires qui s’y expriment gardent toute leur force agissante.

Le moi est corporel, équipé de pulsions qui visent à son auto-conservation et à la recherche d’une homéostase narcissique – être bien, repu, en paix grâce au principe de plaisir, relayé plus tard par le principe de réalité qui poursuit de manière secondarisée la même visée. Et en même temps il est béance, ouverture à l’Autre de la rencontre qui le marque d’Inconscient au fer rouge (sauf en cas d’autisme), véhicule assez ahuri des inscriptions et des non-inscriptions primaires transmis par le destin à travers ses premiers autres, qu’il aura à charge, que cela lui convienne ou pas, d’intégrer à la vie et à la destinée qu’il sera amené à (se) choisir.

Haïr « soi », alors, qu’est-ce que c’est ?

Du fait de la conflictualité psychique qui n’épargne quasiment aucun humain, chacun à un moment donné peut être amené à rejeter une partie de soi, voire la sacrifier sous forme de symptôme. C’est le quotidien du travail analytique que de revenir sur ces procès, où le sujet s’est rétréci parfois à pas grand’chose. En ce sens, comme le dit Daniel Sibony (article supra ds le même numéro de Coq Héron – « La haine de soi, mauvais concept »), tout symptôme peut être considéré comme porteur de « haine de soi », une haine partielle d’une partie de soi pour une autre partie de soi, inventée pour assurer un appui « sûr » dans la rencontre avec le monde chaotique et infini où il incombe à chacun de frayer son chemin. Un peu comme au cours d’une escalade, ces escarpements rocheux qui permettent d’ assurer une prise pour continuer une course : il ne faut pas y rester accroché trop longtemps. Nul n’échappe à des moments de retrait où il « suicide » un potentiel d’existence, réel ou imaginaire, par peur d’aller au devant de ce qui n’est pas encore, et qui suppose de lâcher ce qu’on tient – et qui vous tient. Tout le monde n’est pas Françoise Dolto, qui, devant la perspective de sa mort prochaine, se disait « curieuse, prête à accueillir avec joie ce qui viendrait ».

Plus complexe est le cas de la dysmorphophobie, dans laquelle la haine de soi se déchaine de façon totale, même si localement. Dans ce même article (supra), Daniel Sibony décrit une situation où cette haine « locale » de soi vire à la paranoïa quérulente (délire de préjudice visant le chirurgien à qui la réparation a été demandée, et jugée, comme bien souvent dans ces cas insatisfaisante), puis au-delà encore, au passage à l’acte meurtrier sur le chirurgien. Un tel passage à l’acte montre que dans ce cas là, le « travail » de la dysmorphophobie, cette haine déchainée contre une partie du corps propre ou le corps tout entier, a échoué. Ce travail- car c’est de cela qu’il s’agit dans cette pathologie – c’est de rendre partielle – localisée dans le corps ou une partie du corps – une haine globale vécue sans pensée, reçue dans un pur non lieu, une haine qui n’a rien pu inscrire dans la psychê sous forme de traces transformables en potentiel d’écritures . Elle donne à voir cette non-symbolisation, ce non lieu insistant. L’oscillation entre désespoir narcissique et appel à réparation, aussi impossible à obtenir qu’à abandonner, sont du même ordre que le rapport entre pensées compulsives et luttes contre les pensées compulsives. Les deux mouvements sont nécessaires pour que le procès identitaire ne se referme pas, et que l’appel à l’autre continue à témoigner, en son centre, de la certitude intime de ces patients, de l’inanité de tout appel, en même temps que de sa nécessité absolue. De cette manière, la vie psychique se poursuit – et ce n’est pas si courant qu’une dysmorphophobie – « dépassée » – débouche sur une paranoïa quérulente, ou un passage à l’acte.

La haine de soi – en l’ocurrence de son corps ou d’une partie de son corps – du dysmorphophobique, mais aussi de l’anorexique mentale « vraie » – et non de l’hystérique momentanément identifiée à une position anorexique – reste, quoi qu’il en paraisse, une activité psychique au service de la survie psychique du sujet. C’est un non-consentement au non-Etre, une objection en acte à un « non » radical qui a été transmis en place de la Bejahung originaire à partir de laquelle refoulement, remémoration, négociations, puis oubli sont possibles via les petites entailles que ce « oui » reçoit par la suite (ce qu’on appelle « castrations », ou « don de limites »). Ce « non » radical, le travail psychique du patient le déradicalise – comme on parle de « déradicalisation » des terroristes – en s’accrochant à ce mode d’être où désespoir et espoir, chacun localement total, non entamés l’un par l’autre, habitent le sujet, et ensemble, inscrivent sans l’inscrire le non-lieu originaire. Il arrive même que sans que l’on comprenne bien pourquoi, au décours d’une thérapie , de la vie, d’autres expériences, ou de quelqu’heureuse rencontre, se passe…autre chose. Après coup, on dira alors – puisqu’il faut bien dire quelque chose – que sans doute, à travers ce « travail » en apparence stérile et absurde, qui recommence toujours la même chose et reconduit sans arrêt la même souffrance, porté par lui souterrainement, tel un passager clandestin, un deuil de soi, modestement, s’est frayé un chemin, là où la haine de soi en barrait la possibilité

Que dire, maintenant de la mélancolie, lorsque le moi se déchaine contre lui-même, pure culture de pulsion de mort ? Névrose narcissique, dit Freud, « l’ombre de l’objet tombe sur le moi » – l’autre est haï à travers le moi, l’autre qui est mort, a laissé tomber le sujet etc…et en effet, ce cas de figure peut aller jusqu’à la mort. Pas toujours toutefois, car les identifications narcissiques totales – ce qui est le cas pour les mélancolies vraies – sont aussi très labiles. La personne peut sortir de l’abîme aussi vite qu’elle y est entrée pour des raisons en apparence parfois absurdes : mort d’un chien, déménagement.. Se forme une nouvelle identification narcissique, et ça tient ce que ça tient : l’objet n’est plus le même, le rapport à l’objet n’a pas changé. On pourrait donc dire qu’ici, on a en effet une haine de soi « totale » car le soi est haï…en tant qu’autre ? oui et non, car justement, la névrose narcissique coagule le moi et l’autre, sans qu’il soit toujours possible de dire si l’autre est « avalé » par le sujet, ou le sujet « avalé » par l’autre.

Mais il se trouve que parfois, même un état mélancolique est bel et bien au service du maintien de la vie psychique. Il s’agit de la haine de soi qui apparaît dans certains états mélancoliques pré-schizophréniques. Le moi, grâce à la haine que le sujet « se » porte, s’assure de son existence. Cet état se présente, comme défense ultime contre la dissociation schizophrénique et la dislocation du moi avec autant de fréquence que l’élection d’un persécuteur tel qu’il hait continuellement le sujet – qui le hait en retour et dénonce la haine dont il est l’objet. Pourquoi le choix d’être persécuté et observé en continu pour certains, et le malheur interne continu d’apparence mélancolique pour d’autres ? on n’en sait rien. Mais dans les deux cas, il s’agit de pallier à l’effondrement de ce qu’Oury appelait l’existential, ce plancher qui pour les schizophrènes, soudain, peut manquer, ne plus soutenir leurs pas. La haine de soi est un moyen d’en assurer l’existence, l’élection d’un persécuteur occupé nuit et jour à surveiller le sujet et à lui nuire également.

La haine de soi, dans ces états mélancoliques pré-schizophréniques, est loin d’être une pure culture de la pulsion de mort dans laquelle un être enlacé avec lui-même qui est aussi un autre sombre dans l’abîme d’une orgie narcissique sans réveil dans laquelle mort et vie s’épouseraient enfin. Elle est , aussi étrange que cela paraisse, une création au service du maintien de la vie psychique, menacée d’être anéantie. Et elle peut durer longtemps, non que le sujet en « jouirait », mais faute d’autre disponible, dans l’entourage, qui aie la générosité inconsciente de fournir, en étant présent d’une certaine façon qui lui échappe à lui-même – on n’apporte pas la Bejahung exprès, elle passe à travers soi, l’appui dans l’être manquant.

Voici maintenant tout autre chose : un homme jeune, trente ans, vendeur de chaussures, allure svelte et athlétique, plutôt « bien de sa personne ». Il vient avec comme symptôme une honte intense, aggravée d’érythrophobie de plus en plus envahissante. Son discours intérieur, toute la journée, consiste à ressasser son indignité, sa lâcheté. Il se traite de « fiotte », de « pauvre loche », évite les contacts sociaux, refuse tout avancement dans son travail, car « il n’est qu’un incapable ». Haine de soi , et la névrose d’échec ne suffit pas – être toute la journée aux pieds des clients, tout en bas de l’échelle . Cette situation professionnelle peu gratifiante ne l’exonère pas de s’insulter intérieurement pendant des heures.

Comment en vient-on à s’inventer une telle détestation de soi-même ? Les parents ? le père est un paranoïaque assez caractérisé qui a rabaissé et dénigré son fils toute son enfance comme il l’avait été lui-même – en pire – par son propre père, ancien gardien de prison. La mère « protégeait » son fils unique et officiellement l' »aimait » – mais en tant que la fille qu’elle aurait voulu avoir et n’a pas eue, bien soumise, ne faisant pas d’histoires comme selon elle une fille devait se comporter. Elle a, d’ailleurs, longtemps habillé son fils en fille et lui offrait des poupées. Le père non plus ne voulait pas de fils – pas d’autre homme que lui dans la famille. De quoi tomber malade ? Certes. Sauf que « tout allait bien jusqu’à ses 16 ans ». Il avait des copains à l’école, réussissait « normalement ». Il aimait beaucoup le sport. Il se pliait aux moeurs familiales sans y penser, et se sentait « normal » et plutôt heureux de vivre. Et puis, à 16 ans, une copine. Premier rapport sexuel (réussi). Et début de l’auto-sabotage. Angoisses hypocondriaques, échec scolaire, impossibilité de se présenter aux examens, honte de plus en plus envahissante, idée obsédante « d’être une fiotte » – cela justement au moment où il avait posé l’acte d’être un homme sexué et hétérosexuel, ce qui s’est confirmé avec évidence dans la suite de sa vie – au moment où à 30 ans il est venu consulter, il était marié avec une fort jolie femme, et avait deux enfants. La haine de soi catastrophique – et il y mettait le paquet – était le prix à payer à la folie parentale pour la décision qu’il avait prise – non sans un certain héroïsme inconscient – de vivre en tant qu’homme sexué et désirant, attiré par les femmes, nonobstant les injonctions familiales croisées qui « logiquement » auraient pu barrer pour lui un tel choix phallique.

N’est-ce pas, d’ailleurs bien souvent le cas, certes rarement aussi dramatique et spectaculaire, lorsque des patients, névrosés, sont pris dans une honte compacte de ce qu’ils sont qui ne recèle nulle coquetterie narcissique (genre fausse modestie) ? cette honte se révèle fréquemment être une offrande au narcissisme d’un des parents. Le rapport au moi tel qu’il est vécu consciemment n’est qu’une variable d’ajustement d’une partie complexe dans laquelle « avoir une mauvaise image de soi » peut être le prix à payer pour la liberté…de ne pas perdre sa vie à s’en fabriquer une bonne. On laisse, inconsciemment, la « bonne identité » au parent, ou à son tenant lieu. Ca laisse du jeu pour sa propre vie.

CONCLUSION

Au 13ème siècle, Saint Thomas d’Aquin intégra l’acédie dans la liste des sept péchés capitaux. Dans un univers mental où l’homme devait chercher la joie dans l’amour transcendant et actif de la déité telle que vécue dans la vie monastique, la préoccupation excessive pour le soi – qu’elle soit positive (recherche de plaisirs, corporels ou narcissiques) ou négative (manque de soin pour soi, tristesse, perte du sens de l’existence) – étaient des fautes. La pensée théologique, quoique son vocabulaire ne nous parle plus guère, n’était pas dépourvue d’insights sur la psychê humaine. Si pour quelqu’un, l’appel à l’Autre en lui n’est pas, ou plus, une force agissante, quelles qu’en soient les raisons, son rapport à son moi soit s’effondre, soit s’enfle de fausse monnaie. Ne pas pouvoir prendre soin de soi – ou au contraire n’avoir souci que de soi – sont également des figures de la « haine de soi ». Même si ce sont d’autres paysages -que cet article a choisi de parcourir.

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une lecture de l’Entre Deux, l’origine en partage de Daniel Sibony – paru dans « pratiques et représentations n° 11 » – « la réalité en procès », publié par les presses universitaires de valenciennes

Le concept d’entre-deux est aujourd’hui passé dans le vocabulaire courant et est largement utilisé.  Il n’a pourtant pas toujours fait partie de l’outillage conceptuel usuel.  On le doit à Daniel Sibony, qui l’a introduit dans un sens bien précis, en 1991, dans l’ouvrage qui s’appelle « l’Entre-deux. L’origine en partage ». Cet article est une lecture de cet ouvrage, qui date maintenant de plus de 25 ans, dont la portée,  dans ce qu’il apporte de tout à fait singulier dans le champ psychanalytique ( mais pas seulement) n’a pas été vraiment perçue dans sa nouveauté conceptuelle , même si nombreux sont ceux qui admirent le travail de cet auteur, et s’en inspirent.

« Entre Deux » est un ouvrage charnière dans la pensée de Daniel Sibony. C’est celui où il expose pour la première fois de manière systématique cette dynamique de l’Entre Deux qu’il avait auparavant abordée ponctuellement à travers divers thèmes, et en donne une définition générale et abstraite, développée, au fur et à mesure des voyages textuels qui y sont proposés, à travers des questions très concrètes (l’image, le féminin, le couple, l’écriture de Kafka, le voyage…).

Le travail d’abstraction qui parcourt ce livre est souligné par le fait qu’il se termine par une post-conclusion traitant de la transmission de l’infini en acte comme figure de l’origine telle que traitée par Cantor sur un mode génératif. On sait que cette recherche l’a – Cantor – traversé et divisé en même temps qu’il l’a, lui, traversée, et posée « en travers » de la pensée mathématique de son temps. Il disait dans ses lettres y avoir été amené comme malgré lui, écrivant sans « vraiment croire » ce qui, comme développement logique, s’imposait à lui, dont il s’était donné la tâche de soutenir la fécondité, quitte à contrarier l’intuition, l’imaginaire encore ancré dans le fantasme de la « découverte » des vérités mathématiques qui était celui de son époque, et dont il participait également. En même temps qu’il a produit ces théories dont certains prolongements n’ont été démontrés par d’autres que 50 ans plus tard, il a aussi produit…un délire théologique sur le « vrai » Père de Jésus, délire qui le tourmentait tellement qu’il a dû être hospitalisé plusieurs fois pour trouver quelque répit à la force d’invention qui le tenait sous son joug. Cela a un coût, une pensée qui n’est pas miroir de ce qui est, et qu’un chercheur laisse se frayer en lui. Newton aussi, en son temps, en avait payé le prix. (1)

Ce livre de 1991 représente donc, dans l’oeuvre de Daniel Sibony un saut conceptuel, un moment où des intuitions déjà rencontrées et travaillées depuis une quinzaine d’années se formalisent, se resserrent autour de ce concept d’Entre-Deux comme mise en acte de l’Origine. Pour lui, on n’a accès à l’Origine que via les entre-deux qu’elle met en mouvement et propulse dans le temps, du fait de se séparer d’elle-même en tant que totalité. Ce n’est pas tout à fait la même chose que de dire que l’objet se donne dans le mouvement psychique de s’en séparer,  (la Spaltung du sujet lacanien, qui permet la mise en place de l’objet a, invention dont Lacan disait que c’était son apport propre à la psychanalyse, que pour le reste, « il était Freudien » ). Pour Daniel Sibony, il n’y a pas un tel moment inaugural.  Dans le champ épistémologique qu’il ouvre,  l’origine est une invention permanente, elle n’est ni avant, ni après, ni derrière, ni devant, ni en haut ni en bas, elle est toujours en train d’être créée et de créer. Du coup, cet auteur transcende l’opposition doctrinale qui a habité souterainement  et sans être explicitée  l’Ecole Freudienne de Paris du temps de sa fécondité   entre le point de vue de  F. Dolto, pour qui « tout est langage », et le sujet toujours déjà là, et celui de Lacan pour qui le sujet « advient » du fait de consentir à ce que comme objet, il soit perdu pour l’autre et l’autre perdu pour lui  (ce grâce à quoi il pourra courir après cet objet, au dehors, et « investir » la réalité de libido).  Cela, pour les analystes, le dépassement de cette contradiction sur laquelle on évite le plus souvent de débattre – au mieux on constate « qu’on n’est pas d’accord » –  constitue un fil extrêmemement intéressant à saisir, un peu occulté jusqu’à présent du fait de la richesse des productions de cet auteur, qui du coup apparaissent souvent aux autres analystes soit comme un « filon » où prélever des trésors offerts,  soit au contraire comme une zone à éviter, car celui-ci  aurait déjà tout dit sur tout, et alors que resterait-t-il à penser ?

Cette trouvaille de 1991 est donc un noyau dur de cette élaboration. Elle est présente, implicite ou explicitée diversement , dans les livres suivants. Il y a isomorphisme entre le Tout de l’infini, présent en tant qu’absent, et les entre-deux fragmentaires dans lesquels cet infini met en acte la présence créative que l’impossibilité de sa totalisation « réaliste » rend possible, propulse. La dimension de l’infini se transmet via la non-existence du Tout qui le contiendrait. « Connaître  » des morceaux de ces entre-deux singuliers, les vivre et/ou les étudier avec le maximum d’acuité est le seul accès possible pour les humains à l’infinitude, c’est à dire à la totalité absente qui les traverse, et qui est le propre de la transmission humaine.  Celle-ci, via l’émergence discontinue de ce manque à être transmet la dimension de l’Etre, à charge pour chacun de l’impliquer dans l’existence sur un mode vivable, de le rendre fécond et non écrasant ou inhibant par trop ou pas assez d’adéquation.

Que cette existence « non existante » puisse être plus active et génératrice de réalités que ne le serait une existence « réelle », les mathématiques en témoignent. Si on pose un ensemble qui serait l’ensemble de tous les ensembles, celui-ci ne peut pas « exister réellement », puisqu’étant lui-même un ensemble, il faudrait en supposer un autre après lui qui le contiendrait, puis un suivant, et encore un suivant etc..ce qui serait contradictoire avec la définition qui a été donnée au départ. Pourtant, cette existence non-existante et fictionnelle, une fois postulée, permet des calculs…aux effets bien réels. L’ex Ecole Freudienne de Paris – celle de Lacan, pour les jeunes qui n’ont pas connu ce temps là – a existé, le temps qu’elle a existé, à partir de la cohabitation – impossible – de deux doctrines incompatibles qui ne voulaient rien savoir de leur incompatibilité. Et ce moment de l’histoire de la psychanalyse fut fécond, malgré toutes les folies qu’il a chariées.

Revenons à ce parcours , de l’Entre-Deux, dans ce livre. Voici un des développements, à la fois abstraits et imagés, que propose l’auteur :

l’entre-deux est une forme de coupure-lien entre deux termes, à ceci près que l’espace de la coupure et celui du lien sont plus vastes qu’on ne croit, et que chacune des deux entités a toujours déjà partie liée avec l’autre. Il n’y a pas un no man’s land entre les deux, il n’y a pas un seul bord qui départage, il y a deux bords, mais qui se touchent, ou qui sont tels que des flux circulent entre les deux » – ici, les analystes, exposés aux zones archaïques de la psychê , peuvent situer les phénomènes télépathiques qui se produisent entre patient et analystes, phénomènes dont déjà Freud et Ferenczi discutaient dans leur correspondance, et leurs écrits,  mais auxquels ils peinaient à donner place dans le cadre des modèles de l’appareil psychique qu’à l’époque ils construisaient -ce qui fait que ne niant pas les évidences cliniques – ils étaient trop honnêtes pour ça,  voir à ce propos le livre de J.M. Rey et Granoff (2) – ils avaient exclu ces événements psychiques du champ de la psychanalyse.  Plus loin : »il s’agit d’un vaste espace mobile où recollements et intégrations doivent être souples, riches de jeu différentiels. L’idée de frontière, ou de traits, avec un dedans et un dehors, un ici et un ailleurs parait insuffisante..L’origine, ce n’est pas..là d’où l’on vient…cela anime nos déplacements..c’est un retrait qui conditionne l’entre-deux traits ».. »les entre-deux sont des figures de l’origine, des dissipations de l’origine. Celle-ci est trop brûlante, traumatique pour être vécue en tant que telle. Elle nous revient et nous invite à prendre contact avec elle sous forme d’un « entre-deux », la seule qui nous soit accessible. L’origine comme horizon nous suit quand on la fuit, s’éloigne quand on y vient, et ses éclipses et ses retours se marquent non par une donnée pure, unique, mais par deux mouvements, deux instances, entre lesquelles on est pris, on se retrouve pris, souvent à son insu ».. »La séparation inhérente à l’entre-deux agit dans chacune des parties et cela tire à conséquence : les deux parties sont liées du fait de la coupure qui les sépare, ne forment pas un tout (encore moins sont elles le tout) quand elles sont réunies ». On pense évidemment au transfert réciproque et néanmoins distinct entre analyste et analysant dans la cure, au travail inconscient qui se produit des deux côtés, et à travers lequel de nouvelles configurations inconscientes et conscientes peuvent prendre corps.

Puis, suite du texte, cette question, qui connaitra dans l’oeuvre de l’auteur bien d’autres réponses que celle qui vient sous sa plume à cette date là :  Qu’est-ce qui les fait échapper à la totalité ? le temps qui s’écoule, la génération, la création, la reproduction qui fait qu’une alliance passée entre les ancêtres et leur Autre peut se trouver trahie à la génération suivante, ou renouvelée, ou reprise autrement. On se retrouve au cœur même de la transmission. Il y a plus d’une origine dans une même origine ». « Même origine », d’ailleurs, dans cette approche, c’est une impossibilité. Le « même » ne fait justement pas origine, pour Daniel Sibony. Il n’y a pas de donné/créé originel dont les retranscriptions successives seraient la répétition, la réédition autrement agencée. Ce point de vue est celui de la plupart des courants de la psychanalyse lacanienne, même si pas forcément toujours celui de Lacan lui-même. Il n’est pas celui de Daniel Sibony pour qui il y a des écritures originelles, celles où est en travail la mémoire d’appel qui ne rappelle rien, ne répète rien, mais crée. Dans ces écritures là, la « première fois » est tout aussi présente – et absente – que lors des temps mythiques « où les Dieux étaient parmi les hommes » (Hésiode). Les temps mythiques sont toujours là, et pas là – comme jadis. Nous les rencontrons diversement au cours de nos vies lorsque nous ne craignons pas d’indexer les événements qui la traversent et par les quels nous rencontrons le monde, de la marque de la nouveauté, et de son élan.

Autres rappels : « L’Entre-Deux implique l’origine, il appelle à y aller voir de plus près…alors même que l’origine, ce n’est pas fait pour y aller, mais pour en partir »… »pour faire le voyage de l’origine aller-retour », repasser chaque fois par l’espace qui sert de texture originelle et en revenir » (p.22)…La dynamique de l’origine est de bouger le temps, de mouvoir l’histoire. L’histoire – les mouvances du temps avec rythmes et périodes – tient à ce que l’origine se quitte et se retrouve, se laisse secouer par sa question ou se fige. L’histoire , c’est ce qui arrive à l’origine…du fait qu’elle est fissurée, partagée, perdue, qu’elle n’est pas d’un seul tenant » – en pointillé, implicite, l’idée que si cette origine est figée, même si la vie d’un individu est pleine d’événements, et/ou que cet individu « fait des tas d’histoires »…cette personne « à histoires » est comme n’ayant pas eu d’histoire, en attente du partage par lequel son histoire pourrait avoir lieu – c’est dans cette perspective que s’inscrit, à mon sens la pertinence du positionnement de quelqu’un comme Philippe Refabert (3), de l’analyste comme témoin de ce qui n’en avait pas eu lieu, et des travaux de Françoise Davoine (4)  , qui offre aux analysants qui en ont besoin la possibilité de passer par son propre espace traumatique pour construire une représentation de celle , forclose, des ascendants , à laquelle ils ont fait l’appoint de leur folie  – « L’histoire est ce par quoi les secousses de l’origine s’inscrivent dans le temps où s’y révèlent déjà à l’oeuvre. Ces secousses morcellent l’origine et en éprouvent le morcellement (p. 43). « L’entre-deux points le plus simple…témoigne déjà de ce qu’il y a de l’Un qui se répartit entre deux.  » p. 313 « l’entre deux points témoigne d’une partition de l’un planant sur les deux de façon variable. En un sens, tout ce qui se réclame de deux termes met en jeu un partage du « un » à part inégales, sauf pour le milieu. Parfois ce passage est bloqué. Deux individus qui sont aux prises sous le signe d’un trait qu’ils se disputent sont tels que chacun considère le « un » en question comme étant de son seul côté. La médiation entre les deux points est bloquée ». .. »Cette répartition de l’Un se retrouve en topologie lorsqu’il s’agit de recoller des morceaux d’espace. Par exemple, pour permettre l’extension à tout un espace d’une propriété ou d’une fonction qui n’a qu’un caractère local,le recollement des morceaux, la médiation entre eux semble mettre en cause l’Un en tant qu’il peut être réparti entre eux, pour les marquer tous, pour assurer entre eux un lien qui les dépasse, mais qui les pose, aussi chacun dans leur singularité ». Effet de nomination infinie par coupure-lien qui assure la consistance de l’Entre Deux à partir d’un Un qui n’est ni l’un ni l’autre, mais n’est pas transcendant non plus, puisqu’il nait de leur interaction, de leur entame l’un par l’autre. « Il s’agit d’intégrer en une même entité différents points où morceaux…en laissant compter chacun selon la « mesure » qui est la sienne, selon la part qui est la « mesure » de l’ensemble. Concrètement, aller autre part pour intégrer l’ailleurs en tant qu’il manque ici, c’est du même ordre logique que lorsqu’il s’agit, entre-deux, de faire compter l’un et l’autre sans s’user  à osciller entre l’un et l’autre. Intégrer le deux ou lui donner consistance suppose un Un qui ne peut « unifier » que du fait qu’il se partage, et qu’il consent à ce morcellement » (p.315). Pour une oreille analytique, difficile de ne pas évoquer la dure situation du névrosé obsessionnel,  son oscillation indéfinie entre deux figures possibles de son désir, toutes les deux totales,  oscillation qui ne s’apaise et ne peut se résoudre que lorsqu’est intégré dans sa psychê le manque à être et son partage, entre lui et l’autre.

On voit qu’il ne s’agit pas ici d’une pensée de l’immanence, comme dans certaines traditions orientales pour lesquelles il s’agit de chercher le Tout de l’Etre, son unité profonde à travers la multiplicité de ses manifestations partielles, d’en faire vibrer la jouissance et la présence silencieuse, d’en épouser les contours en s’identifiant au « processus » des interactions en cours que le Sage reconnaît à l’oeuvre à travers les aléas de l’existence  – voir les travaux de François Julien, notamment « la pensée chinoise » (5).

Ce n’est pas non plus une pensée de la transcendance, dans laquelle la Parole – d’un dieu créateur pour les religions dites « révélées », ou pour certains lacaniens « l’entrée dans le langage », viendrait, d’en haut, sauver le monde du chaos, lui donner forme hors de l’informe etc…

Il n’y a pas d’un côté le monde réel, animé d’un mouvement intrinsèque auquel il s’agirait de s’identifier par delà les vicissitudes (côté Orient) ou au contraire (côté Occident) de s’extraire dans une geste héroïque par rencontre d’une autre dimension venue d’en haut ou d’une étrangeté radicale, que ce soient les idées Platoniciennes donnait la « raison » des choses, leur miroir théorique, ou le « langage » lacanien définissant l’homme comme « parlêtre », « dénaturé » par son rapport au langage, coupé de l’Autre etc..

Dans la perspective de Daniel Sibony, le Un, la frappe de l’originaire, n’est ni immanente au monde, ni transcendante, venue d’ailleurs, même si l’imaginaire de l' »ailleurs » est un de ses véhicules privilégis. Elle se produit à chaque fois que deux entités qui se prenaient pour des totalités entrent en contact et mettent au travail la faille qui les dé-totalise l’une par l’autre. Lorsque ce sont des humains, par exemple un homme et une femme, il s’ensuit l’amour, comme lien à l’infini. Lorsque ce sont des idées qui se rencontrent ainsi, sous le signe de la faille…il s’ensuit une idée nouvelle, prête à rencontrer le monde à son tour. Le nouveau nait de l’interaction, lorsque les deux qui interagissent consentent à un certain quantum de perte. A partir de là, l’univers s’enrichit, de nouveaux langages naissent et divergent de plus en plus, sans s’annuler ni chercher à s’englober, dans de nouvelles arborescences faites pour se déployer et être fécondées, via le travail des  rencontres à venir, dans l’ouvert.

Voilà, à mon sens, l' »os » de ce livre, le fil qui appelle à être saisi par les analystes, aujourd’hui – qui appelle depuis longtemps, à vrai dire.

Mais on peut aussi trouver interêt à ce travail d’un autre point de vue : celui des imaginaires qui s’y déploient.

Une des formes de l’imaginaire de l’Entre-Deux , présente dans ce livre, c’est le voyage. Le déplacement dans l’espace est un marqueur du déplacement dans le temps. « Tout voyage radical est une remontée du temps qui nous porte vers l’origine de notre univers, dans un trajet cosmique assez paradoxal. On va avec son temps propre, et on remonte…vers le temps de l’Autre…comme pour s’y faire reconnaître ou y retrouver le don de vie originel, ou toucher du doigt le point de bifurcation à partir d’où notre propre temps a pris naissance et s’est mis à frayer son chemin singulier…tel un vaisseau cosmique qui filerait à la vitesse de la lumière vers l’origine de l’univers…On remonte vers le point énigmatique où l’on s’est séparé de l’Autre…c’est à dire du Temps global où notre temps s’est prélevé comme un mince filament, une pelote de fils multicolores prises dans le Temps (p. 318). Ainsi Kierkegaard, qui cherchait à travers la répétition à retrouver le goût de la première fois, celle qui ne répétait rien mais était pur jaillissement d’origine. Ainsi aussi, certains transferts en psychanalyse, qu’on croit – à tort – psychotiques de par leur caractère « massif » et passionné, et qui sont recherche de ce point d’acquiescement absolu de l’Autre à l’existence du sujet, à charge pour celui-ci de reprendre par la suite cette Bejahung (« oui » originaire) à son compte comme lien fini à l »infini, et le faire voyager.  « Voyager » – et aussi entreprendre – « c’est espérer que soit redonné par l’ailleurs où l’on se porte le moment où dans un jaillissement lumineux, l’être s’est scindé, séparé de lui-même pour nous donner lieu ».

Ce temps de l’infini, pour Daniel Sibony,  est celui de la transmission.  Ce n’est pas le temps linéaire. Il n’a pas vocation à n’être connu que dans la nostalgie du passé où l’attente – indexée de souffrance – du futur où il semble parfois  s’enliser. Ce n’est pas non plus en tant que tel le temps de la jouissance immobile et du sentiment océanique de l’existence qui détache des choses, via le « flash » d’un « trip » solitaire ou méditatif. Il se présente dans nos vies à chaque fois qu’un événement nous atteint dans sa dimension de nouveauté, que nous y prenons part en étant présents, pas trop encombrés de ce qu’on est ou de ce qu’on sait, et qui aurait tendu à le « délayer ». « Délayer », c’est dissoudre l’acuité d’un propos dans du bavardage. En anglais « to delay » veut dire « retarder ». La langue du 16ème siècle aussi l’utilisait en ce sens. « Ne délayez point tant » – ne tardez point tant. Il est vrai que souvent, les événements – les appels de l’infini – ne nous parviennent que..delayés. Dans les deux sens du terme : après coup de leur temps propre ( rare qu’on soit son propre contemporain) et déjà recouverts de commentaires, voire annulés par ces commentaires.

Autre développement, très « parlant », sur cette question du « départ » et du « retour », de l' »ici » et du « là-bas », de l' »inclusion » et de l' »exclusion » : « l’origine ne se définit plus par l’appartenance, mais par le processus d’entre-deux qu’il impulse ».. »pouvoir quitter l’origine autrement qu’en lui cherchant un simple double ou un reflet, rester ouvert à ses irruptions récurrentes est un défi qui n’est pas simple à relever. Il y faut une force d’amour qui tienne autant de la passion que de l’exil, du détachement passionné et serein » (p. 339). Le « il y faut », dans ce texte ne relève pas, à mon sens de la prescription d’une sagesse à chercher – ce en quoi, malgré la résonnance qu’on pourrait y entendre, ce « détachement passionné et serein » ne relève pas de la position subjective du sage taoïste ou Confucéen, d’une recherche de « la voie » qui ne se fixerait à aucun moment « partiel », vu que seul le vide serait réel en tant que riche de tous les possibles (thème récurrent des sagesses orientales) – plutôt comme la désignation d’un x dans un raisonnement mathématique. « pour que x, il faut et il suffit… ». Nulle position idéale ou idéelle à l’horizon. Même si : (p. 341) : »l’Entre-Deux est la pulsion identitaire à l’état vivant »… »qui empêche de s’identifier à l’un ou l’autre de deux termes ». Elle renouvelle l’épreuve du passage et du déplacement sans toujours en faire une errance ». Certes, mais en général, nos identifications inconscientes, on ne perçoit qu’elles nous ont immobilisé – rendus un peu « morts » – qu’après coup…lorsqu’on s’en est séparés quelque peu….c’est une utopie (féconde) que de supposer que la pulsion identitaire pourrait être, toujours, « à l’état vivant », disponible et mobile.

« L’origine est à prendre comme fonction d’être radicale où l’un prédomine juste avant de bifurquer d’ouvrir des entre-deux »… »la notion d’objet semble s’évanouir, non au profit du signifiant » – ce livre datant de 1991, il était important que ce soit dit – « mais du champ de forces et de relations en perpétuel mouvement, avec des plis, des replis, des déploiements, des rythmes et des battements de la mémoire. Les deux éléments bifurqués ne sont pas les mêmes, mais leur différence est indémontrable. Et ce, dans la trame du vivant, au niveau de la matière : deux mêmes particules, issues d’une même collision, se comportent comme si, bien que très loin l’une de l’autre, elles demeuraient en relation, relation médiatisée par ce qu’elles ont en commun, le choc originel d’où elles procèdent. L’entre deux procède de l’être bifurqué, déchirement ou trauma, secousse d’origine…qui manifeste l’origine » (p. 347).  Parmi les analystes qui ont travaillé avec des patients porteurs de problématiques psychotiques, qui n’a pas connu l’expérience suivante ? les années ont passé, le patient est parti depuis longtemps, et puis un jour, pour une raison ou une autre, on pense à lui, et même on se met à écrire à son sujet. Dans la journée qui vient, cette personne, pour une raison ou une autre, téléphone. Ou écrit.

Ce par quoi se déploie aussi l’imaginaire qui est indexé dans ce livre, c’est également  l’illustration, choisie dans l’édition du Seuil de 1991 sur la couverture : un tableau de Rembrandt représentant « Isaac et Rebecca », qui s’appelle « la fiancée juive ». La tenue des personnages est celle du 17ème siècle, ce qui rayonne entre eux est hors temps. Ils se touchent et ne se font pas face, leurs regards ne fusionnent pas, ne cherchent pas à capter/capturer celui de l’autre. La femme effleure son ventre de la main, comme si elle pressentait qu’un jour, il portera Esaü et Jacob, et leur futur antagonisme. L’ampleur de la robe peut même donner l’illusion qu’ils sont déjà là. En tout cas, leur place est prête et l’histoire en cours d’écriture. Ce tableau de Rembrandt est, sur cette couverture, scindé en deux. Il se présente au lecteur comme traversé d’une ligne brisée blanche d’une certaine épaisseur (tout juste deux millimètres – ni un, ni trois). Cette ligne brisée n’est pas juste un trait qui sépare, mais déjà un espace. Cet espace communique avec l’espace blanc où s’inscrit le titre et le nom de l’auteur. Rappel de la coupure-lien, de l’alliance tel que le récit biblique en fait le récit : c’est un serviteur qui était allé chercher Rebecca comme épouse pour Isaac au pays dont Abraham était parti. Celui-ci ne voulait pas pour son fils une femme d' »ici » – de Canaan – mais une femme de « là-bas » qui viendrait « ici » – une femme déplacée, donc..Et cette « fiancée juive » a été peinte et est exposée à Amsterdam, au cœur de l’Europe, ville spécialement riche en ce 17ème siècle, d’art, de pensées, d’inventions nouvelles – Descartes y a séjourné entre autres, lui aussi « déplacé »- grâce au dynamisme que la Réforme a insufflé au christianisme en le détotalisant, via la césure qui l’a scindé en versions divergentes dialoguant, et s’opposant, les unes avec les autres.

Coupure-lien entre générations, alliance marquée de bifurcations, de cassures ressaisies, de dissensions rattrapées (Esaü et Jacob ne furent pas Abel et Caïn, mais leur fraternité ne fut pas de tout repos). Evocation aussi du coup de foudre dissymétrique qui « frappa » Isaac et Rebecca lorsqu’ils se virent pour la première fois. Rebecca…tomba de l’âne qui la transportait lorsqu’Isaac se présenta à sa vue – elle « tomba..amoureuse » de l’homme à qui avec son consentement on l’amenait. Et Isaac la conduisit aussitôt…sur la couche de sa mère Sara qui venait de mourir « et il la connut et se consola avec elle ». A entendre non pas comme « elle aurait remplacé sa mère, lui aurait servi à nier le deuil, en amortir le tranchant », ni comme « ils partagèrent la même perte » (après tout, elle venait de quitter toute sa famille, et son enfance, elle aussi, pour venir vers l’inconnu), mais plutôt, dans le mouvement de ce livre , ainsi : ils jouirent ensemble du manque à être, en l’occurrence sexuel, que leurs origines avaient su leur transmettre.

Partage et alliance avec leurs conséquences, y compris dans les secousses qui s’ensuivent, c’est ce qu’évoque donc ce tableau de Rembrandt travaillé sur la couverture. Et c’est aussi dans la partie qui contribue à conclure ce livre « en guise de conclusion », ce qui est explicité en fin de parcours, avec des mots qui visent à l’exactitude et des images parlantes. Les pages de 343 à 346 sont les temps les plus forts de ce livre, car l’abstraction, l’effort pour dire au plus près, pour transmettre l’intelligence de la chose, se mêle à la pensée imagée, concrète, destinée à en évoquer, pour la sensibilité, la présence.

Quelques extraits :« ce partage peut s’illustrer par une certaine idée de l’alliance comme coupure-lien. Il se trouve que c’est l’Ancien Testament qui le premier a mis en lumière cette idée » – en tout cas l’Ancien Testament dans la lecture qu’en fait Daniel Sibony. On a vu que cela éclairait le choix de ce tableau en couverture et son « traitement », tableau où un thème biblique est présenté sans que prétendent être représentés, de manière réaliste, des « temps bibliques » – « Pour faire alliance, on coupe en deux, on reconnaît la coupure, voire la béance, ça ouvre l’espace d’un entre-deux à travers quoi passent le lien, ses transmissions, ses traductions et métamorphoses, et on renoue avec tout ça. L’entre-deux devient un espace de liens « entre » l’un et « entre » l’autre. C’est sous cette forme étrange que l’hébreu biblique exprime l’entre, l’inter : il le redouble. Il dit, faisons une alliance entre toi et entre moi. Déjà, l’inter latin dit que l’effet d’entre deux est interne à chacun d’eux. Il n’est pas extérieur aux deux termes. Il les marque, et de cette marque, il les relie. L’inter-section de deux parties est une entame à chacune d’elles : l’interaction. ».  Insistons là-dessus : il y a là une idée différente de ce que transmet François Julien à propos de la pensée chinoise. Celle-ci  avance à travers l’inter-relation de contraires qui « composent » la réalité, par leurs mouvements et leurs alternances entremêlés, le yin et le yang, le visible et l’invisible, le chaud et le froid, la Terre et le Ciel, le Paysage et l’émotion etc…Ces dualités sont , chacunes, complètes, et font place à l’une au sein de l’autre par transformations continues et interdépendance. L’un ne va pas sans l’autre, chacun a besoin de son contraire pour exister – présence du chaud dans le froid et du froid dans le chaud, du masculin dans le féminin, du féminin dans le masculin etc…sans pour autant être entamées l’une par l’autre à travers ces transformations. Leur succession est une suite de fusions dont les modalités singulières sont des actualisations de toujours la même force indéfinie qui les habite et préside à leurs successions asymptotiques. Les coupures qui les traversent n’ont pas valeur signifiante. Le discours et le bruit du monde ne sont que les métamorphoses du même fond silencieux qui en fait le trame, et que le Sage se donne comme visée d’exprimer en en épousant l’indétermination, par ses actes et ses paroles. Au fond, dans cette perspective – le monde dit toujours la même chose, qui est indicible. Il manifeste diversement sa présence, mais ne connaît en son sein rien d’inaugural. Tout autre est l’entre-deux dont Daniel Sibony introduit dans ce livre le concept. Les dualités qui s’y produisent sont séparées d’elles-mêmes par le mouvement de leur rencontre, et de ces séparations, qui à chaque fois les révèlent comme « se » manquant à elles-mêmes nait la dimension du nouveau, du commencement, de l’émergence de l’infini au sein du fini.

« L’entre, tel qu’en parle la Bible, est bien curieux. Par exemple, l’arc-en ciel sera signe d’alliance entre moi et entre les vivants, dit le Dieu après le Déluge. Cette façon de redoubler l’entre tient à mentionner les deux faces qui se font face : même si elles s’articulent ailleurs, au loin, avec torsion ou sans. On tient à marquer que toutes deux sont perçues dans l’entre-deux, qui ainsi fait retour sur chacun et la démultiplie. Dire « entre toi et entre moi », c’est dire que toi et moi se pluralisent… »… »S’engager dans l’entre-deux pour pouvoir en sortir, et déjà , pour échapper à l’unité narcissique »..Ce pourquoi, ailleurs, Daniel Sibony dit qu’on lit un texte « avec sa bouche ». Non qu’il faille forcément le lire tout haut, et pas seulement dans sa tête, comme quand petit on découvrait les lettres – mais du fait que « lire » un texte implique de ne pas l’avoir « intégré » au sens de « avalé » en tant que support identificatoire. « Celle-ci » – l’unité narcissique, donc – « absorbe très bien la différence ».. »c’est sur l’entre-deux qu’elle achoppe, c’est son épreuve de vérité ». Il n’est pas si difficile de parler « à côté » de quelqu’un, dans le respect de son cheminement singulier, et en étant d’accord, par avance, sur les désaccords à venir. Question de savoir vivre et d’urbanité. L’épreuve, mouvementée , commence, lorsqu’on quitte cette posture aseptisée en se laissant toucher par le retour sur soi de ce qui est en cours, lorsqu’on ne s’en défend pas trop . « Lire », avec son Inconscient, le « texte » Inconscient que porte le patient, ou qui le porte, c’est inventer des actes de parole qui témoignent de la façon dont ce texte vous a atteint – actes de parole qui ne perdent pour autant jamais de vue que la suite est en attente d’être écrite – ailleurs et plus tard.

La psychanalyse,  comme l’a rappelé M. Safouan dans un livre récent (6) est apparue dans le champ social comme « Science, thérapie et cause » – qui sont des déclinaisons de l’Un. L’oeuvre de Daniel Sibony, et tout spécialement à partir de cet ouvrage charnière, « Entre Deux » , s’essaye à une pensée du Deux. Cette démarche, qu’il dit tenir de la fréquentation des textes bibliques est, à mon avis dans une résonnance profonde avec ce qu’on sait aujourd’hui, après tant de décennies de trajet parmi nous, de l’invention Freudienne telle que transformée par d’autres champs que celui des névroses où elle a pris naissance, quant à la naissance psychique d’un être : elle ne va pas sans que de quelque manière, la matrice psychique d’un autre, porteur de la fonction maternelle, en soit quelque peu, sinon déchirée, du moins entamée. Le don d’un appareil psychique a un coût. Nul parent, ni thérapeute de psychoses n’en disconviendra.

Mais sur ce coût, Daniel Sibony fait silence, dans ce livre là, comme dans la plupart de ses – nombreux – écrits.  Il préfère suivre et inscrire  les trajets de la lumière d’être qui naissent  de ces traversées. Et tant mieux. Car voici ce qui en résulte, et sur quoi s’achève ce livre – et s’inachève ma lecture : « Et le livre » – la Bible, donc, à travers quoi il nous parle – « donne justement cette première forme d’alliance, l’arc-en-ciel après le déluge, signe d’alliance entre le divin et entre toute âme vivant dans toute chair sur la terre ».. »L’arc, une forte image de l’entre-deux. Bandé dans la lumière par la force de l’orage, il tire des flèches d’eau, puis ses traits tirés, il se repose dans la lumière décomposée. Il émerge et fait lien entre deux points de la terre, il les fait se rejoindre. Comme une anse qui lie par ailleurs par la voie des airs, il manifeste la terre comme prenable « par ailleurs », raccrochée à autre chose au moment où l’orage rappelle qu’elle fut submergée – lors d’un partage premier, sans précédent – puis noyée à l’origine dans les eaux de l’origine (le tohu-bohu), noyée une seconde fois lors du déluge. Cet arc vient donc en tiers inscrire l’appel à ce qu’elle ne soit pas, encore, anéantie dans les retombées qui la submergent. L’arc, signe d’alliance entre moi (l’être temps) et entre la terre (la matière, l’espace) ».. »Et cette alliance est dressée. L’arc érige l’alliance de vie arc-boutée sur cette image : le ciel envoie ses flèches d’eau, la terre les flèches des pousses qui en résultent, espace d’une fécondation, image d’un sexuel cosmique. Dans cette érotique, les gerbes répondent aux flèches humides, et disent que tout n’est pas noyé ni détruit, que dans la mêlée érotique entre l’eau du ciel et la terre, la mort est frôlée, mais au profit de la vie.. »… »L’arc est aussi le trait d’un voyage : voyager, c’est être un jet vivant d’un point à l’autre de la planète, arc ou trajet d’une migration avertie ».

eva talineau

notes :

1°) de Newton à Freud. Ouvertures du temps de l’Autre Ecritures. (sur le blog)

2°) J.M. Rey et Wladimir Granoff : « l’occulte dans la pensée Freudienne »

3°) Philippe Refabert – de Freud à Kafka

4°) Françoise Davoine – trauma et histoire

5°)François Julien « la pensée chinoise »

6°) M. Safouan « la psychanalyse, science, thérapie et cause », lecture sur le blog

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« question d’être, entre Bible et Heidegger  » par Daniel Sibony. une lecture, publiée dans « passages » n° 187, puis dans Œdipe.org

Un livre porte une charge symbolique lorsque la dernière page tournée, on se dit « voici un commencement, et un appel ».  Dans l’oeuvre de Daniel Sibony qui se poursuit depuis plus de 40 ans, ce livre est un de ceux qui s’inscrivent dans le temps long de la pensée. Et il demande qu’en soit continué l’élan.

On connaît l’importance qu’a eue Heidegger comme philosophe oeuvrant à dépasser les limites dans lesquelles s’est déployée la pensée philosophique, et donc aussi scientifique et technique, occidentale, à sortir du cadre structurel à partir duquel cette tradition, qui nous a propulsés dans la modernité, a pris son essor. Parmi d’autres, Sartre, Levinas, Derrida pour la réflexion philosophique, Blanchot, Bataille, pour la littérature, Lacan dans le champ de la psychanalyse, et Binswanger dans celui de la psychiatrie phénoménologique ont rencontré son oeuvre, l’ont prise au sérieux, et ont construit leur pensée en dialoguant avec elle.

Heidegger est le penseur qui au 20ème siècle a tenté d’ancrer sa réflexion dans l’appel de ce qui dans l’Etre échappe aux représentations (ou n’est pas un étant). A la perception intuitive de cet échappement,  quelques décennies auparavant,  Freud avait lui répondu par le concept d’Inconscient – pour nommer ce qui dans chacun appelle à l’écoute du plus singulier, et conduit vers ce que dès les premières versions de la Traumdeutung il a appelé « l’ombilic des rêves », ce noyau d’être d’où pulsent l’infinitude des désirs et des élans inconscients. Toute son oeuvre tourne autour de ce noyau d’être et montre que des paroles qui dialoguent avec les « lettres » qui en émanent, dites par un autre qui assume d’en être atteint au passage sans que cette atteinte fasse loi pour lui, peuvent en dépasser les fixations. C’est le propos de la psychanalyse.

Heidegger, lui, a choisi de relever ce défi – intégrer l’irréductible de la faille ontologique entre l’être et tout étant – autrement : « parler » l’être , lui-même, dans une nouvelle « authenticité », tel qu’à son avis il est apparu au matin de la pensée, chez les pré-socratiques grecs – avant l’invention de la raison raisonnante – dans l’émerveillement des commencements que par la suite, la métaphysique, la Science et la Technique ont, selon lui, « oublié ». A l’arraisonnement du monde par la technique, il oppose cette première pensée de l’être qu’il veut faire renaitre dans sa clarté originelle – en allemand – une pensée qui n’oublierait plus l’être en tant qu’apparition à travers le langage, et dont l’homme serait « le berger », tel le poète dont la parole sacrée et « bien-nommante » nous protège d’un « défaut de Dieu ». Pour Heidegger, c’est cette parole « bien-disante » du poète – et du philosophe, pense-t-on comprendre – qui fait exister le « divin » du monde. Cette parole inspirée est pour lui la voix de l’être, voix qu’il trouve absente des constructions philosophiques ou scientifiques qui prétendent « expliquer » le comment des choses, éventuellement inventer des hypothèses sur leur « pourquoi » pour le plaisir de les faire s’entre-choquer entre elles et jouer de leurs variabilités – voies « inauthentiques » qui , pour lui, éloignent de l’être « véritable ».

Dans « question d’être », Daniel Sibony reprend de manière détaillée, point par point, des apports de Heidegger, et y repère minutieusement, via des aller-retours incessants entre le texte allemand et des passages hébreux bibliques, y compris des psaumes, un nombre sidérant de résonnances avec la pensée de l’être, telle que lui l’a fréquentée depuis toujours, via sa familiarité avec les textes bibliques – textes avec lesquels il a grandi, et dont il a cherché à donner, du fait de les avoir faits se croiser avec son parcours singulier dans la psychanalyse,   de nouvelles approches, ontologiques précisément (par exemple dans » lectures bibliques », il y a quelques années, qui est une bonne introduction à « questions d’être »).

Chemin faisant, via sa critique de Heidegger, il clarifie d’ailleurs un certain nombre de ses propres avancées, plus précises ici que dans des ouvrages précédents – comme les développements sur « penser/compter » suivis – non par hasard – par un passage sur la pensée comme acte de susciter des « après-coup » – pas de coupure entre « penser » et « agir », ce sont le recto et le verso d’un même événement

.  Ce développement sur la pensée le conduit à une méditation d’une grande acuité  sur le temps, y compris via les paradoxes auxquels la physique quantique nous introduit – causes et conséquences échappant à l’imaginaire du temps linéaire, idée déjà présente dans ses premiers livres, notamment l’Autre incastrable, qui date d’il y a 40 ans. Ici, on voit qu’elle a cheminé, s’est approfondie,   et cette approche est infiniment plus riche que l’envolée Heideggerienne de « qu’appelle-t-on penser » (texte de Heidegger qui se termine après beaucoup de très belles phrases – même traduit depuis l’allemand, l’amour de Heidegger pour ces mots qu’il travaille se transmet au lecteur – par la réponse tautologique « penser, c’est répondre à l’appel de penser l’être »). Pour Daniel Sibony, dans ce livre, penser, c’est créer/produire du temps – le temps de l’être et le temps d’être. Et si le dire poétique peut en être un chemin, ainsi que celui de l’art,  contemporain ou pas – sur lequel l’auteur a aussi écrit deux livres « du point de vue de l’être » tel qu’il le développe ici – pour lui, penser, c’est avant tout penser en acte, c’est faire acte dans une séquence, y faire germer des nouvelles possibilités, des nouvelles bifurcations, comme, par exemple, dans une cure analytique lorsqu’un acte/parole de l’analyste initie un nouveau temps de la psychê.   Il n’est pas question de pratique analytique, dans ce livre, pourtant on sent que c’est aussi à partir de la recherche clinique de cet auteur et de son parcours à travers la psychanalyse qu’il est écrit. Ce pourquoi les analystes ne sont pas les plus mal placés pour le recevoir.

Pour l’auteur,   les prophètes, dans la Bible, sont des relais privilégiés de ce qui se passe lorsqu’un humain est traversé par de l’être qui appelle  à être pensé – et acté. Le lecteur aura plaisir à découvrir dans ce livre, ces récits – par exemple l’histoire de ce prophète, Osée qui s’entend dire « va, aie une femme prostituée et des enfants de prostituée, car la terre va se prostituer » (c’est à dire sera habitée par des « étants » fermés, sans rapport avec l’être, nous dirions, nous, avec les mots de la psychanalyse, fermés sur leur narcissisme, sans ouverture sur l’Autre, des pervers en somme). Et Osée »  va prendre une prostituée, la mettre enceinte, et appeler la fille qui en résulte « désagréée », mettant en acte la parole radicale qui lui est envoyée, qu’il ne peut faire passer qu’en en étant, lui-même un fragment. Les prophètes dans la Bible viennent faire prendre corps à des paroles radicales, en faire une chose qui se donne à voir et parle au manque à être de ceux qui y sont exposés. C’est ainsi qu’ils pensent en acte.  (p. 50 et 51). Daniel Sibony rapproche cette démarche, celle des prophètes,  avec celles de certains artistes contemporains lorsque ceux-ci font des « performances » – produisent des performatifs –   dans lesquelles le mot et la chose s’équivalent…à ce qui est ainsi transmis en « pensée/acte ». Les prophètes dont il nous relate les tribulations sont des êtres « jetés » dans le monde en tant qu’ils sont des présences impliquées dans une transmission, faisant partie de cette transmission qui passe par eux. Heidegger, lui, bien installé dans sa chaire professorale, dissertait sur son « être-là », le Dasein et la présence  pendant qu’autour brûlaient les fours crématoires, écrivait sur l’angoisse existentielle de l' »être pour la mort », dont Lacan a fait si grand cas, en prenant soin de ne guère s’exposer lui-même, malgré son admiration pour Hölderlin, lequel, lui, a payé son écriture de feu de sa folie, et n’a pas mené, loin de tout inconfort, une vie de fonctionnaire de l’université.

L’être,  Daniel Sibony dit en avoir conçu la pensée via les textes bibliques, donc. Non pas simple présence constante telle que conçue par les penseurs grecs, ni pure présence parlante, mais fonction d’être, plutôt discontinue que continue, se manifestant par des événements –  des événements d’être.  On pense, le lisant, évidemment, à l’Inconscient, ses rythmes, ses transmissions, son pouvoir créateur. Pour lui, l’être s’égale à sa transmission marquée de failles et de cassures. Ce sont ses moments de dé-totalisation qui en assurent la dynamique. L’être en voie de subjectivation, tel que le conçoit Daniel Sibony a besoin de l’autre, d’en passer par l’autre pour se transmettre. Il inscrit ses commencements via le mouvement de sa séparation d’avec lui-même. Le partage de l’être, dans cette optique, n’est pas tant un impératif éthique – qu’il est aussi – qu’une condition logique. L’être ne se subjective – c’est à dire ne devient parlant – qu’en passant par autre chose que-ce-qu’il-est, dont les effets produits en lui par la rencontre avec cet autre-que-lui le transforment. Du coup, pour lui,  l’être est à la fois immanent et transcendant – immanent comme dans les pensées orientales, transcendant comme dans la tradition occidentale.  Il se produit   comme effet subjectivé de l’événement où un étant est entamé par l’altérité d’un autre étant.  Cette dynamique infinie et infiniment créatrice de devenir fait apparaitre l’être dans le monde comme passage du sujet – ou de la pensée – par »autre-chose » que « soi-même », non pour inclure l’autre ou s’y coller, mais pour s’étranger, jour après jour, à toute identité ou essence d’un « soi-même » lové sur sa jouissance ou sa souffrance, moments nécessaires mais qui demandent à se renouveler.  Ces moments où « ça coïncide » ne font nullement l’objet d’une quelque « dénonciation » pour autant. L’auteur fait remarquer seulement qu’ils stérilisent l’existence s’ils durent.  Car c’est le renouvellement, le moment du renouvellement, qui nous donne accès à l’être, à nous-même comme parlant l’être, à ce moment là identique à la transmission dont on permet le passage dans la rencontre avec l’autre par lequel on est entamé. Ce mouvement produit le temps humain, temps qui n’est pas le temps linéaire de la chronologie, ni celui de l’éternel retour de mythes originaires, mais un temps généré par des secousses d’être en train de se produire et de se subjectiver entre passé-présent-avenir. Pas un mot de l’expérience analytique, dans ces développements d’une pensée qui nous vient du fond des âges – certes, via la lecture ontologique spécifique de l’auteur – et pourtant pas un moment où ne s’y dessine pas, en pointillé, le plus intime de notre expérience des transmissions inconscientes, telles que jour après jour, la pratique analytique nous la montre à l’oeuvre.

On retrouve dans ce livre l’intense travail de la lettre biblique dont D. Sibony est coutumier, et auquel il prend un plaisir plutôt communicatif, travail de pensée encore plus dense ici que dans ses autres livres, peut-être du fait de l’effort d’y montrer à quel point Heidegger est porteur de cet héritage, tout en restant souvent en deça de celui-ci. La question de savoir si c’est à son insu ou non reste pour D. Sibony ouverte, même si sur une dizaine de pages, il fait référence au livre de Marlène Zarader sur Heidegger et la « dette impensée » envers l’héritage hébraïque, et remarque lui-même des coïncidences difficiles à expliquer sans supposer à Heidegger une certaine connaissance de quelques mots hébreux, et donc de la pensée abstraite/concrète qu’ils portent. Il n’est pas nécessaire de parler hébreu et allemand pour suivre ces développements, ils ont assez explicites pour être parlants.

Ce livre aborde aussi, bien sûr, les questions, qui ont fait l’objet de tant de publications, sur l’antisémitisme de Heidegger. Celui-ci ne déversait pas fréquemment sur « les juifs » des poubelles agressives comme cela était courant en ce temps là – ce qui fait que des penseurs juifs ont pu continuer à rester en contact après la guerre pas seulement avec son oeuvre, mais aussi avec sa personne, et qu’il est resté longtemps, jusqu’à la publication de sa correspondance avec sa femme, plutôt dans une zone grise, moins déshonoré malgré son adhésion au parti nazi que ne l’a été Céline du fait de « bagatelles pour un massacre ». On sait ce qu’il en est, maintenant, il n’en reste pas moins que son antisémitisme a étémoins pulsionnel qu’intellectuel. Il « les » considérait – les juifs – collectivement, comme l’incarnation même de la « pensée technique » – donc pour lui de l’oubli de l’être – de la « non-pensée » à laquelle il pensait être en train d’arracher la civilisation occidentale par son retour aux commencements « authentiques ». Il s’inquiétait de leur « alliance mondiale » supposée destructrice des « identités » (thèmes visiblement insubmersibles qu’on retrouve aujourd’hui recyclés dans le discours courant quasiment à l’identique des années 30).  Le fait n’est plus guère mis en doute que Heidegger a « cru » au nazisme comme à l’incarnation de l’être du peuple allemand en marche, son Dasein. Est-ce si étonnant ? plus près de nous, Michel Foucault a bien vu dans la « révolution khomeiniste » l’avènement de la « spiritualité politique », « une grande insurrection contre les systèmes planétaires », « la forme la plus moderne de la révolte ».  La pratique du discours philosophique et/ou historique ne protège pas contre l’aspiration inconsciente à être « gratifié » – récompensé via la réalité – par la mise en acte enfin réalisée du fantasme qui soutient sa propre pensée, celle de l’être chez Heidegger, de l’aspiration révolutionnaire chez Foucault.

Mais le rapport de Heidegger au peuple juif, et la faillite éthique qu’il a laissé en héritage à ses élèves et à l’histoire de la philosophie,   n’est pas, loin s’en faut, le centre du livre de Daniel Sibony. Ces thèmes ne sont qu’effleurés en passant.  Ce qui intéresse Daniel Sibony, chez Heidegger, ce n’est pas tellement son « cas », le fait qu’il aie pu transmettre  des pensées fortes sur l’éthique sans les mettre en acte, ni même le déni (conscient ? inconscient ? la question reste ouverte) de sa propre dette envers le livre hébreu dont Daniel Sibony montre – et c’est assez étonnant – qu’il affleure à travers la plupart des concepts que Heidegger  a apportés à la philosophie occidentale. Ce n’est, après tout, que « disputatio » d’érudits.  C’est le fait qu’à travers cette oeuvre, de manière certes imparfaite et « impure », un contact s’est établi , pour la première fois dans l’histoire de la pensée, entre le logos grec et la pensée de l’être biblique. Ce sont les traces de cette pensée de l’être, avec son ontologie singulière (- voir l’implication d’Osée dans le « message » qu’il a charge de transmettre, le livre de Daniel Sibony fourmille d’exemples de cette sorte où le porteur du message doit faire partie du message, par exemple cet autre prophète qui va demander à un tiers de le frapper, durement,  car c’est ainsi – battu, portant physiquement la trace d’avoir été battu – qu’il doit proférer la parole à délivrer au peuple -) que l’auteur va chercher chez Heidegger. Non pour les « restituer » à ceux qui en seraient les  » légitimes propriétaires « –  idée comique, s’il en est, d’une propriété de ce qui ne vit que grâce au fait de ne pas s’appartenir – mais parce qu’il pense que le temps est venu où ces deux versants de la pensée, celle qui vient de la Grèce, et celle qui a été maintenue, présente, mais étouffée par sa lecture religieuse en Occident, peuvent, maintenant, se confronter l’une à l’autre avec profit. Ce qu’il essaye de faire, avec constance, depuis des décennies livres après livres – travaux de ce fait « inclassables » dans les catégories habituelles.  Ce dernier livre « question d’être » est le point d’orgue de cette démarche et qui le lit avec l’acuité que donne l’écoute de ce qui fait passage dans une analyse ne doutera pas qu’il soit, par lui-même, transmission d’être, sujet et objet de l’oeuvre – en attente d’après-coups.

Nécessité d’une échappée hors de la rigueur de ce parcours ? survient en conclusion de ce livre, comme dans un autre livre charnière de cet auteur d’il y a 25 ans, « Entre deux, l’origine en partage »,  la métaphore de l’arc-en-ciel comme forme de l’Alliance. « Sur fonds de chaos, après avoir tout effacé de sa création par un déluge comme si tout ça n’était que brouillon, première version à refouler ou à détruire, l’Etre-Créateur fait retour sur lui-même, et pose que s’il y a catastrophe, elle laissera toujours du reste, de quoi permettre que la Création fasse retour sur elle-même et passe à autre chose.  Cette alliance entre le divin et les humains, entre le ciel et la terre, se signale dans l’arc-en- ciel. Subtile décomposition de la lumière, image de l’entre-deux où l’origine bifurque : l’arc bandé dans la lumière par la force de la tempête, l’être orageux, tire des flèches d’eaux, puis ses traits tirés, se repose dans les traits de la lumière décomposée ». « L’arc vient donc inscrire le refus de l’anéantissement. L’arc lumineux comme coupure-lien entre l’être et le néant est un lien arc-bouté sur sept lumières (les prétendues sept couleurs sont en nombre infini..)…sur fond de ce lien lumineux, la parole et l’écrit sont possibles ». Acceptons en l’augure, en ces temps agités, en attente de traits inspirés et inscriptifs, qui noueront de nouveaux destins à travers des corps parlants/pensants/actants « faisant passer » l’être…

eva talineau

Cergy, février 2016

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de Newton à Freud – ouvertures du temps de l’Autre. Ecritures

résumé : ce texte, qui date de 2012, et a été écrit dans le cadre du séminaire de Daniel Sibony de cette année qui traitait de la « passion de l’analyse »  explore le rapport entre la science à l’état naissant, dans le moment où l’invention scientifique ouvre un nouveau frayage dans le monde tel qu’il est donné, qu’il va transformer radicalement par sa manière de lui  » causer », via des  lettres épurées du sens (le langage mathématique) , mais posées comme exigeant cohérence et rigueur interne ,   et l’invention psychanalytique, comme percée d’un  sujet vers l’inconnu qu’il n’est pas,  et qui, à partir de ce pas – à entendre dans les deux sens – va « causer » autour de lui le monde, son monde, comme ce que celui-ci n’est pas, et auquel lui seul peut donner existence, par sa manière de s’adresser à lui et d’en recevoir , selon son génie singulier, les retours.   La pensée de Freud porte dans  son style même la trace et la puissance  de cette force inscriptive,  lorsqu’on est attentif, au delà du sens et de la pertinence des concepts qu’elle invente, au  mouvement de l’invention qui l’anime,  depuis l’intérieur du frayage qui la produit. A ce titre, des travaux de non analystes, comme J.M. Rey , qui n’ont cure de la validité clinique de ce qui est dit, mais s’attachent  au travail des mots de la langue Freudienne sont du plus grand interêt pour nous, aujourd’hui.

Stig Dagerman « Dieu rend visite à Newton » 1727, extraits (1)

« Parfois Dieu se lasse de son être de lumière et de silence. L’éternité lui donne la nausée. Il laisse tomber son manteau. Nous voyons une ombre se dessiner parmi les étoiles. La nuit vient. Dans la maison de Newton, on se dispose, sans le savoir, à recevoir l’étrange visite »… »Et voici Dieu qui pénètre dans le cabinet de travail de Newton…C’est une pièce où d’un commun accord entre Newton et le reste du monde, personne ne parle. Durant toute sa vie, Newton a amassé du silence dans cette pièce immense…Il y a là le silence ionien, le silence conjugal, le silence de la mer de Chine, celui des sommets des Alpes »… »près du foyer, loin derrière le vieux Newton, un serviteur en livrée rouge prépare le thé de minuit…il écarte les salamandres qui se rassemblent autour du trépied..Il voudrait les chasser à grands cris, comme font les soldats et les servantes, mais il est muet, né de parents muets. Ils ont tous été muets, depuis l’origine des temps, tous ceux de sa famille. Même son coeur est muet et bat sans bruit. Les choses mêmes deviennent muettes entre ses mains. Si cet homme frappe une pierre d’un marteau, marteau et pierre se taisent, et s’il approche un âne qui brait, l’âne devient muet. Il est le fils du silence et Newton l’aime. »

Newton plus encore que Descartes, du fait d’avoir le premier entrepris de questionner le monde par l’intermédiaire d’un langage abstrait qu’il inventait à mesure, celui des mathématiques, fut le père spirituel de la science et de la rationalité moderne. Le premier il a ouvert la scène du monde à une autre logique que celle qui cherche à comprendre ce qu’il y a, en extrapolant à partir de ce qu’on peut « imaginer » par le consensus d’un « sens commun ». De ce dont fut tissée la passion qui l’a porté, Stig Dagerman, par ses mots inspirés, se fait l’écho poétique. Loup Verlet, dans « la malle de Newton » (2) nous livre d’autres éléments. Voyage épistémologique qui éclaire sur bien d’autres choses que son objet – la naissance de la physique moderne, les contradictions qui ont habité Newton, son fondateur – comme c’est souvent le cas de toute recherche marquante – tout en laissant intact le mystère de ce que la nature puisse être interrogée ainsi et réponde d’une manière qui tire à conséquence.

Newton fut le premier à amener sur la scène du monde la passion d’analyser. Non pas en réduisant l’inconnu à du connu, en « comprenant » les choses, en les décomposant en éléments déjà sus appartenant à un ordre du monde censé aller de soi, et pouvoir être discuté et compris de manière consensuelle. C’est ce que, au siècle d’avant, faisaient encore Kepler et Galilée, qui essayaient tant bien que mal de « sauver » la théorie, de concilier leurs observations des mouvements des planètes et le cadre logique/théologique au sein duquel ils étaient nés, de les rendre « compréhensibles » à leurs contemporains. Newton, lui, a fait un autre pas, décisif – expliquer le connu par de l’inconnu en inventant des questions inédites formulées mathématiquement, et jusqu’à lui jamais posées, à l’univers physique. Ainsi, sans le savoir, enracinait-il sa pensée dans « rien » d’existant, dans la pure supposition sans forme pré-existante, que de ce rien, il serait possible de tirer des conclusions qui feront parler le silence des choses – que le réel questionné ainsi répondra, que ces réponses auront une cohérence. Ce sera la Science Moderne. Imaginer le monde tel qu’il fut avant ce pas décisif relève pour nous de contorsions mentales et intellectuelles dépourvues de toute évidence.

Ce pas aurait-il pu ne pas se faire ? Qui peut le dire ? Ce passage, en tout cas, était dans l’air,un des possibles de ce temps et de ce lieu, l’Occident au 17ème siècle. Et il se fit là, introduisant une discontinuité radicale, rendant caduc, fissurant à jamais le fantasme de totalisation du savoir, d’humanisme, tel qu’il avait pu atteindre son apogée aux temps de la Renaissance, incarné dans des figures comme celle de Pic de la Mirandole – rompant aussi, sans le savoir, avec le régime des « trouvailles » aléatoires, sporadiques, reconnues et exploitées ou méconnues et laissées de côté, qui ont, de toujours, jalonné la préhistoire, puis l’histoire humaine.

Lui qui alla jusqu’à écrire un jour « hypotheses non fingo » (je ne forge pas d’hypothèses) a pris, sans le savoir, la décision aux conséquences incalculables de ne pas se contenter d’observer ce qui est, d’essayer de le comprendre intuitivement en imaginant et en proposant des « explications » compréhensibles. Le premier il s’est décentré de ce régime « explicatif », celui intuitif de la causalité, se mettant en position d’inventer, face à l’univers, un mode de questionnement inédit – puis, par un acte dont il ne mesurait nullement la portée fondatrice, de poser et supposer qu’à partir des réponses induites par ces questions, elles-mêmes de plus en plus complexes et formulées dans un langage mathématique qu’il contribuaità développer – d’autres ont pris la suite – une « vérité » pouvait être atteinte. Karl Popper dit de cette démarche – aller de l’inconnu vers le connu, et non l’inverse – que c’est elle qui spécifie la démarche scientifique – se poser activement face au monde, choisir un langage au moyen duquel l’interroger, prendre acte des réponses, en examiner la cohérence interne, en tirer des conséquences. Le livre de Loup Verlet permet de prendre la mesure du coût psychique pour Newton de cet acte fondateur. Dans le même temps où il interrogeait l’univers physique, pensant déchiffrer et découvrir, par ses questions mathématiques, le langage de Dieu, les lois que Dieu avait donné au monde, il scrutait aussi les textes sacrés, ancien et nouveau testament, a laissé des milliers de pages d’exégèse (la malle de Newton) dans lesquelles il explique le sens ultime de ces textes, leur sens intrinsèque et univoque, le « code » qui en dit, infailliblement, la vérité. Cette « activité » l’a accompagné toute sa vie – ombre nécessaire, probablement, de l’audace d’inventer.

La passion d’analyser, de converser avec le monde, non pas en le lisant tel qu’il se présente, comme une donnée immédiatement préhensible et compréhensible, mais en le questionnant activement de la manière qu’il a inaugurée et en exigeant et obtenant des réponses précises et chiffrées, consuma la vie de Newton. Il ne se maria pas, n’eut au dire de ses biographes, aucune vie sexuelle, n’eut pas d’enfants, même illégitimes, et très peu d’attaches humaines. Son seul autre, qu’il interrogeait passionnément, dans une langue de plus en plus complexe qu’il inventait et enrichissait au fur et à mesure, et qui lui répondait en retour, ce fut la Création elle-mêmes, et non les créatures incarnées. De temps en temps, surout vers la fin de sa vie, il était fou, mélancolique, et même, parait-il, halluciné. Peut-être ne savait-il plus questionner avec fécondité ? Le silence, alors, au lieu de bruire de grâce et de mystère, qu’il rencontrait en chiffrant et déchiffrant, se refermait-il sur lui ? On ne sait pas trop. C’est au sortir d’une longue période de silence aussi que Stig Dagerman écrivit ce livre étrange cité au début. Ce après quoi, cet écrivain-poète se suicida à 31 ans. Newton, lui, en avait 84 lorsque « Dieu vint lui rendre visite » et qu’il termina de mourir.

Des bibliothèques entières ont été écrites à propos de la « scientificité » de la psychanalyse, pour l’affirmer ou la nier, et autour du fait que Freud, homme du 19ème siècle, a eu le projet d’inscrire son oeuvre au sein de la Science telle qu’elle se pensait à son époque, telle que lui-même imaginait qu’elle était, conquérante, décidée à élucider le « réel », en dévoiler la vérité. Il est certain que c’est sous cette forme d’enfin « théoriser » et permettre de comprendre les mystères de la vie psychique, d’y faire toute la « lumière » que la jeune  » science psychanalytique » est entrée dans le monde, soutenue par Freud et ses compagnons de route comme une « cause ». De nombreux travaux, ensuite, ont développé, à la suite et autour de Lacan, l’idée que sous couvert de cette « scientificité » affichée, c’est le sujet forclos de la science qui, à travers la psychanalyse, faisait retour dans la pensée Occidentale. Daniel Sibony (3 et 4), lui, exprime une autre pensée de la chose. Pour lui, la psychanalyse est le retour de la question du symbolique en acte, de la question de l’Etre à inscrire dans l’existence singulière, qui se donne une chance de trouer le fantasme d’accès direct à l’universel qui est celui de notre temps. Retour du symbolique telle qu’il aurait été « traité », introduit dans le monde, mis en forme une première fois par les textes bibliques hébreux, « geste » inaugural à l’orée du fait de fonder, non pas seulement en acte, mais en parole prenant acte de cette fondation. Le fait est que Freud était un juif athée. Sa « foi », c’était la Science – et qu’on ne peut qu’être frappé lorsqu’on en prend connaissance de la similitude étonnante entre les processus primaires, le croisement foisonnant de la lettre et du sens au sein des mots que le premier il repère à l’oeuvre au coeur des rêves et des symptômes – c’est là que nait la psychanalyse, dans les premiers écrits, « Traumdeutung » premières versions, « psychopathologie de la vie quotidienne », « mot d’esprit dans ses rapports avec l’Inconscient » – ce que Lacan a repris comme central dans son frayage du travail de la langue, « lalangue », disait-il même à partir d’une certaine date, dans l’Inconscient – et les translitérations, permutations infinies, déplacements des lettres de l’alphabet au sein des mots, parfois même passage par un chiffrage de ces lettres (guematria), à travers lesquels les tenants du Livre, érudits, talmudistes, Cabbalistes, interrogeaient les textes sacrés à l’infini, se questionnant et questionnant leur Dieu, dans un aller-retour incessant entre mouvements de la lettre et trouvaille de sens (5).

Du fait que ces questions ont pu être, depuis Lacan, posées avec un certain recul – et que notre rapport à la Science n’est plus celui du 19ème siècle – on a quitté aujourd’hui dans la psychanalyse l’évidence des premiers temps, mélange d’initiation et de foi du charbonnier. Ont été produites des études en nombre sur la personne de Freud, son parcours histoire/pré-histoire, sur son style d’écriture. Des analystes contemporains – Philippe Refabert (6), d’autres – nous ont amenés au plus près des points où Freud était resté prisonnier des rets de ce qui pour lui était un acquis évident, alors que pour bien des patients qui lui confiaient leur destin, cette évidence n’existait pas. On ne peut pas tout lire, ni tout citer, mais on ne peut qu’admirer l’érudition et l’ingéniosité de beaucoup de ces lectures de Freud, la manière dont elles accompagnent les recherches cliniques de leurs auteurs, en aller-retours théorico-cliniques féconds. Sont aussi du plus grand interêt les travaux historiographiques, et il y en a beaucoup, qui éclairent le contexte familial, social, intellectuel, dans lequel est née la pensée Freudienne, son background. On en est aujourd’hui à connaitre le nom et beaucoup d’éléments de la vie des patients qu’il a suivis, la manière dont leurs « cas » se sont présentés à son esprit au fil de sa théorisation, ce qu’il disait à leur propos dans sa correspondance privée. La littérature disponible est immense. Et d’une certaine manière, l’essentiel y est rarement montré.

L’essentiel, qu’est-ce à dire ? c’est peut-être dans le parcours précis et discret d’un philosophe, Jean Michel Rey, qui n’est pas analyste, mais « lit » Freud et le traduit depuis l’allemand, non sans détours par la Standard Edition, depuis 40 ans (7) qu’on en perçoit le plus justement la présence, probablement du fait que n’étant pas analyste, il n’est pas tenté de « faire l’analyse » de ce qu’il lit (et ne lit pas, dans une cure ce qui n’est pas là, manque où cela « devrait » être est parfois aussi important que ce qui se présente à l’écoute, on doit chercher activement) – du coup, les élaborations théoriques qui, de manière incontournable accompagnent le travail clinique de tout analyste qui a une pratique, ne viennent pas, dans son cas, faire écran entre sa lecture, qui n’est donc pas interprétative, et le texte Freudien, dont il essaye de rendre perceptible à nos oreilles le mouvement singulier intrinsèque, d’où naissent, circulent, passent en dessous, reviennent transformés et dans d’autres contextes, les concepts Freudiens.

Ce qui ressort du travail de Jean Michel Rey, c’est l’importance dans la démarche Freudienne du processus par lequel celui-ci écrit la psychanalyse, travaille les mots, sans qu’il s’agisse jamais d’un « vouloir dire », arrache les mots de la langue commune à eux-mêmes sans pour autant jamais faire complètement sécession, et à partir d’eux, à travers eux, construit une pensée du psychisme, y compris des modèles successifs de l' »appareil psychique » jamais univoques, toujours divisés entre plusieurs « instances », pensée mouvante en perpétuelle tension avec elle-même, mutation, remaniement, pensée qu’il questionnait, avec laquelle il dialoguait, y compris contre lui-même, tout en la construisnt dans le mouvement des rencontres et évènements de sa vie (patients, collègues, via familiale).

Jean Michel Rey montre, par exemple, l’étonnante rigueur logique, régularité, avec laquelle ça circule dans les textes sur la transmission de pensée (8), entre « seelische », traduit souvent par relatif à l’âme et venant dans le texte là où on est le plus près du sens commun, « psychische » traduit par psychique et qui correspond à quelquechose qui n’est plus donné, constaté, mais construit par la pensée, écriture théorique, et « Geitiskeit » traduit par spiritualité, mot qui vient lorsque Freud passe à des conjectures et des spéculations renvoyant à des visées plus lointaines. Il montre que hors toute « pré-conception » qui préexisterait au texte, la pensée Freudienne se construit dans son heurt avec les mots, les concepts se forment au fur et à mesure que le texte travaille, et objecte à lui-même. Rien qui puisse être « saisi » en direct, pour en comprendre la logique, il faut en déployer, en questionner le mouvement, passer par des problèmes de traduction qui ne sont ni évidentes, ni univoques. Amusant pour un texte sur la télépathie où ce dont il est question, justement, c’est que parfois, le texte que le patient, notamment à travers certains rêves, donne à entendre, se trouve être du copier/collé à partir du psychisme de quelqu’un d’autre, parfois même de l’analyste, parvienne d’une transmission par fil direct (9). La démarche de Freud est à l’inverse de cela. Il s’agit non de voir ce qui se donne à voir, mais de construire un objet de pensée par la médiation duquel il converse avec lui-même, ses patients, ses collègues, invente des questions auxquelles les réponses donneront lieu à de nouveaux développements. Et malgré cela, bien que cela ne lui « convienne » pas, soit en contradiction avec l’esprit de ce qu’il est en train d’inventer, il n’hésite pas à conclure, dans ce texte et dans d’autres – la transmission de pensée existe bien, c’est une donnée de l’expérience. Il ne se « convertit » nullement à l’occultisme à la mode fin 19ème siècle, simplement il pose l’hypothèse que si pour le moment, ces choses nous semblent bizarres, c’est qu’il nous manque les données – les bonnes questions, le bon contexte, peut-être même les mesures chiffrées, des expériences – pour en saisir la logique, les conditions d’apparition et de non-apparition entre les êtres. Freud n’est pas Freudien, tout en exigeant absolument que ceux qui l’entourent le soient. De quoi, d’ailleurs, les rendre fous – à quel Freud doivent-ils donc être fidèles ? A celui d’hier, d’aujourd’hui, de demain ? A un autre inventé par eux-mêmes ? Pauvres disciples.

Sur ce sujet aussi, beaucoup de choses ont été écrites. L’un des effets en général assez vite obtenus d’une psychanalyse pour les personnes dont la vie est très inhibée – pour ceux qui héritent d’un champ de ruines, les enjeux sont autres – est de leur permettre de se déprendre de la croyance qu’il y en aurait qui avanceraient dans la vie lestés d’un savoir sur eux-mêmes, ou sur autrui, qui les tiendrait à l’abri d’être surpris par ce qui leur arrive, qu’ils seraient maitres de leurs pensées et de leurs désirs (espoir heureusement déçu du névrosé) ou sur un versant plus radical, de cette autre croyance, encore plus toxique, d’avoir à chercher inconsciemment à coller au fantasme de l’autre pour y être conforme, comme s’il fallait pour que son existence soit légitime, obtenir de l’autre un agrément sans réserve et définitif, acquis une fois pour toutes. Or, l’histoire du mouvement psychanalytique, tel qu’il commence déjà entre Freud et ses élèves, c’est, paradoxalement tout le contraire. Entre servitude volontaire et excommunications bruyantes. Il semble que fréquenter un créateur ne soit pas sans risques. L’acte de fonder, et de penser des fondations, suppose peut-être une telle tension de soi à soi, de soi à l’oeuvre, un tel prix payé de non-évidence, de renoncement à coïncider avec soi-même, que peu d’égards et d’attention aux autres sont possibles. Ni Freud, ni Lacan n’ont été « exemplaires ». Newton non plus, même compte tenu des moeurs de son temps, où la sensiblerie n’avait guère de place, et où la jouissance sadique-anale était peu refoulée. C’est avec délectation qu’il faisait pendre les faux-monnayeurs qu’une charge dans la magistrature royale lui avait donné mission de combattre – il y mettait beaucoup de coeur, et se réjouissait fort, pour le principe qu’il défendait – le monopole royal sur la frappe des monnaies – mais aussi pour l’attrait du spectacle.

Là où pour Charcot et la tradition psychiatrique en train de se constituer, la clinique était de voir, donner à voir, obtenir une sémiologie « observable », reconductible, fixe – passion à laquelle les patients hystériques se faisaient un plaisir de répondre en lui offrant de merveilleux tableaux cliniques reproductibles à souhait – Freud a fait un pas au-delà semblable à celui de Newton, dans le champ qui était le sien. Celui de quitter l’évidence sensible de la psychologie « spontanée de tout un chacun qui, produit de son temps et de son histoire, postule d’office que l’autre est comme soi, qu’on peut le comprendre à travers ce qu’on croit être soi-même, à travers les déterminants auxquels on est, soi-meme, assujettis. Tout comme Newton, il a renoncé au fantasme de saisie directe et immédiate de son objet (la psychê), pour la poursuivre par les voies de constructions abstraites, complexes, contradictoires, par la médiation desquelles il approchait/tenait à distance les patients – l’un n’allant pas sans l’autre. Ces constructions théoriques, dont Lacan disait qu’elles « imaginarisaient » le symbolique, il voulait que ses élèves, et ses patients « y » croient, il en avait besoin de cette croyance des autres – pour pouvoir lui-meme s’en détacher, les rayer, les laisser tomber, quitte à y revenir et en faire le support d’autre constructions. Et tout comme Newton, il méconnaissait que l’essentiel était le mouvement de la recherche qu’il impulsait, et non les « vérités » scientifiques qu’il pensait découvrir.

Tout comme Newton, qui ne voyait pas qu’ils étaient trois, lui, l’univers physique, et faisant la navette entre les deux, le langage mathématique, à travers une conversation qui s’enrichissait au fur et à mesure de ces aller-retour de modélisations de plus en plus complexes, fécondes, intéressantes – Freud également rabattait l’efficace supposée de sa démarche sur les « vérités » qu’il pensait extraire de la psychê de ses patients. Un livre récent (10), sur les patients de Freud, peu favorable à la psychanalyse, mais intéressant, car très documenté, est assez édifiant sur ce point. On y voit Freud s’acharnant à révéler « l’analyse complète » de leurs symptômes, leur  » noyau central » à ses patients, notamment à celle qu’il appellera – elle résistait à ce traitement en aggravant ses symptômes, on la comprend – son « fléau », « sa tourmenteuse en chef » (Hauptsplage), Elfriede Hirschfeld, dont la cure difficile, pour ne pas dire plus, a essaimé tout le temps qu’elle a duré, et même après, dans son abondante correspondance. Et, dans le même temps où il s’entêtait ainsi (vers 1910), il était capable d’écrire, dans une lettre à Ferenczi après un de leurs « congrès » « nous construisons des théories de la psychê, pendant ce temps là, le patient se soigne au transfert » . Idem, dans le même temps où se préparaient en lui les élaborations qui allaient conduire à l’invention de la pulsion de mort et de la contrainte de répétition (publication vs 1920), il s’accorchait dur comme fer à la réalité de la « scène primitive » du pauvre Sergei Pankejeff. Au point qu’il n’est pas interdit de considérer cette invention comme le nom, chez Freud, du « non » de ses patients à son arrogance théorique. Quand on veut arraisonner l’autre, ça résiste, le patient objecte, de toute son altérité, comme l’a si bien montré Philippe Refabert (op. cité 6). Cet arraisonnement de l’autre, cette fureur d’avoir « raison » prend rarement, aujourd’hui, des formes aussi caricaturales – dire qu’elle n’est jamais à l’oeuvre, insidieusement, serait néanmoins exagéré.

Cette – apparente – passion de savoir, d’avoir raison, de théoriser – est ce qui tant chez Newton que Freud se donne à voir, au premier regard. C’étaient des chercheurs de vérité, des « idéalistes passionnés », la jouissance d’extraire de l’Autre (le monde physique, le monde psychique) leur vérité profonde semble avoir consumé leur vie – et l’avoir nourrie, aussi. . . Ca, c’est ce qu’on voit, qui se présente comme une évidence, lorsqu’on se confronte à leurs parcours. Mais, comme souvent les évidences, c’est du trompe l’oeil – Newton, puis Freud, furent des passionnés, non de la Vérité, mais du texte qui la dit, et par la médiation de laquelle ils la rencontrent, des « possédés » de la pulsion inscriptive. Là où le paranoïaque, ou l’idéologue, trouve – épiphanie, révélation d’une Vérité, puis écriture de cette vérité à fins de la présenter au monde dans une homothétie bijective de l’Un sur l’Autre – ces deux génies ont inventé le détour par l’invention de langues nouvelles pour penser ce rapport. En agissant ainsi, ils ont brisé, chacun dans le champ qui était le sien, le fantasme de se mirer dans l’Autre,de s’y retrouver, et grâce à cette cassure, inconsciemment assumée, le temps a donné lieu à ce monde que nous habitons, où le texte est partout, non un texte qui « dirait » le monde, comme dans les mythes – mais un texte qui l’invente, qui nous invente, et que nous inventons. C’est à ce titre que nous sommes leurs héritiers.

On parle souvent de l’écriture, littérature, poésie, autres comme « écriture de soi ». Et parfois certains adjoignent à cette liste, la psychanalyse, comme forme autre d’écriture de soi. Pourquoi pas. Mais ici, je parle de tout autre chose. De l’invention de langues nouvelles (mathématiques, pensée conceptuelle) comme réponse créative à l’impossibilité de faire coïncider l’Un et l’Autre, Soi et l’Autre par des voies directes d’arraisonement et de possession, ou de sacrifice et de don de soi. Entre la théorie paranoïaque et l’écriture psychanalytique, ce n’est pas tant le fait de prendre quelque précautions « est-ce que… ceci », « on pourrait penser.. que..ou que.. » qui fait la différence – encore que..- mais qu’il y aie trace, ou pas, d’une cassure au travail, activement au travail.

La passion de l’analyse, tels que l’ont inventée Newton, puis Freud, telle que l’analyse, parfois, la transmet, ne consiste pas à trouver, ou à perdre, l’objet primaire du jardin d’Eden, même s’il y a un temps pour trouver, et un temps pour perdre aussi, comme dit l’Ecclésiaste  – mais surtout à le réinventer, l’inscrire, comme à la fois trouvé et perdu, toujours devant et toujours déjà là, et cela « de la déchirure de l’Inconscient, fait langue nouvelle » (11). La passion de l’analyse est de produire, au-delà de l’apaisement des symptômes, la possibilité, pour le patient, d’inscrire sa vie dans un texte autre que celui qui l’a rendu malade (écrit par lui ou par ses autres), autre que celui que le social alentour, y compris psychanalytique lui propose en ready made, un texte qu’il invente lui-même.

eva talineau

notes

1 Stig Dagerman – « Dieu rend visite à Newton »

2 Loup Verlet « la malle de Newton »

3 Daniel Sibony « psychanalyse et judaïsme »

4 Daniel Sibony  » de l’identité à l’existence, l’apport du peuple juif »

5 Victor Malka « entretien avec Moïse Idel, Dieu/miroir dans la Cabbale »

6 Philippe Refabert « de Freud à Kafka »

7 Jean Michel Rey « des mots à l’oeuvre »

8 Jean Michel Rey et Wladimir Granoff « l’occulte dans la pensée Freudienne »

9 revue le Coq Héron « psychanalyse ou mediums »

10 Mikkel Borch-Jacobsen « les patients de Freud »

11 Daniel Sibony « l’Autre Incastrable » 1978

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« PRENDRE SOIN PSYCHIQUEMENT » – paru dans la revue Ouvertures (canadienne), volume 2, décembre 2014

résumé : dans les controverses qui opposent aujourd’hui dans les lieux de soin d’une part les tenants des diverses thérapies qui se disent efficaces et scientifiques, et d’autre part les défenseurs « humanistes » de la psychanalyse, revient fréquemment une thématique : les thérapies agiraient dans l’actuel, la psychanalyse explorerait le passé. Cet article s’inscrit dans une autre perspective. Tant les thérapies que la psychanalyse s’adressent au patient en tant qu’il est intéressé à son avenir, et décidé à y faire acte. Les thérapies s’adressent à ce qui, dans le patient, est éducable, mais l’acte du patient d’y avoir recours montre bien que même s’il s’y présente parfois comme un objet qui dysfonctionne et qu’il vient faire réparer, c’est comme sujet qu’il souhaite pour lui un meilleur avenir, et qu’il est prêt à saisir les médiations qui se présentent, qu’il y a recours. Et cela peut déjà avoir des effets bénéfiques qu’au lieu de procrastiner ou fantasmer seul, il soutienne son désir – d’aller mieux, de changer – devant un tiers qu’il crédite de pouvoir lui transmettre du possible. Il arrive que cette démarche suffise. Mais parfois – pas toujours – la difficulté qui pousse à consulter n’est pas le vrai champ de bataille, mais un signal où depuis l’Inconscient, se fait entendre quelque chose qui est en impasse, et cherche à se frayer un chemin. C’est là où la psychanalyse a toute sa place – non pas juste « déchiffrer » ce qui essaye de se faire entendre (même si aussi) – mais surtout accompagner le patient dans le travail de dénouer les empêchements et conflits de loyauté, dont au début du traitement le patient ignore même l’existence, dont ce seul poteau indicateur, le symptôme, indique la présence en lui. Deux exemples cliniques illustrent ce dont il s’agit.

abstract : today, the controversy within the therapeutic community opposing the proponents of various thérapies claiming to be effective and scientific, on the one hand and the « humanistic » advocates of psychoanalysis on the other, often focuses on the notion that these various thérapies deal with the present, while psychoanalysis explores the past. The present article offers a different perspective. Psychoanalyses, as well as other thérapies, are all intended for patients who are concerned with their future and are determinated to play a role in shaping it. Thérapies work with that is amenable to change in the patient, but the fact that the latter seeks therapy clearly shows that even though he may present himself as a dysfunctional object to be repaired , he requests therapy as a subject who desire a better future and who is ready to profit from a transformative process. The mere fact of testifying to this desire to feel better and to change before another person whom he crédits with the capacity of opening possibilities for him, instead of procastinating or fantasizing on his own, can produce beneficial effects. In some cases, this undertaking is sufficient. But sometimes – not always – the problem which impels the patient to seek therapy is a sign from the unconscious that something left in suspense, and is asking to be heard, and carried away. It is in this cases that psychoanalysis can play a decisive role . Not only in « deciphering » that which tries to be heard (although it does that), but above all in accompanaying the patient in the process of dealing with the obstacles and divided loyalties (of which be is aware at the start of treatment) indicated by the symptom alone. Two clinical examples are provided to illustrate this process.

 

2014. Presque 120 ans, et plutôt alerte, la vieille dame ! quelque chose dans l’idée et la démarche psychanalytique doit être assez increvable, puisqu’elle continue à avancer, à inventer, irriguer recherches et controverses, parfois violentes, à causer et faire causer – que certains la choisissent comme exutoire privilégié de leur hargne tandis que d’autres sont encore pour elle tout feu, tout flamme, remplissant l’espace social où elle circule du spectacle de leurs querelles byzantines, tant il est difficile pour eux de supporter…qu’elle aie plusieurs amants..

Sa pratique, sous diverses formes, certaines un peu routinières (il n’est pas de discipline qui ayant déjà un certain temps de vie n’a pas à lutter contre des inerties internes), d’autres innovantes – continue à être un repère dans notre société, et intéresse. Elle éveille aussi – et tant mieux que cette contradiction existe – la méfiance, salubre, « de se faire avoir ».

Cet interêt insiste, chez nous, en Occident, là où beaucoup résistent à se cliver entre s’offrir comme objet pour ce qui est de l’intime à la « Science », tout en consommant, en tant que « sujets » les idéologies prêtes à l’emploi, à siroter en groupe, qui prescrivent « ce qu’on doit penser » – mais s’affirme aussi au Maghreb et dans les pays issus du glacis socialiste, partout où la parole se dégèle un peu, cherche à se renouveler en repassant par de l’autre.

On souhaite tous ne plus souffrir, ou moins souffrir – et tant mieux si certains médicaments aident à cela, lorsqu’ils marchent, pour autant que leurs inconvénients n’outrepassent pas le soulagement qu’ils apportent pour un temps. Ceux qui ont connu dans leur vie et l’enfer mélancolique et le cancer le disent parfois : ils préfèrent le cancer. La douleur de porter la mort dans l’âme,  d’être enfermé dehors, avec à côté, comme derrière une vitre sans tain, le monde vivant des autres vous narguant du spectacle d’une fête à laquelle on n’est pas convié, est indicible – et autre que la souffrance des pertes dont tout le monde a à connaitre. Encore faut-il que le clinicien sache reconnaitre à quoi il a affaire, ne confonde pas la mélancolie profonde de qui est hors jeu depuis toujours, avec le deuil lié à une perte, d’un objet ou d’un idéal, ou la plainte sthénique, subliminalement quérulente de beaucoup de « déprimés », qui souffrent surtout de la colère rentrée de quelque frustration qui leur est restée « à travers la gorge », démentant la toute puissance inconsciente à laquelle ils croyaient avoir droit….

On souhaite aussi, si possible, « fonctionner » mieux, se donner toutes les chances pour avoir une meilleure santé, réussir dans son travail, ne pas être trop empêché dans des actes simples de la vie quotidienne, et tant mieux aussi si des techniques appliquées par des gens qui désirent aider permettent parfois de passer outre quelqu’obstacle. Déplacer un problème – celui de pouvoir se déplacer, par exemple – c’est déjà un progrès. On a fait un pas, on n’est donc déjà plus tout à fait le même, on a prouvé en acte qu’un changement est possible. Ce n’est pas rien. Parfois on peut choisir d’en rester là et la vie prend la suite. Parfois, pas toujours.

Il est vrai aussi que nous sommes des animaux, et que ce qui relève de notre animalité est de mieux en mieux connu par la science et la médecine. On peut agir sur nos circuits neuronaux, nos neurotransmetteurs, notre chimie interne, et sans doute qu’on saura le faire de manière de plus en plus pointue, et avec de moins en moins d’effets secondaires. Les décennies qui viennent nous surprendront sûrement (même si on attend toujours le médicament du bête rhume de cerveau…qui pourtant ferait la fortune du labo qui le commercialiserait).

Nous sommes aussi, pour une part de nos personnes, des êtres pétris d’habitudes, d’habitus, formatés – sans connotation péjorative – par des modèles familiaux ou sociaux en réponse à quoi – adhésion sans recul ou révolte irréfléchie – se sont installés en nous un certain nombre de « comportements », ou de réponses psychiques sans nuances, par lesquels nous nous faisons prendre en charge, comme par un pilote automatique ! il n’est pas absurde, si ces habitudes se sont muées en compulsions, qu’on en est devenu l’objet – des manières de se nourrir, par exemple, ou de faire du sport à outrance, ou de travailler sans jamais s’arrêter, bref, lorsqu’on a le sentiment qu’on n’est plus libre de ses choix, ou qu’on ne l’a jamais été – de recourir à une « thérapie ». « Comportementale », ou « gestalt », ou autre, il y en a d’innombrables en circulation, à travers lesquelles on se fait donner par un tiers, via diverses procédures, parfois standardisées (la plupart des TCC), parfois plus ouvertes, axées sur la rencontre, comme les psychothérapies existentielles, l’autorisation de renoncer à ces habitudes ou schémas relationnels où on s’était enfermé…Daniel Sibony appelle « transfert absolu » le point, proche de l’hypnose, et ancré dans la croyance en l’Autre, auquel la plupart de ces thérapies font appel. Il parle aussi, par ailleurs de la séduction – « ducere », c’est « conduire » – comme de ce qui permet de se faire conduire dehors, de s’arracher à l’ornière de l’identité à laquelle on s’était réduit aux dépens d’autres possibilités. Il s’agirait donc d’aller se faire « séduire » par autre chose que le symptôme automatique auquel on avait confié une part de son être…

Tout ce qu’on fait – ou ne fait pas – « sans y penser » – ou parfois pour éviter de penser, peut – lorsqu’on se rend compte qu’il y aurait peut-être mieux à faire, qu’on en a marre de cette manière d’être ou de jouir, qu’on aimerait passer à autre chose – être appréhendé par la médiation de quelque thérapie. D’où la parcellisation de ces « thérapies », les « spécialistes » en ceci ou en cela qui essaiment un peu partout , en une nébuleuse où chacun est appelé à venir faire son marché. Ce vaste champ recouvre tous les symptômes possibles – même certains qui sont des pures inventions sociales qui « pathologisent » les moindres difficultés de l’existence et les assortissent de réponses ad hoc qu’on est invité à acheter.

Il est certes facile de se moquer des excès et des dérives, et de mépriser toutes ces approches en bloc. Plus intéressant est de tenter de se remémorer qu’appliquant ces protocoles et thérapies, il y a des gens, qui peuvent être intelligents et créatifs, nonobstant la nécessité interne dans laquelle ils sont de penser être « garantis » par la Science (mais certains analystes aussi, et non des moindres, ont besoin de cette croyance). Ces thérapies sont des médiations de leur désir d’agir.

Une thérapie, quelle qu’elle soit, peut apporter quelque chose, infléchir un parcours de vie, indépendamment du fait qu’elle réussisse ou qu’elle échoue. Ce n’est pas rien, pour un jeune homme à qui pas grand’chose a été transmis, du moins le pense-t-il, qu’un homme en âge d’être le père qui fut absent, réellement ou fantasmatiquement, dans son histoire, lui « enseigne » avec ce qu’il pense être la bonne méthode, comment surmonter sa « phobie sociale ». Ce n’est pas rien, déjà, que ce jeune homme soit allé cherché dans quelque lieu, pour lui autre que celui auquel il pense appartenir – le lieu familial, l’espace sociale proche – ce qu’il pense n’avoir pas eu – penser n’avoir pas eu a des effets réels, la représentation qu’on a de notre réalité contribue à la construire. Ensuite, cette thérapie peut réussir un peu, beaucoup, pas du tout, à mettre du jeu dans ladite phobie sociale. Mais quelle qu’en soit l’issue, ce jeune homme, d’avoir fait cet acte , de quête de père , ou de repères sur lesquels s’appuyer, n’est plus tout à fait celui qu’il était avant. La question du père n’est déjà plus présente en lui dans le même état.

Le fait même de décider « je vais faire une thérapie », quelle qu’elle soit, est déjà un pas pour sortir d’une éventuelle ornière. On est prêt à y mettre du sien. Le succès de ladite thérapie dépend pour partie de la décision – inconsciente – du patient au départ de l’affaire – si c’est le moment pour lui ou pas de cesser de fumer, ou de s’auto-intoxiquer jour et nuit de ruminations moroses, par exemple – pour partie de l’énergie et de la conviction du thérapeute, de ce qu’il engage dans son action (certains sont plus doués que d’autres) – mais aussi, et c’est là que la psychanalyse reprend sa place de recours parfois incontournable – du paysage sous-jacent, de l’univers symbolique interne, des traces inconscientes à l’état latent, par lequel le patient est habité, au sein duquel la « thérapie » visant le symptôme se trouve, de facto, inscrite, comme faisant elle-même partie du symptôme qui emprisonne le patient.

Par exemple, la lutte contre les compulsions et les idées obsédantes sont les partenaires obligées, tant des compulsions que des idées obsédantes. L’obsédé pense ce qu’il ne faudrait pas (« Jésus est un enculé », ou « je veux baiser la voisine » – qui a 80 ans et qu’il ne désire nullement, en fait). Mais le symptôme n’est pas seulement la présence en lui de ces pensées automatiques, c’est aussi la nécessité, le travail, de les annuler après coup , par des actes conjuratoires, ou de passer ses journées à craindre de se mettre à penser. C’est la séquence des deux qui constitue la vérité de sa condition. Or, sa demande en thérapie – dans quelque thérapie que ce soit – c’est « enlevez moi ces pensées obsédantes » – alors que justement, lutter interminablement contre elles est un morceau de la maladie qui l’habite. Mieux vaut que le thérapeute, quelle que soit la « technique » qu’il « utilise », en soit averti. A cet égard, les psychanalystes qui pensent que l' »association libre » va leur permettre d’approcher le « refoulé » du patient ne se font ni plus ni moins d’illusions que les tenants des TCC qui pensent que chiffrer le nombre de pensées obsédantes dans la journée et coter les progrès avec de belles courbes va le « déconditionner ». L’une ou l’autre médiation vaut – pour ce qu’elle peut porter de désir de vie agissant, pour ce qui peut à travers elle se passer de nouveau dans la rencontre avec cet autre qu’est le thérapeute, pour le patient.

Cela ne veut pas dire que toute thérapie est vaine, ni même que toutes se valent – mais qu’elle ne pourra aider véritablement, conduire vers une réorganisation plus légère et libre de la vie psychique, que si l’appel à la volonté (ce n’est pas un gros mot), au désir de vie du patient, est étayé par le mobilisation des forces profondes qui ont mis en place les identifications, qui font que quelqu’un est ce qu’il est. Parfois il suffit de « séduire » le patient – qui vient là pour ça, pour qu’on l’aide à se défaire d’une manière d’être qui n’a plus d’interêt, de répétitions vides. D’autres fois, c’est toute la personne qu’il faut déplacer – d’un lieu psychique qui n’offre aucun soutient, où rien n’est possible, et où ça tourne en rond – vers un autre, pour elle inédit , qui permet d’exister – et ce n’est qu’à cette condition que les idées obsédantes – et la lutte obsédante contre elles qui en sont les partenaires – peuvent laisser place à une vie où il y a du possible.

Un certain nombre de ces thérapies – les thérapies comportementales et cognitives, surtout, qui depuis peu se sont appropriées la classification « émotionnelles » (TCCE et non plus TCC) – se donnent volontiers (et assez pompeusement…), un habillage « scientifique », avec des tableaux,  des courbes, des chiffres – ça ajoute de l’autorité à la chose, comme jadis le nom de Dieu invoqué avant une bataille, ou pour marquer l’espoir que la moisson sera bonne. Pourtant, le ressort de leur action tient à quelque chose qui a existé de tout temps, bien avant la Science, qui est tout aussi respectable que la Science, et dont t on espère bien qu’elle continuera d’exister au fil des générations : la part de transmission qui opère dans l’éducation.

L’éducation, pour qu’elle soit possible, suppose un certain type d’amour, une acceptation d’être « influencé », « séduit » au sens d’accepter une altération « de ce qu’on est », qui ne s’éteint pas à l’âge adulte, même si s’y ajoute l’esprit critique, en principe (lequel d’ailleurs est loin d’être absent chez les enfants, qui peuvent faire comme on leur dit, et n’en penser pas moins, et savent très bien si les adultes croient ce qu’ils disent ou pas). On peut l’utiliser à bon escient…dans l’interêt du patient. Certaines thérapies (par exemple celles, pleines d’humour, de ce psychologue systémique et jungien, Stanislas Watzlawick « faites vous même votre malheur ») y ajoutent des techniques « psychologiques » – des ruses, mais pourquoi pas ? que celui qui n’a jamais rien interdit à son enfant pour obtenir que justement il le fasse, et n’a pas jubilé intérieurement en voyant que ça marche, lui jette la première pierre.

Dans le cas des phobies, par exemple, l’autorité de la Science via le thérapeute vient à la rescousse du patient, qui en reçoit un étayage symbolique : « je serai avec vous lorsque vous arriverez vers ce pont qui vous fait si peur – et d’abord, vous ne devez pas le traverser, dans un premier temps. Juste faire un pas vers lui. Mais pas deux, sauf si vous y tenez absolument » etc..Le patient affronte l’épreuve de traverser le pont avec les forces du thérapeute s’ajoutant aux siennes (si toutefois il accepte de supposer au thérapeute assez de pouvoir pour que « ça marche », s’il a déjà décidé en son for intérieur que…, si etc…).

Mais – et c’est là que toutes ces thérapies, même les plus astucieuses trouvent leurs limites – le « pont » peut symboliser dans l’univers intérieur du patient quelque chose qu’il n’est pas possible de franchir pour lui à ce moment là de sa vie, le renvoyer à une difficulté interne dont il n’a aucune idée, juste cet appel qui insiste en lui et dont il ne sait que faire, « j’ai peur des ponts, ça me complique drôlement la vie d’être obligé d’inventer des itinéraires qui les contournent », et qui peut l’amener à consulter. Et là, il vaut mieux que le praticien consulté aie une idée des enjeux possibles de la chose, autrement dit, ne soit pas un pur technicien. Qu’il ne perde pas de vue qu’il en en face de lui non le TCA (trouble du comportement alimentaire) de 16h15, mais un individu dont l’univers intérieur est constitué d’un système de traces immergées dans l’existence, qui déterminent ce qui est, pour lui, possible ou pas, à un moment donné, qui le porte et qu’il porte, lui donne épaisseur et singularité, tout en demeurant, en lui, un mystère.

Au cours d’un travail analytique, il arrive qu’une phobie, qui était là, fichée comme une borne depuis l’adolescence, soudain s’évapore, lorsque le patient pour la première fois devient père d’un garçon. Ledit patient ne s’appelait pas « Dupont ». Mais le nom de jeune fille de sa mère assonnait avec « pont » dans sa langue maternelle. La phobie, d’ailleurs légère, indiquait, indice parmi d’autres chez ce patient, le conflit entre fidélité à l’imaginaire maternel, plus précisément dans cet imaginaire, au père de celle-ci grâce au signifiant « pont », auquel il se reliait, et son désir, longtemps refoulé de transmettre son patronyme. Lignage contre lignage – jusqu’au moment, résolutif, où le passage peut se faire de n’avoir plus de valeur de choisir l’un ou l’autre. Une remarque en passant – dès le début de cette analyse, le lien s’était fait dans ma tête entre la phobie des ponts qui lui compliquait la vie, et le nom de jeune fille de la mère de ce patient, et je le lui avais fait remarquer, sans que ce déchiffrage ne change grand’chose à son inconfort. L’Inconscient, même s’il est vrai qu’il parle (cela a été le génie de Freud de découvrir les processus primaires) n’est pas avant tout une langue étrangère que le patient porte en lui, tel un saint sacrement, dans l’attente qu’enfin elle soit lue – c’est un potentiel de créativité en devenir – dans ce cas, la question était entre filiation et paternité – dont il s’agit, à travers le travail analytique de réveiller la dynamique, et d’accompagner la puissance inscriptive.

Mais revenons à la question des thérapies. On a donc vu qu’il n’y a rien d’absurde à vouloir s’extraire de compulsions invalidantes, fussent-elles des compulsions à penser, via des techniques éducatives. Elles peuvent être une médiation aussi bonne – ou aussi mauvaise – qu’autre chose, selon ce qui s’y transmet du thérapeute au patient et du patient au thérapeute. Mais voici maintenant un autre exemple, qui montre combien cela aurait pu être dommage et réducteur de ne pas prendre les choses par un autre abord, d’envisager l’irruption d’un symptôme qui « évoluait » sous anti-dépresseurs depuis des mois au moment de la rencontre avec la patiente, comme une sorte de  » mauvaise habitude », nocive, à éradiquer d’urgence.

Une jeune fille arrive avec une phobie d’impulsion (situation classique pour laquelle des protocoles TCC sont prévus, avec désensibilisation progressive, le tout avec courbes, graphiques, tout un attirail visant à faire plus « scientifique », puisqu’on exhibe les insigne de la Science). « J’ai peur de prendre un couteau et de faire mal à quelqu’un », explique-t-elle. On parle ensemble. Très vite, il apparait que cette jeune fille étouffe avec son « copain », insuffisant à beaucoup d’égards, on va dire. A l’arrière plan de cette situation, il y a le fait qu’elle avait été propulsée par ses parents « petite mère » – « sa deuxième mère », disait-on à son propos, « c’est quasiment elle qui l’élève » – de son jeune frère, arriéré mental, envers lequel son ressentiment qu’il aie pris tant de place dans l’attention de ses parents, à son détriment, pensait-elle, n’avait jamais pu s’exprimer. Le bénéfice narcissique de l’identification « petite mère » l’interdisait. Des rêves explicites – où les couteaux n’ont pas manqué – ont ponctué quelques séances (levée du refoulement de pulsions agressives). Dans la foulée de ces rêves, ses relations réelles avec le frère attardé se sont améliorées, et il s’est trouvé bien, lui aussi, de ne plus être l’objet des visées éducatives traversées de pulsions sadiques anales (mal) refoulées de sa sœur – qui a découvert de son côté que derrière l' »amour » affiché – mais infiltré d’agressivité narcissique – qu’elle lui témoignait…il y avait une tendresse réelle, en elle, pour ce frère, tel qu’il était.

Mais la phobie d’impulsion n’a disparu que plus tard : lorsque le « copain » a été largué – au profit d’un autre homme, qui pouvait compter pour elle comme tel – pas tout de suite, elle a assumé un moment « de ne pas être en couple ») – d’un autre homme moins dépendant d’elle, moins en quête à travers elle d’une figure maternelle par laquelle être « dirigé » et contre laquelle se révolter. Cela n’a pas été facile. Il n’est pas facile de lâcher la possession fantasmatique de l’autre et la « sécurité » fallacieuse qu’elle procure, de s’engager dans la vie à partir du vide d’un désir pas satisfait d’avance. C’est ce qu’a permis à cette jeune femme le travail analytique qu’appelait son symptôme. « J’ai peur de prendre un couteau et de faire mal à quelqu’un ». Elle avait peur, c’est vrai. Mais elle le voulait aussi, au fond d’elle-même – non pas satisfaire ses pulsions agressives envers le frère, le copain, ou même s’autoriser à les reconnaitre (ça ce n’était que l’écume des choses),mais se couper elle-même d’une manière d’être ou possédant fantasmatiquement l’autre, elle ne pouvait ni désirer elle-même, ni jouir de son désir à lui, dans un érotisme qui la fasse femme.

Qu’est-ce que la psychanalyse a en propre qui la rend autre que les thérapies de toutes sortes qui, aujourd’hui, abondent sur le marché du soin ? Telle était la question de départ, et voici le moment d’y répondre. C’est à mon sens , devant toute personne rencontrée à partir d’un symptôme posant problème, d’être capable de prendre en compte à la fois la réalité présente de cette personne, dans sa vie, dans ses interactions avec les autres telles que vécues par elle dans ce qui est son actualité – ne pas considérer son « moi », ses symptômes, ses difficultés telles qu’elles sont comme choses négligeables qui ne mériteraient que mépris et silence sous prétexte de s’adresser à l’Inconscient, et seulement à l’Inconscient – tout en explorant, en même temps – cela plutôt silencieusement – l’état du paysage intérieur que cette personne amène avec elle, ses points d’impasse, de fixation, afin de l’accompagner activement vers le chemin permettant de les dépasser. Cela n’est certes pas la même chose, dans un destin, de rencontrer à la faveur d’un symptôme qui flambe, quelqu’un qui va chiffrer ce symptôme (vous avez plus peur le matin, le soir ? cotez votre peur du pont sur une échelle de 1 à 10…) , ou quelqu’un qui sans tenir votre peur pour quantité négligeable et vous laisser seul avec elle, va aussi la déchiffrer discrètement pour ce qu’elle condense de vos possibles figés, y attendre l’appel des actes empêchés, lui répondre, en accompagner la transformation en vous.

Certains symptômes – pas tous – sont parfois comme des phares , dont le clignotant unique signale à qui passe par là, et sait entendre, voir et penser, pas forcément qu’il y a un nauffrage, mais du moins, momentanément, une stase.

eva talineau

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Le déni de réalité chez le sujet et dans l’histoire

texte de la  conférence, et travaux préparatoires,  prononcée le mercredi 22 octobre au séminaire de daniel sibony, 2014-2015 – à la fac de médecine, Paris.

 

Résumé : des formes de déni non seulement font partie du lien social, de la normalité, au niveau de la « psychologie individuelle », mais participent d’une mise en place collective de la réalité sociale en tant qu’espace de circulation de « croyances flottantes ».

Dans cet espace de réalité, tissé par les dénis – en complément du rappel et de l’oubli – espace qui se transmet et, dans nos sociétés historiques, se transforme, de génération en génération, certaines personnes créent, en surimpression, des néo-réalités imbriquées dans cette transmission sociale : on a alors affaire aux dénis de réalité, tels qu’on les rencontre dans la  psychopathologie, et notamment dans la clinique de la perversion.  Ces dénis de réalité privés sont des passagers clandestins du lien social – et un défi pour la pratique clinique. Freud, à travers la notion de Verleugnung, en avait déjà perçu le tranchant de mise en acte de refusement  de la rencontre inconsciente du manque de l’autre, sans l’ avoir , en son temps, élaborée comme militance active.

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Dénier, c’est refuser de reconnaitre comme vraie une assertion dont on sait qu’elle est vraie. Déjà au 17ème siècle : « il mène avec lui des témoins, afin qu’il ne prenne pas un jour envie à des débiteurs de lui dénier sa dette ». C’est dans les Caractères de La Bruyère, à propos d’un personnage, un certain Théophraste, convoqué là pour illustrer la défiance. Appartient aussi à l’usage habituel de la langue l’expression « déni de justice », qui désigne le fait de ne pas accorder à quelqu’un un droit qui lui est dû, et dont chacun sait qu’il lui est dû, y compris le juge. L’idée de déni`de réalité, lorsque Freud l’introduit, vient se connecter à cet usage. Il serait trop simple d’en conclure que si on ne rend pas justice à la réalité, elle va vouloir se venger…la réalité se constitue de tout ce qui arrive, y compris à travers l’événement d’être déniée, comme on verra plus loin;

Mentir suppose qu’on sait qu’on ment. En général pour en tirer un bénéfice. Dénier la réalité est plus complexe, suppose qu’au moment où le mensonge est proféré, une partie de soi-même y « croit ». Il ne s’agit pas de tromper l’autre, pour juste échapper à des désagréments, par exemple, mais de se tromper soi-même. Dans le déni, l’autre est un moyen de se faire croire à soi-même quelque chose que par ailleurs on sait être faux.

On sait combien certains escrocs et imposteurs peuvent être persuasifs. On s’en étonne. On se demande d’où ils tirent un tel pouvoir sur les autres : cela provient de cette logique, du fait que tout en mentant, ils sont sincères. Ils se croient eux-mêmes alors même qu’ils mentent. Et l’autre, la future dupe, qui a mis entre parenthèse son esprit critique – c’est parfois reposant – perçoit cette partie qui est « auto-dupée ».  L’imposteur qui réussit est convaincant du fait de l’identification inconsciente de la dupe à la partie de l’illusionniste en train d’être dupée…par lui-même.

Déni ou mensonge ? le tiers a parfois du mal à s’y retrouver. Mais la question de l’adresse à l’autre permet de se repérer. Exemple du déni alcoolique, où davantage que de mentir au médecin, il est question de se mentir à soi-même à travers le médecin, pour des raisons de maintien de l’homéostase narcissique. On sait que démentir le déni « si, si, vous buvez, vos analyses sanguines le prouvent, je les ai sous les yeux », aboutit à ce  qu’à la sortie de la consultation, le patient aille boire un verre, deux verres, etc..Démentir le déni aggrave l’addiction – au moins dans un premier temps.

Mais avant d’aborder les dénis dans la psychopathologie , et notamment la criminologie, un détour.

Dans son fameux article « je sais bien, mais quand même », Octave Mannoni montre comment pour maintenir vivante –  « quand même » – une croyance que la réalité a démentie, les adultes en passent par l’idée que eux, étant évolués, n’y croient pas, mais que d’autres – des « on » – pourraient y croire, ou même y croient vraiment. L’exemple, ethnologique, sur lequel il s’appuie est celui des Katcina chez les Hopi. Les pères et oncles de la tribu, déguisés en Katcina, font croire aux enfants que ceux-ci, une fois par an, revêtus de masque, viennent parmi eux, distribuant des espèces de nourritures rituelles colorées, un peu comme notre Père Noël, sauf qu’ils sont réputés dangereux, et font mine de vouloir dévorer les enfants, qui seront « rachetés » par leurs mères. Et puis, à l’âge de 9 ans, lors d’une cérémonie, coup de tonnerre, révélation : les oncles et les pères se montrent derrière les masques : les Katcina, ce sont eux, déguisés. Mais, renversement, ceci aboutit au récit suivant « vous savez, maintenant, les enfants, que les vrais Katcinas ne viennent plus parmi nous comme ils le faisaient autrefois. Jadis, c’étaient eux qui venaient pour cette cérémonie. Maintenant, ce sont vos oncles et vos pères qui sont obligés de revêtir leurs masques. Lorsque vous aurez des enfants, vous aussi devrez faire en sorte qu’ils croient au Katcina, ce sera à vous de porter ces masques, à votre tour ». Pour Octave Mannoni, ce passage depuis « ils sont ici » vers « ils ont été ici jadis » – passage qui transite par le désillement, la déception, voire l’angoisse – signe le progrès spirituel de la croyance vers la foi.

Dans le système de pensée qui faisait référence dans ces années 1960 et suivants, ce récit était censé illustrer le passage de l’imaginaire au symbolique , notamment dans la cure analytique comme on la pensait à ce moment là : soutenir la croyance au « supposé savoir » – d’où le silence  systématique  de beaucoup d’analystes « formés » à cette école – puis assumer la « découverte » par le patient que ce n’était qu’un masque.   Mais ce n’est pas ce qui  importe ici. Ce que Octave Mannoni relève, et qui reste intéressant par delà les 50 et quelques années qui nous séparent de son écrit, c’est que le maintien de la foi, sous cette forme épurée de « il y a eu jadis des Katcinas qui nous rendaient visite, jadis, du temps des ancêtres » , énoncé qui est un élément essentiel de la religion Hopi, exige l’engagement par ceux qui viennent d’être désillusionnés, de veiller à ce que leurs propres enfants soient entretenus jusqu’à leurs 9 ans dans la croyance qu’il y a des Katcinas réels, non dans le passé, mais aujourd’hui, et que ceux-ci viennent une fois par an , danser avec la tribu. C’est l’objet de l’initiation. Transmettre que ceux qui ont été « trompés » doivent à leur tour « tromper », pour que le mythe socialisant à travers lequel la tribu se perpétue et célèbre son existence collective, de génération en génration, se perpétue.

Octave Mannoni en tire la conclusion – tout à fait pertinente encore aujourd’hui – que pour se construire et se maintenir, une croyance doit passer pas tant par la nécessité qu’ « on » – soi-même – y croie, mais par la supposition qu’il y en a un autre, ou des autres, qui y ont cru, y croient, ou y croiront. C’est sur ce même principe de psychologie intuitive – ici finement analysée – que repose l’efficace de la propagande du mensonge suivi de démenti. Peu importe qu’une information soit reconnue comme fausse, une fois qu’elle a été mise en circulation, elle détient un certain « quantum » de vérité. Pas grand’monde, aujourd’hui, en Occident « croit » en première personne que les juifs font du pain azyme avec le sang de petits enfants chrétiens à l’occasion de leur Pâque. Cela n’empêche pas cette croyance en laquelle « personne » ne croit de fonctionner, et d’affecter d’un haut coefficient de crédibilité la propagande qui présente les israéliens comme tueurs d’enfants à Gaza.

Octave Mannoni décrit dans  ce champ flottant,  cet univers  de croyances socialement disponibles,  auxquelles implicitement chacun se rattache, sur le mode d’être divisé par elles.  « c’est fou le nombre de gens qui lisent leur horoscope », « qui achètent des billets de loto le Vendredi 13 ». Ces croyances circulent dans le champ social comme répudiées, mises au compte de l’autre. On flirte avec l’idée que cet autre pourrait être soi…mais n’est pas soi.

A la même époque, Jeanne Favret Saada écrivait un livre sur les désensorceleurs dans le bocage. Et remarquait que jamais un homme qui  allait se faire désensorceler ne « croyait » aux « sorts ». C’était sa femme qui y croyait. C’était tacitement admis que ça suffisait pour valider la démarche, et de fait, cela suffisait pour  que le dispositif trouve quelqu’efficace.

De même, pour ce qui était de la « religion  »  au début du 20 ème siècle. C’était l’épouse qui allait à la messe, et  « avait de la religion » au nom de toute la famille, ce qui permettait à l’homme de se dire en toute sécurité intérieure ,  « libre penseur », et d’aller au café. Une croyance qui fait lien  social n’a pas besoin que tous les membres du collectif y adhèrent, ni même que ceux qui disent y « adhérer » – les épouses qui vont à la messe – le fassent « sincèrement ». La supposition suffit que  « quelques uns » ont de la religion pour que cela fasse implicitement et collectivement lien social.

C’est donc, pour Octave Mannoni, à travers ce mécanisme privilégié qu’est  leur déni,  que les croyances se transmettent. Retenons cela – avant d’aller explorer un autre versant de la question, celui du déni de réalité en criminologie.

Les policiers qui ont à traiter des affaires d’inceste, de viols, d’abus sexuels sur mineurs le savent bien : le fait de refuser d’admettre les faits délictueux alors même que les témoignages sont accablants est fréquent. La police scientifique a fait aujourd’hui de tels progrès que les preuves matérielles suffisent souvent à établir la réalité des faits. Et concernant les suites pénales, ceux qui avouent, surtout s’ils témoignent des regrets, ont des peines plutôt moins lourdes que ceux qui s’obstinent à nier l’évidence. Pourtant, un nombre non négligeable de ces personnes ne peuvent pas avouer. Pourquoi ?

Mettons de côté les cas de débilité, ou de schizophrénie avérée : « c’est le diable », ou bien « c’est mon double qui l’a fait » – à charge pour  l’expert de démêler véracité ou simulation, pas toujours facile. En dehors de ces situations, pourquoi nier l’évidence, alors que l’avocat conseille d’admettre les faits ?

Une première approximation, c’est que reconnaitre des faits comme le viol habituel, cela implique ipso facto que désormais, il sera sûrement moins facile de continuer ! le tiers social, qui ne s’occupait pas de vos affaires, s’en mêle, et n’est pas d’accord. Il va falloir renoncer à une jouissance. C’est une contrariété. Sous cet angle là, le déni n’est pas très différent du refus banal de tout un chacun de faire face à un changement non désiré, une maladie par exemple, avec laquelle il va falloir négocier. Face à toute blessure narcissique, toute frustration à affronter, dire d’abord que « non » avant de composer avec  est la première réaction du narcissisme en cours. Quelqu’un dont les analyses sanguines indiquent qu’il devrait changer son alimentation, supprimer telle ou telle chose qu’il aime n’est au début pas enthousiaste non plus, et sera tenté de se persuader que non, il n’y a pas de problème, qu’il va être possible de continuer comme avant. C’est vrai pour des choses triviales, mais aussi face à des événements historiques dramatiques : nombre de ceux qui avaient pu fuir de camps de concentration autour de 1941/1942, et essayaient d’alerter les juifs de diverses communautés sur ce qui se passait à l’Est étaient traités de « fous », quelles qu’aient été les preuves qu’ils apportaient à l’appui de leurs dires. Ce qu’ils disaient était insupportable.

Mais ce premier niveau ne suffit pas à expliquer le déni pervers. Pour prendre la mesure de ce dont il est question, je vais passer par un autre événement historique. Lors de la 2ème guerre mondiale, alors que la situation du front de l’Est après Stalingrad avec l’Union Soviétique aurait exigé que l’Allemagne y dédie le maximum de ses hommes et de ses ressources matérielles, les nazis ont préféré mobiliser une part non négligeable de ces ressources pour aller traquer les juifs dans des endroits improbables, puis organiser le transport de ces juifs vers les camps où ils allaient être exterminés. Dans le même temps, des transports de troupe laissaient à désirer, les commandants des fronts de l’Est réclamaient moyens, hommes, matériel. En terme de stratégie militaire, ce choix n’était pas « raisonnable ». Pourtant, c’est cette nécessité là qui s’est imposée. C’était pour les nazis un choix ETHIQUE. Un choix résultant de la loi qu’ils se sont donnée et à laquelle ils se sont donnés, celle de nettoyer leur origine des juifs, de la nettoyer jusqu’au bout. Ne pas agir ainsi aurait été trahir. Non pas trahir les intérêts de l’Allemagne , ou du 3ème Reich, mais trahir la foi intime qui les soutenait, la mission à laquelle ils se sont donnés et qu’ils se sont donnés.

Reconnaitre devant la police leurs actes, même sachant que ce serait leur interêt, certaines personnes ne le peuvent pas. Ce serait le commencement d’une trahison. Trahison de la loi interne qui leur prescrit les actes dont ils sont les exécutants/exécuteurs. Ici, je salue au passage un livre de notre hôte, Daniel Sibony ici présent, « perversions », qui  dans les années 1980, a élaboré la question de la loi perverse et présenté les différentes figures du choix pervers d’avérer une vraie loi – choix que celui-ci  inscrit par ses actes au sein des lois communes. Il  montre aussi dans ce livre comment l’auto-référence narcissique est la loi  de ces diverses « vraies lois ».

Le déni des faits relève  de la volonté intacte de continuer dès que l’occasion  se présentera. De même, ceux qui dénient les chambres à gaz ou la Shoah. Ils posent par là que ça reste à faire. C’est le sens de ce qu’on appelle « négationisme ». Il semble porter sur le passé, il concerne en fait ce qui est espéré, projeté, pour l’avenir.

Lacan, dans « Kant avec Sade », déjà habité dans les années 60 de la version tragique et héroïque de la psychanalyse qui a été la sienne, qui a essaimé dans la culture  et continue, d’ailleurs à séduire  aujourd’hui, déduit de ce qu’il pense avoir été le « fantasme sadien »  que la vérité de l’homme,  c’est que le désir est l’envers de la loi. A cette occasion, il rappelle Saint Paul pour qui « sans la loi, il n’y aurait pas de péché », parole dont à son avis Sade incarne la logique , de faire sa loi du péché. Lacan, dans ce texte, fait de cela un universel.

Il est fort douteux qu’il existe une vérité du désir de l’homme, encore plus qu’il appartiendrait à la psychanalyse de « dévoiler » un tel objet. Son éthique spécifique est plutôt de veiller à ce qu’il continue à courir. Néanmoins, Lacan a touché là quelque chose qui qui est au cœur de la position perverse, c’est qu’il s’agit d’un programme. L’acte pervers est un rituel, un rituel au service d’une religion privée absolument contraignante, et qui requiert fidélité.

Parmi les jeunes filles qui ont vécu une longue liaison incestueuse avec leur père, certaines témoignent de leur épouvante de ce que ces actes sexuels avaient de rituel. Comme une cérémonie qui se déroulait toujours selon le même scénario, disent-elles. « Il entrait dans la chambre, et je savais, à la seconde près, ce qu’il allait faire, et ce qu’il allait me faire faire ». Plus que les menaces ou les coups, lorsqu’il y en avait, cette fixité d’un texte déjà écrit d’avance et auquel elles n’avaient aucune part, que de jouer la partition prévue, les terrorisait. Ce sont ces hommes là qui, une fois pris, restaient fidèles à leur déni, n’avouaient pas. D’autres, ceux simplement immatures qui avaient construit la chose comme une sorte de pseudo relation amoureuse où leur fille les comprenait si bien que tout devenait permis, arrivaient assez bien à avouer, et même à parfois à témoigner de « regrets ».

Avoir en tête cette idée que certaines personnes ne sont pas des monstres hors humanité, mais ne sont pourtant pas « comme nous »,  du fait d’être pris et compris dans des logiques qui ne sont pas les nôtres, que ces logiques, les ont choisies  en même temps qu’elles  les  choisissent , évite bien des errements cliniques. Ne pas prendre en compte cela, pour le coup, relève du déni de la réalité…de l’autre,  de l’hameçonnage fantasmatique de l’autre dans sa propre réalité.

Un détour par la clinique : lorsqu’on assure des consultations en CMP, dans le service public, on est amenés à recevoir sur la durée un certain nombre de patients en injonction de soin. Une fois la peine de prison en partie exécutée, le juge peut prendre une telle mesure dans le cadre des libérations conditionnelles. Dans les cas moins graves, elles peuvent même remplacer les peines de prison. Ces injonctions de soin sont obligatoires, et il est requis au patient de prouver au juge d’application des peines qu’il s’est bien présenté aux séances. Si ce n’est pas le cas, il retourne en prison. Sur 38 années de présence en psychiatrie, j’en ai reçu moi-même un certain nombre, et ai aussi supervisé le travail de collègues confrontés à cette mission.

Il arrive que ces thérapies « marchent ». Une fois dépassée la première strate de déni qui porte sur les faits et la responsabilité – et cela suppose déjà une lutte pied à pied, mot à mot, contre les éventuels mensonges et minimisations – arrive parfois un matériel terrifiant de traumas précoces vécus par ces personnes, d’abus sexuels, de maltraitances, corroborés par des traces sur le corps qui prennent sens, des témoignages retrouvés, des articles d’anciens journaux etc..Une histoire occultée, une réalité enfouie, est en train d’être retrouvée. On peut alors croire que d’exhumer ce passé va changer radicalement le rapport de cette personne à la vie, au monde, comme dans une thérapie « normale » – si tant est qu’on puisse utiliser ce terme – où l’adresse à un autre là où il n’y avait jamais eu de témoin, parfois pas même  à l’intérieur d’un « soi » pas encore constitué ,  permet de relancer les forces de vie enkystées, ravagées.

On peut le croire – mais ce n’est pas ainsi que cela se passe dès lors que  quelqu’un est habité par un clivage. Les différentes parties de sa personne évoluent séparément, et le même qui en séance avec le thérapeute retrouve avec effroi les souvenirs de l’enfant abusé qu’il a été, peut, à l’extérieur, être en train de préparer méthodiquement la récidive. A une occasion, elle fût évitée de justesse, grâce au fait que j’ai menacé de téléphoner au juge d’application des peines. Le patient avait tendu une perche en amenant en séance un rêve qui « montrait » ce qu’il était en train de préparer. Il avait repéré une future victime, un petit garçon. Il connaissait les horaires où celui-ci quittait l’école. Ce n’est qu’une fois que j’ai eu manifesté avoir entendu que c’était sur un projet en cours d’exécution, et pas sur un fantasme, qu’un coin du voile était en train d’être levé par le rêve, que cet homme a reconnu que ses plans étaient déjà bien avancés, y compris le lieu où ça devait se passer, une cave qu’il était en train d’aménager pour cette destination. Cette fois-ci, la récidive n’a pas eu lieu. Le patient avait senti que j’étais prête à passer ce coup de téléphone si je l’estimais nécessaire. Le rapport de forces était de mon côté. Par la suite, la thérapie a porté sur la jouissance de l’emprise sur l’autre, sur le corps de l’autre, la psychê de l’autre. Il se peut que dans ce cas, le clivage aie été, au moins partiellement levé, et donc aussi le programme pervers qui cheminait avec cet homme comme la cause à laquelle il avait donné sa foi . Peut-être. Pas certain. Sade s’était débrouillé pour passer une bonne partie de sa vie en prison – ce sont aux murs de ses successives prisons qu’il a été redevable de plutôt écrire qu’agir.

Arrivé en ce point, il est temps de faire remarquer que paradoxalement, je n’ai pas abordé la question du déni de la réalité dans la psychose, alors que c’est, phénoménologiquement au premier plan de la clinique,    une situation des plus courantes, reprise par la représentation sociale courante de la folie.   Lorsqu’un patient, tout en se servant du micro-onde pour faire réchauffer son café – il ne dénie pas la réalité dans ce qu’elle a d’opératoire –  dit qu’il est pressé de le boire, car il attend la visite de Bismarck, qui doit venir lui rendre les honneurs, lui-même étant   le kaiser,  on dira facilement qu’il dénie la réalité de sa situation qui est qu’ il attend le médecin, et s’appelle Michel J.  Se trouverait-il qu’il aie eu, juste avant sa naissance, un frère mort, que ses parents auraient appelé Frédéric –  comme deux des  princes Allemands sous lesquels Bismarck a été chancelier –  et qu’on aie pris la peine de parler suffisamment avec sa famille, et lui, pour que cette information vienne à jour,  au point de permettre de former l’hypothèse que ce patient à ce moment, exprimerait le vœu, via  son délire,  que le médecin « rende les honneurs » – reconnaisse – à travers lui, ce frère, Frédéric,  on se serait fait plaisir en trouvant quelque rationalité au drame se produisant dans ce patient – ce n’est pas pour autant  qu’on lui aurait rendu sa place, la sienne, dans l’existence.  Cet acte là requiert plus de médiations et de heureux hasards.  Notons juste pour le moment que ces formes pourtant patentes du déni, les formulations psychotiques de déni « non, je ne suis pas Michel J., mais le kaiser « ,   les néo-réalités que produisent la folie avérée,  n’entrent pas dans le champ du déni de réalité tel que nous essayons d’en dessiner les contours ici. Nous verrons plus tard pourquoi.

Pour expliciter cela, il va falloir passer par Freud. On l’oublie facilement, tant l’expression est entrée dans les usages, mais le concept « déni de réalité »  a été inventé par lui. C’est le terme Verleugnung qui a été traduit ainsi, en ballotage, en français, avec répudiation. Celui de Ichspaltung (clivage du moi) fait partie du même mouvement de la pensée Freudienne. Ce concept de Verleugnung est inséparable des constructions Freudiennes sur la castration et l’Œdipe,  que plus grand monde ne prend, aujourd’hui, à la lettre. Lacan disait que c’était un mythe, et prétendait avoir trouvé la vraie théorie qui serait la vérité de ce mythe, peu importe, ce n’est pas le lieu de discuter cela ici.

Voilà cette construction, pour ceux qui ne l’auraient pas en mémoire : pour Freud, la non-présence d’un pénis chez la mère était censée être un choc terrible pour l’enfant quand celui-ci en fait le constat. Freud crédite les garçons  de la croyance innée  que la mère a un pénis.  Ce choc a pour lui comme effet le « refoulement » (Verdrangung) de cette castration (donc de la mère), qui n’annule pas le constat qui en a été fait, mais en conserve la trace dans l’Inconscient. A partir des années 1923 jusqu’à 1938, il met en évidence, à partir de sa rencontre avec la question du fétichisme,  une autre conséquence possible de cette découverte – pour lui, à l’époque, tout cela est tout à fait réaliste, fondé sur l’observation, il n’a pas l’idée que ses théories sont des constructions, sauf à quelques moments, fugitifs, où il entr’aperçoit ce champ de profondeur, seul avec son texte qui avance, ce sont ces moments où il s’interroge sur la part de délire qu’il y a dans les théories et la part de théories qu’il y a dans le délire etc.  – dans la réalité sociale, cependant,  et non seul avec son texte, il a bien du mal à supporter que ses « élèves » n’adhèrent pas , comme un seul homme, à ses constructions – ceux à qui d’autres logiques s’imposent sont bien vite rejetés.

Cette autre conséquence , de la rencontre avec la castration de la mère, c’est la scission du moi en deux parties (Ichspaltung), une qui accepte la  » castration » et la refoule normalement, une autre qui la dénie (Verleugnung). La partie déniée se met alors au travail pour fabriquer un fétiche qui sera un tenant lieu du pénis absent de la mère, tenant lieu qui pour le fétichiste devient la condition de la satisfaction sexuelle, laquelle est mise en quelque sorte au service du culte de cet objet, le fétiche. C’est autre chose que d’halluciner. Il s’agit de créer – activement. C’est ce phénomène de création active d’une néo-réalité à laquelle un culte est rendu – chez le fétichiste un culte sexuel – qui constitue, pour Freud, le déni de la réalité. Non pas un concept purement descriptif, donc, mais une construction métapsychologique, dont la reprise dans le vocabulaire courant sous la forme atténuée dans laquelle elle circule gomme l’acuité. Si je vous dis, là, tout de suite, alors qu’il est 19h45 ,  qu’il est 19 heures , le langage courant pourrait dire – si toutefois j’ai l’air de croire un peu ce que je dis – que je dénie la réalité, parce que, peut-être, je préférerais qu’il soit 19 heures, et avoir encore du temps avant de conclure cet exposé. Mais ce ne serait, en tout état de cause, pas un déni de réalité au sens où Freud a inventé, avec la Verleugnung, ce concept.

Comment entendre, aujourd’hui, ces constructions Freudiennes ?  Objectivement, en tout cas, elles ne correspondent pas à l’observation directe des enfants, en tout cas la plupart du temps, même si, avec un effort, on peut supposer qu’elles étaient plus pertinentes à son époque.   Peut-être avec l’hypothèse qu’à travers elles, il explorait et approchait la question du rapport des femmes, des mères, au manque, ce qu’elles transmettaient inconsciemment de ce rapport à leurs enfants, la manière dont les enfants se débrouillent avec ce qu’elles transmettent.

En rencontrant  ce phénomène, qu’il a appelé Verleugnung,  il a abordé une rive  de la clinique dans laquelle se dessinent en creux d’autres figures de mères que celles qui ont en elles un rapport, vivable ou invivable, mais rapport quand même, au manque. Avoir un rapport vivable au manque, c’est traduire l’énergie qu’il recèle en création –  amoureuse, par exemple,  mais pas seulement, le rapport à l’autre sexe n’est pas la seule voie  créative humaine à travers laquelle il peut mettre en jeu sa division via l’amour.   Un rapport invivable, c’est en accuser réception, en soi, surtout sous forme de souffrance. Mais dans ces deux cas de figure, le rapport au manque est inscrit – et transmis, même si le premier cas est plus « heureux » que le deuxième

Le fait que la mère aie un rapport au manque, fait normalement piège pour ses rejetons.  Ceux-ci se sentent normalement appelés soit à réparer imaginairement ce manque, et produiront à cet effet des symptômes qui seront l’équivalents de sacrifices, soit à se mettre au service d’un fantasme qu’ils lui prêtent – ou qu’elle a vraiment – qui serait ce qui, pour elle, réparerait ce manque, qu’ils inscrivent à travers leurs choix de vie, ce à travers quoi ils prennent place dans la réalité.   Qu’ils répondent à cet appel en eux et en leur mère, comment ils y répondent,  dépend de beaucoup de choses, et notamment de la présence réelle dans les entours de leur enfance  d’un père qui les aide, ou pas, à s’en dégager, ou du moins à négocier avec  . Mais quoi qu’il en soit, notre réalité, celle qui est partageable, celle qui circule et dans laquelle on peut circuler en s’accrochant à la texture commune se constitue à partir du manque, et de sa circulation, tel qu’il est accepté et refusé par chacun, selon des voies à chaque fois singulières. C’est cela que Freud équivoquait, à travers sa construction – « réaliste », c’était un savant positiviste de son époque – sur le « constat » de la castration de la mère par l’enfant.

Dans ces années de 1923 à 1938, il semble qu’à travers ses patients, il rencontre autre chose. Certaines femmes sont en effet telles que leur enfant ne peut pas vouloir les « sauver » du manque. Ce sont des femmes à qui, pour quelque raison, il est absolument insupportable de ne pas être une idole sans manque, saturée d’être. Cette impossibilité peut prendre des formes paradoxales – infatuation extrême, ou au contraire dépressions insondables. L’enfant alors, se met au service du délire implicite de sa mère, dans une complicité secrète. De telles complicités ne sont pas seulement sans amour – l’amour, c’est le mouvement intime qui pousse à vouloir partager le manque de l’autre, à travers lequel on reconnait, sans le savoir, le sien – ce sont des dispositifs secrets mis en place contre l’amour. Ce sont des guerres insues contre l’amour.

Comment fonctionnent ces dispositifs ? en créant des chimères, pas forcément sexuelles. Elles peuvent être idéologiques, politiques. Elles mettront en place l’idole/l’idologie/l’idéologie pleine dont le rejet virulent par  la mère de toute entaille narcissique, son exigence granitique d’être un bloc d’entièreté , dessine la place en creux.

Un tel enfant n’a pas sa mère comme partenaire, ni même le fantasme par lequel elle se complèterait, et qu’il pourrait prendre en charge. Il n’a d’autres choix – à moins de recours tiers auquel accrocher quelque chose de son être – que la certitude délirante de sa mère qu’elle doit être une idole (peu importe qu’elle pense l’être ou pas). Cette exigence absolue, c’est cela qu’elle transmet à son enfant. S’il ne s’y dérobe pas, il deviendra  à son insu le desservant d’un culte privé d’où le sacrifice humain, réel ou symbolique, n’est jamais absent.

Le déni de réalité pervers porte sur l’amour Inconscient qui transmet la vie et qui crée,  à partir de la transmission et de la circulation du manque. C’est cette réalité là qui est déniée.

Du coup, cette invention Freudienne de la Verleugnung, qui peut à nos oreilles d’aujourd’hui sembler caduque, inacceptable, tant est peu crédible pour nous l’idée que les enfants mâles ne sauraient rien de la différence sexuelle, mais croiraient, comme le soutenait Freud, que tout être est muni d’un pénis, résonne tout autrement, au plus vif de la réalité clinique. Comme , peut-être, un rêve réussi qui transmet ce qu’il y a à transmettre à travers son échec à le faire.

Arrivée au terme de ce parcours, je peux maintenant expliquer pourquoi j’ai choisi de laisser hors champ de cet exposé le déni de réalité psychotique, alors que dans le champ de la psychopathologie, c’est quelque chose avec quoi on a constamment affaire.

La réalité sociale est faite des croyances collectivement partagées et partageables, donc quelqu’un qui dans un service psychiatrique, affirme être le Kaiser et attendre la visite de Bismarck d’un instant à l’autre est bien évidemment en rupture avec elle.

Mais la réalité spirituelle, à travers laquelle la présence au monde de chacun, un par un, est rendue possible, et transmet un fil d’Inconscient à travers le passage du manque et son travail dans la psychê, celle contre laquelle est produite la militance du déni pervers, les patients psychotiques ne la dénient pas.

Leur état vient de ce que, de quelque manière, c’est eux qui ont été déniés par elle. Un événement qui a fait trauma, les a expulsés hors du monde, et quand on est hors monde, on tombe en psychiatrie. Leurs symptômes, délires et autres absurdités sont une objection à l’effacement dont ils ont été spirituellement l’objet, à l’insu de tous. Un appel à ce que de l’Inconscient vienne les remettre au monde. L’inverse de l’auto-référence perverse qui dénie la réalité au sens du déni de réalité Freudien, dont nous avons, ici, développé le sens, tel qu’il vaut pour nous, aujourd’hui.

Je vous remercie pour votre attention

 

eva talineau

 

 

 

 

 

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TROUVER PLACE

 

trouver place, se déplacer, la lutte des places.

 

Une place, tout corps  plongé dans la vie en a une – même si c’est celle d’avoir à frapper à la porte de l’existence sans y entrer, pour prouver à ceux qui sont en place combien la leur est bonne. Se déplacer, en revanche, suppose qu’autre chose aie eu lieu – une expérience. L’expérience originelle, qui permet d’aller quelque part, et d’en affronter le vide et l’inconnu sans s’effondrer, l’annuler en le pré-supposant connu, ou s’agripper trop longtemps à des symptômes/béquilles, c’est celle d’avoir déplacé l’autre, un autre, n’importe quel autre. D’avoir frayé un passage dans la psychê d’un autre être , tel que celui-ci ne soit pas sorti intact – intactus, c’est intouché – de vous avoir rencontré. Frayer un passage, ce n’est pas impressionner, laisser des images – des images de soi, on en sème un peu partout, parfois incroyablement farfelues, voire délirantes, et c’est une épreuve, parfois, d’y être confronté par hasard ! on n’en sort pas intact, justement, mais impressionné, parfois par l’ampleur du malentendu…..frayer, c’est autre chose, c’est inscrire, et même inscrire doublement, en soi, et en l’autre. On n’inscrit pas tout seul, mais sur la peau de l’autre, en même temps que sur la sienne, non pas des images, mais des germes d’imaginaire, ombilics de rêves et d’actes à venir.

Avoir une place dans l’existence, c’est renconter les autres de manière inscriptive. Lorsque ça a lieu, on se sent vivant, on compte pour les autres, les autres comptent pour soi. Lorsque ces inscriptions s’entrecroisent,  se rencontrent, c’est une grâce.  Cela ne veut pas dire que c’est  simple, ou idéal. La vie n’est pas un jardin de roses, comme dit l’autre, ce qui n’exclut pas qu’il y aie des roses, parfois, épines comprises. Trouver place, c’est donc être en capacité de déplacer les autres et d’être déplacés par eux. On croit parfois qu’on se déplace jusqu’à trouver la bonne place, ou alors qu’on est soit dans l’occupation de l’emplacement (fixe), soit dans le déplacement (mobile, de nos jours c’est très recommandé). En fait pas du tout. On ne trouve une place que si on l’inscrit, et on ne peut pas l’inscrire seul, sans une surface sensible et à peu près consentante. Sinon, il y a le viol, qui n’est peut-être pas le plus vif de la rencontre humaine.

Le monde des humains, n’est pas composé de trous où chacun aurait, ou pas, une place attitrée – à la rigueur, la tombe pourrait être une telle place, même si la mode est plutôt à l’incinération – ou se déplacerait de trou à trou, par sauts d’une case à l’autre – le symbolique n’est pas une combinatoire de places dont la logique commanderait nos destins, de surplomb – la transmission, ce n’est pas transmettre à un corps qu’il a une place, dans la filiation par exemple, même si c’est tant mieux si ça se fait, ça donne des repères, comme on dit – c’est , avant tout, transmettre l’expérience qu’on est prêt à la créer, avec lui, cette place – c’est cette expérience de co-création de l’emplacement, qui est fondatrice, dans une vie humaine. Le reste est  aliénation, d’ailleurs nécessaire au frayage d’un travail de la limite.  Un monde sans aliénation serait fou, et aucun déplacement  n’y serait possible, pas plus qu’un avion ne pourrait voler dans le vide, sans la résistance de l’air ! ce n’est pas par hasard que l’utopie d’un travail  qui ne serait plus aliéné a donné lieu à l’une des pires aliénations du 20ème siècle (le communisme). La fascination, au sein de la  culture occidentale pour l’initiation , les rituels qui font passer d’une place à l’autre dans les cultures autres , témoignent d’une difficulté à penser l’existence comme en train de s’inscrire, individuellement et collectivement. On fantasme un lien social qui se donnerait d’évidence, et où il suffirait de prendre place de la manière prescrite.

La lutte des places, donc – concept inventé il y a plusieurs décennies par Daniel Sibony pour faire pendant à l’idée de « lutte des classes », et qu’il pense être un des déterminants de la société contemporaine – n’a donc pas, en dépit de l’imaginaire de rivalité fraternelle que cette idée porte avec elle, on se battrait pour des places, des trous, comme on suppose que nos ancêtres le faisaient pour des morceaux de mammouths – qui est bien une réalité sociale, hélas, n’est peut-être pas une nécessité intrinsèque,  de toujours  inscrite dans la psychê. Une nécessité politique , alors, vu que l’histoire humaine est faite d’affrontements et d’alliances dont les sujets sont les individus en tant que non divisés, les individus en tant que gestionnaires de leurs vies, où les besoins  font loi ? C’est à voir. En tout cas, ceux  dont  les besoins élémentaires sont à peu près satisfaits ,   et qui sont prêts à tuer pour occuper une place –  tuer symboliquement plutôt que réellement, de nos jours, dans la vie politique et économique –  c’est que, paradoxalement, cette place, ils ne l’ont pas trouvée, pas inventée, elle est restée inerte, donc ils ne l’ont justement pas, la place qu’ils pensent avoir trouvée et qu’ils ont tellement peur de perdre. Disons plutôt que c’est en tant qu’ils ne l’ont pas qu’ils ont peur de la perdre.  La trouver comme place, y trouver place supposerait de pouvoir  prendre le risque de la perdre, cette place,  en tant qu’objet d’une jouissance imaginaire .  Comme ces liens de couple inertes, qui ne prennent vie, laissant apparaitre le noyau d’amour qu’ils recèlent, que lorsque l’un des deux prend le risque de casser ce qui le fait tenir comme pur placement de libido, capital identificatoire, ou assurance tout risques.

Trouver place, ce n’est pas être nommé à une place – quand bien même c’est un préalable dans la plupart des secteurs du champ social , il faut un mot de passe pour oeuvrer , encore est-il conseillé de ne pas passer sa vie à oeuvrer pour quêter des mots de passe. – C’est inscrire, pas tant son nom ou son image, en se faisant homme sandwich de soi-même – entreprise qui laisse à qui s’y emploie un arrière goût de cendre – que quelque chose par où on se compte. Cela suppose d’oser le faire, cela suppose aussi que le support d’inscription y soit consentant. C’est bien loin d’être le cas, par les temps qui courent. Peut-être d’ailleurs qu’il en a toujours été ainsi , ce pourquoi les inscriptions singulières ont dû, si souvent, s’habiller en robes de « vérités », par lesquelles des foules avides d’idées fortes, ont aimé être violées. Il n’y a pas de véritable inscription sans double inscription. Pas d’un sans autre.

Est-ce à dire qu’un des signes qu’on a trouvé place, dans l’existence, c’est qu’on n’a pas peur qu’on vous la prenne ? pas forcément. Ne pas connaitre cette peur, cela peut aussi dénoter une sorte de narcissisme par où on s’isole, psychiquement de la réalité, comme un enfant qui ferme les yeux, pensant, par là, éloigner le danger.  Car ceux qui n’ont jamais trouvé place, faute de cette expérience  fondatrice où on a déplacé quelqu’un d’autre,   altéré à lui-même, n’en occupent pas moins toutes sortes de places, et veillent à n’être pas dérangés dans la jouissance des lieux où ils sont enlisés. De même, l’absence de jalousie et de possessivité dans un couple est à la fois une manière de reconnaitre l’altérité de l’autre (aimer l’autre, c’est le laisser libre, c’est bien connu), et une manière de récupérer la mise par derrière – aimer l’autre au point d’aimer son désir d’une autre femme, ou d’un autre homme, c’est l’aimer en tant qu’on serait cet autre, soi-même, donc c’est assimiler cette altérité de l’autre à soi. On voit que la question de la place – sociale, amoureuse…n’est pas simple.

Un roman populaire d’une femme écrivain, Annie Ernaux, qui s’appelait « la place », avait eu, il y a quelques décennies, beaucoup d’impact. Il racontait la difficulté d’une jeune femme d’un milieu populaire (cafetiers), à trouver sa place dans le milieu bourgeois auquel par ses études et son mariage, elle avait accédé. Elle parlait de son déchirement, entre l’amour qu’elle portait aux gens simples dont elle était issue, et qui était fiers de son parcours qui pourtant la rendait étrangère à leur monde, et les nouveaux codes sociaux auxquels elle devait se conformer pour être acceptée dans son nouveau milieu. Elle disait n’avoir de place nulle part. Ce petit roman, peu inventif par l’écriture, avait eu un succès fou – signe que cette question de l’entre-deux places faisait signe à beaucoup. On en avait fait, à l’époque, un emblème, du malaise de cette jeune femme, de la difficulté de naviguer entre plusieurs « identités ». Pourtant, ce qui ressort de sa lecture, c’est un tout autre malaise : celui de quelqu’un qui cherche, en vivant, une identité. De fait, elle a continué, après ce livre, à en écrire d’autres – tous de la même veine, où un moi cherche à se fixer dans du texte. Le plus récent offre au lecteur …de se regarder lui-même dans son quotidien, les courses au super-marché d’Auchan à Cergy. Il a d’ailleurs du succès, pourquoi pas ? le lecteur s’y reconnait, tout comme il avait reconnu , aussi, dans ce premier livre, le désir de l’auteur de se reconnaitre enfin quelque part.

 

eva talineau

 

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l’absence

(pour la revue « écrit-vains »)

 

thème proposé : que faire pendant l’absence ?

Il faut déjà avoir une certaine présence à soi-même, un consentement à l’appel qu’on est, en deça et au-delà des identifications dont on est porteurs, pour pouvoir poser, supposer, l’éloignement d’un autre, dans le temps, dans  l’espace – comme  » absence ». Cela n’est pas donné à tout le monde, bien des êtres ne sont pas en état de continuer à faire exister en eux-mêmes, pour eux-mêmes, l’autre qui n’est pas là – ils n’ont pas accès à la supposition inconsciente que des parties d’eux-mêmes continuent « quelque part » à exister pour cet autre, dans un coin de sa psychê en leur absence, qu’il le sache ou pas – du coup, symétriquement, cet autre n’existe pas pour eux quand il n’est pas là – n’existe qu’un gouffre, un trou abyssal qui aspire toute image vive. La joie de la présence n’a pas fait trace, ils n’ont pas vécu l’expérience d’émouvoir l’autre, émouvoir au sens de déplacer, de le rendre autre, quand bien même ils auraient été « investis » comme « objets », pour un temps, ce qui les a sauvés du non-être. Daniel Sibony utilise à propos de ce type d’investissement maternel le terme d' »emboutissage phallique » – les enfants de telles « portées » se remplaçant l’un l’autre, valant l’un pour l’autre..

Pour des êtres non rencontrés , pas forcément en état de  » collapsus de la transcendance », comme dit Oury à propos des schizophrènes, mais vivant par à coups dans une espèce d’hébétude, sans confiance dans la possibilité de compter pour l’autre, de se compter comme autre, la non-présence est un ravage – qui les percute de plein fouet, ou est à peu près colmaté, par son déni, via des objets.. non objectaux (sans altérité)…. des conduites anti-dépressives, des « blancs » de la pensée….le champ de la psychopathologie est large…et inclut des conduites tout à fait « normales » et « raisonnables », et socialement bien vues où on tue le temps par des « occupations » vides ..qui peuvent, heureusement, finir par être appréciées et faire sens pour elles-mêmes, et conduire quelque part, tant la psychê humaine a des ressources pour recréer de l’altérité à partir de n’importe quel bribe d’être.. ! Bon nombre des « faire » qui apparaissent dans une telle condition ( conduites addictives, pulsionnelles ou mondaines, accumulations de liens où il ne doit rien se passer..), visent à annuler non pas l’absence de l’autre, d’un autre aimé, mais le fait que toute absence est un trou, qui renvoie au trou que ces personnes se sentent être, inconsciemment…pour cet autre. Non lieu. Diversement aménagé .. Supporter l’absence d’un autre, le fait qu’il puisse vous « manquer » (dans tous les sens du terme !) – supporter l’existence de cet autre, qui n’est pas un prolongement de soi – sans désinvestir le lien sous prétexte qu’il n’est pas total , ne résume pas l’autre et ne vous résume pas non plus – vivre avec ce quantum d’ absence, dans une certaine joie et confiance, suppose qu’on aie métabolisé que sa propre présence fait sens pour cet autre , peut-être même pour les autres, en général, qu’on aie consenti à parier sur la possibilité de liens à la fois discontinus, et qui durent. Cette possibilité, on ne peut pas se la donner à soi-même, on ne peut que la recevoir d’un autre, qui vous la transmet, pour partie inconsciemment, dans la mesure où on y est consentant.

« Que faire pendant l’absence » est donc une question qui suppose déjà un pré-acquis, un accord, sur pas mal de points, qui justement ne vont pas de soi.

Par delà ce qu’il en est apparu à Freud du temps de son observation du « fort-da », sempiternellement commentée et recommentée par des générations d’analystes comme moment-clé de la « symbolisation » de l’absence, on ne symbolise justement pas seul, même si la possibilité d’être seul sans perdre le soutien qu’offre la confiance qu’il existe, hors de sa propre vue, des images – partielles – de soi dans l’autre, dans les autres, images qui continuent à vivre, à suivre leur cours pendant le temps où cet autre, ces autres, sont occupés par ailleurs, et que soi on est occupé aussi ailleurs – est en effet quelque chose qui doit se symboliser pour chaque couple mère-enfant (mère ou tenant-lieu, peu importe) à travers les événements, et le temps, de leur rencontre. Dans le moment saisi par Freud, un petit joue avec une bobine à reproduire, sur la scène de son jeu, sa propre disparition et apparition pour la mère – il est la bobine avec laquelle elle joue, elle le prend, elle le jette – et elle est aussi la bobine avec laquelle il joue – il la prend, il la jette. Apparemment, Freud surprend le petit à un moment où il est plus content de jeter que de voir réapparaitre, et il fait de ce constat un des éléments avec lesquels il argumente l’existence de « la pulsion de mort », que Lacan par la suite met en continuité avec sa pensée du « symbolique » qui en donnerait la vérité, selon lui . Il n’est pas inintéressant de tempérer de telles constructions et envolées conceptuelles, en faisant remarquer que ce moment, pointé par Freud, n’est qu’un morceau du jeu , plus large, qu’il y a entre cet enfant et sa mère , dont le champ reste à cette époque pour Freud – occupé ailleurs – inaperçu, donc impensé – rencontre où chacun laisse des traces dans l’autre, se sépare de ces traces – bien obligé, on ne vit pas collés – puis les retrouve, non pas par un jeu volontariste dont l’un ou l’autre serait le maître, ou qui serait dirigé par quelque deus  ex-machina implacable pour lequel le petit et sa mère seraient des marionnettes (conception folle de l’Oedipe, et de l' »ordre symbolique », dans une version complètement machinique, qui se rencontre encore parfois) , mais par le mouvement de la vie, et les traces mouvementées, Inconscientes et parfois conscientes, qui s’en-suivent dans nos psychês – on peut appeler cela, aussi bien, le réel de la vie, tuchè, et non automaton – mouvement où alternent saisissement, ressaisi ou non, et désaisissement, auquel, pour les deux, le petit, la mère, il est question de consentir…sans justement se prendre pour quelque bobine, ni pour quelqu’un qui, sadiquement, prendrait les autres pour des bobines, ou soi-même pour une bobine à lancer à leur tête !

Mais reprenons autrement . Dans le premier tome de son autobiographie, « mémoires d’une jeune fille rangée » Simone de Beauvoir raconte qu’une année, vers ses 13 ans à peu près, elle a passé un été sans avoir goût à rien. Tout lui pesait. Ses parents, sa soeur, les autres, les jeux, les livres, le monde était terne. Elle était triste, abattue, se trainait, ne savait pas pourquoi. Puis la rentrée scolaire a eu lieu, et dans la cour de l’Ecole qu’elles fréquentaient toutes deux, elle a soudain aperçu la silhouette de son amie, G….En un instant, le vide morose de cet été interminable s’est envolé, une joie aigue s’est saisie d’elle, elle était de nouveau vivante, réelle, le monde retrouvait ses couleurs…. Ce n’est que bien des années après qu’elle s’est dit, qu’elle nous a dit, à nous lecteurs : »c’était de l’amour », « je l’aimais », « elle me manquait »,  » j’avais tant souffert de son absence  » – l’enfant, pré-adolescente qu’elle était alors n’avait pas de tels mots à sa disposition. Les eût-elle rencontrés dans quelques uns des « classiques » qu’on lui faisait lire – « Ariane, ma soeur, de quelle amour blessée, vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée…… » , – eût-elle songé qu’Ariane était sa soeur, de l’absence de G. – qui ne partageait pas l’intensité de tels sentiments, ne les aurait pas même « compris » , l’amour étant pour elle, du côté d’un cousin à qui elle s’était promise – elle aurait peut-être pu faire autre chose que se trainer, cet été là,  » comme une âme en peine » – elle aurait pu, peut-être, écrire, chercher des mots pour dire l’absence, et l’amour , et le manque, et la joie que ce manque soit celui d’un être qu’elle aimait, l’envers de sa présence – d’autres choses.., et peut-être, cela aurait ancré autrement le « travail d’écriture », un peu désincarné, auquel elle a consacré sa vie, comme à un devoir, non dépourvu de jouissance, avec des résultats parfois intéressants, mais il faut bien l’avouer, peu inspiré.

Autre cas : au début de l' »homme sans qualités », Musil raconte comment pour Ulrich s’est ouvert, ce qu’il appelle « l’Autre Etat ». L’Autre Etat est ce dans quoi s’ancre la recherche à laquelle l’auteur a consacré sa vie, recherche où il s’est littéralement consumé , d’atteindre la Chose même à travers l’exactitude des mots qui la disent, d’atteindre à un état où les mots sont chair, les pensées toujours à l’état naissant , éternisant le printemps où elles prennent vie , où ce qui importe est le mouvement de les instituer, de leur faire prendre corps, et non quelque résultat qui serait décisif, et comme tel communicable, une fois que les braises qui leur ont donné naissance se seraient éteintes. Musil ne visait pas la transmission d’une pensée qui ferait son chemin dans le monde – il cherchait à saisir l’infini au bout de ses mots, et ça marchait parfois, mais celui-ci lui échappait au fur et à mesure qu’il en saisissait un fragment, et il fallait alors recommencer, de fragment en fragment parmi lesquels il avait bien du mal à « choisir ». Son éditeur devait lui arracher ses textes, alors que sans fortune personnelle, il n’avait pour vivre que sa plume. L’Autre Etat, pour lui, c’était la brûlure du feu de l’Etre, non pas juste rencontrée dans le courant de l’existence, comme des secousses d’Inconscient, telles qu’on en reçoit tous dans des moments où nos vies se « réinitialisent », mais recherchée pour elle-même – à travers l’écriture, qui pour lui n’était légitime que de se tenir sur ce fil, lumineux. Comment ce chemin commence-t-il, donc, pour Ulrich ? par une passion amoureuse, et réciproque, à la fois charnelle et spirituelle, avec la femme du Colonel de son régiment – un « coup de foudre », voulu par aucun des deux, ni recherché ni attendu – la grâce pure, donc – qui les saisit ensemble, les laissant émerveillés, tout étonnés que les gestes de l’amour qui les lance l’un vers l’autre, et les soulève ensemble, soient les mêmes gestes charnels qu’ils avaient déjà connus avec d’autres …Cette liaison dure un moment, puis Ulrich est muté ailleurs, sans faire spécialement d’efforts pour éviter cette mutation alors que cela aurait été possible, et depuis cet ailleurs, il écrit des lettres, d’innombrables lettres à cette femme, tous les jours, plusieurs fois par jour, il dit son amour, il dit l’absence, il dit…au début, il lui envoie toutes les lettres, puis il en envoie quelques unes, puis il ne les envoie plus, puis il écrit…et ce ne sont plus des lettres. La femme pour laquelle il les écrivait est oubliée, et porté par cet oubli, se construit un rapport au monde qui est d’étonnement pur, épuré des banalités, semblants et clichés sur lesquels s’appuie l’existence ordinaire , qui masquent combien elle est imprévisible et mouvementée, et singulière pour chacun, un rapport au monde ancré non pas dans le consensus avec d’autres réels ou fantasmés, mais dans une fonction d’échappement que les autres ont aussi, mais dont ils acceptent de n’être traversés que de temps en temps, alors que Musil lui refusait la « bêtise » ordinaire où on se repose , et ce sera la création de ce chef d’oeuvre inégalé de la singularité , dont l’écriture s’étale sur plusieurs décennies, « l’homme sans qualités ».

Reprenons – la question « que faire pendant l’absence » suppose que d’abord on aie examiné cette autre question, qui lui est implicite : « à quelles conditions l’absence porte-t-elle un potentiel de vie et de création, à quelles conditions n’est-elle pas un pur ravage qui conduit à saborder son existence, réelle ou symbolique ? » . La tradition psychanalytique a l’habitude – mais justement, il n’est pas mauvais parfois de requestionner quelques unes de ces choses qu’on répète « par habitude » – de répondre « lorsque l’absence est symbolisée ». Ce point de vue, qui suppose une logique binaire – oui/non – mérite d’être remis au travail. C’est d’avoir été conviés à danser, tango, paso doble, ou rock acrobatique, à danser avec un/une partenaire qui aime ça, et pas laissés tout seuls à gigoter sur une piste, qui rend l’absence vivable pour ceux qui ont eu la chance que cette dynamique leur aie été transmise, et ont été consentants à cette transmission (il peut y en avoir qui font tapisserie exprès). Il a montré ses limites dans la clinique, via les stériles ratiocinations sur « la structure ». Il n’éclaire pas non plus la manière dont un créateur comme Musil s’appuie sur la rencontre de l’amour comme pur don d’origine – qu’il quitte (l’histoire ne dit rien de la manière dont la femme du Colonel s’est débrouillée d’être, peu à peu, effacée comme corps vivant de leur rencontre…) – ne gardant de cette grâce que la passion d’écrire le monde à partir de ce qui lui a été, là, donné, et dont il a choisi de s’éloigner, pour n’en garder qu’une épure, sans la chair, fantasme, qui a été fécond, que ses mots aient une réalité plus charnelle que la chair de la femme aimée.

. Dans la tradition juive, on pose que YHVH après avoir créé le monde, et fait don de la Loi , s’est retiré/rétracté – cela s’appelle le »tsimtsoum » – pour laisser place aux hommes, et à la réalité du monde comme extériorité. Un witz raconte que des rabbins étant en pleine discussion, animée, sur la Torah, un d’entre eux dit « si j’ai raison, que YHVH fasse tomber ce rocher » – le rocher tombe – ce sur quoi tous les rabbins présents – y compris celui qui avait demandé le miracle – s’indignent : la Loi a été donnée, et avec elle, l’absence de Dieu, qui en donnerait le dernier mot – pour pouvoir fonctionner comme loi symbolique, avec fécondité, garder sa puissance inscriptive, il est nécessaire qu’aucun dernier mot ne vienne l' »achever ». Jolie histoire, très « lacanienne », d’ailleurs – notion lacanienne, des années 60, du Phallus comme signifiant garantissant  l’incomplétude, assurance qu’aucun mot ne viendra combler le zéro permettant à la chaîne signifiante de fonctionner comme telle. Nonobstant son charme, elle n’a pourtant pas à être transposée induement, par exemple en faisant du retrait le signe – alors fétichisé – du trait.

Le champ de l’originaire n’est pas celui de la Loi, dont la « loi » est d’être interprétée et réinterprétée sans cesse – pas de dernier mot – ce qui ne veut pas dire qu’il n’aie « rien à voir » avec la Loi. Ce n’est pas non plus – sauf accident fâcheux – un champ clos de luttes narcissiques où chacun voudrait prendre l’autre comme objet de sa jouissance dans une espèce de fantasmagorie sadienne où la loi (celle du plus fort) serait celle de la prédation de l’un par l’autre, en attente qu’un tiers, depuis quelque transcendance, vienne apporter, une autre loi , pacifiante. Le fait qu’il soit une dynamique et une fonction induit qu’il porte en lui-même de quoi faire loi. L’absence est un moment d’une relation, qui l’ouvre vers l’inconnu, ce n’est pas un effet d’une loi extérieure qui prescrirait le manque. Elle est vivable lorsqu’elle ne prend pas valeur de retrait de l’amour de l’autre , lorsque cet autre est celui qui permet que s’établissent les fondements minimaux du sentiment de soi, ou leur remise en jeu au cours de la vie. « Que faire pendant l’absence » ? est une question dont la réponse dépend du mouvement qui vous a porté, déjà auparavant, vers ce moment de votre vie, où quelqu’un que vous aimez, est absent, des traces qui sont déjà inscrites, du travail de l’amour en vous. Mais elle dépend aussi de cet autre, qui est absent, de ce qui est en train de s’inscrire dans cette relation là et pas une autre. L’Absence, en tant que telle, n’existe pas.

eva talineau

 

 

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à propos du dernier livre de M. Safouan : « la psychanalyse, science, thérapie et cause »

NOTE DE LECTURE. , paru dans la revue « psychologie clinique »

la psychanalyse, science, thérapie et cause par Mustapha Safouan

La psychanalyse, comme science, comme thérapie, comme cause… un quatrième terme, n’a pas été invité dans le titre, mais y voyage comme passager clandestin : la psychanalyse comme PASSION.

Ce livre se déploie en trois temps :

– Saga freudienne, à travers le récit de son institutionalisation voulue par Freud pour pérenniser son oeuvre, et chèrement payée, tout particulièrement par ses deux compagnons de route les plus proches, les plus intelligents, les plus engagés dans l’aventure psychanalytique, les plus créatifs, aussi, Tausk et Ferenczi . – exposé des apports lacaniens à la psychanalyse tels qu’ils ont été déterminants, de l’avis de l’auteur – – puis saga lacanienne (l’institution encore…), depuis les scissions de la SPP jusqu’ à la dissolution de l’EFP où de nouveau, les élèves et successeurs ont  » payé  » le prix de la déception de Lacan de ne pas pouvoir transformer en savoir (savoir explicite sur la transmission, qu’il aurait alors eue « clé en mains » ) – la transmission qui s’opérait en acte au cours d’une psychanalyse, spécialement didactique (ce qu’il a appelé l’échec de la passe) , et sa décision concommitante de privilégier à toute autre considération le passage à la postérité de ses séminaires par les soins de Jacques Alain Miller choisi comme son successeur et exécuteur testamentaire – tel est le mouvement en trois temps qui anime ce livre de Mustapha Safouan.

Histoires de « transferts », a-t-il été dit – en tout cas histoires de rencontres, de symptômes, d’entre-chocs narcissiques, de prédations parfois inconscientes (la première partie), parfois conscientes et cyniques (la troisième partie). Freud, qui dans son souci de postérité et sa difficulté de supporter une « filiation » qui ne soit pas à l’identique, et était prompt à supposer que ses élèves voulaient « le tuer comme père » dès lors que ceux-ci se risquaient à explorer d’autres voies que les siennes , ne voulait pas voir les manoeuvres politiciennes pourtant évidentes de Jones et de quelques autres, pressés de toucher les dividendes de la nouvelle Science qu’ils défendaient contre les déviances de la cause. Sa capacité de méconnaissance , qu’on touche du doigt dans ce livre , confine à la « mauvaise foi » Sartrienne . A propos de l’aventure lacanienne, surtout dans ses dernières années, l’auteur, qui les a traversées – heureusement pour lui un peu distraitement , protégé par sa capacité de privilégier ce qui était, pour lui à l’époque, l’essentiel et pour cela de  » refouler », le reste , prouvant au passage que le refoulement est au service du moi, et qu’on peut « refouler » le politique aussi bien que le sexuel – ne recule pas à parler, dans l’après-coup, de « procédés staliniens ».

Histoires de « transferts », donc, racontés dans le détail et leurs articulations, avec une remarquable capacité de l’auteur de ne s’identifier à aucun des protagonistes, tout en comprenant les contraintes internes et externes dans lesquelles ils étaient pris – histoires aussi d’aventures de pensée (inventions « doctrinales », fresques théoriques) . Cette intrication des deux est-elle inévitable ? c’est une des questions que ce livre a le mérite d’ouvrir. Le travail de la vérité, en quelqu’un, tout particulièrement si ce quelqu’un est analyste, et engagé dans la rencontre avec les forces inconscientes d’autres qui viennent demander, à travers lui, qu’elles se ré-écrivent autrement, cela traverse, prend au corps, pousse à prendre position, de manière non-quelquonque, à partir de cette prise en-corps dans le mouvement des pensées qui font exister, pour le tiers social, la psychanalyse. C’est autre chose que d’inscrire des « petites différences » au sein d’un corpus de savoir cumulatif, . Comment se sont entre-choqués chez Tausk et Ferenczi , cette nécessité d’inscrire , de symboliser en acte , issue de la pression d’un originaire qui pousse à traduire et inventer autrement à partir de ce qui a percuté du réel, avec la fidélité à un « enseignement » et à celui qui a inventé le champ de cet enseignement? c’est cet espace, passionnant, qu’explore ce livre.

Parmi les élèves de Freud, seul Binswanger – peut-être parcequ’il n’était pas tout à fait un élève, et peut-être parcequ’il avait un rapport « allégé » à la psychanalyse – a réussi à préserver l’amitié qui le liait à Freud, alors même qu’il s’est mis à écrire, dire , faire, plutôt autre chose que lui, qu’il appelait « psychanalyse existentielle » .(il y a encore aujourd’hui des thérapeutes qui se réclament de ce courant, lié à la phénoménologie). Ni Tausk ni Ferenczi n’ont eu cette chance, et le livre de Mustafa Safouan ne tient pas pour impossible que le déchirement de l’ âme, qui en a résulté pour l’un et l’autre n’aie pas été étranger à leur mort.

Pour Tausk comme pour Ferenczi, Freud – qui de son côté ne voulait pas le savoir, ce qui était une manière de jouir de leur transfert sans que cela engage sa responsabilité dans la parole qu’il leur renvoyait en retour – était devenu le lieu de leur vérité. Tous deux étaient des êtres de passion – peu enclins aux calculs et marchandages du « donnant/donnant ». Dans la troisième partie du livre, qui relate les luttes de pouvoir au sein de l’Ecole Freudienne de Paris, on voit combien Lacan a porté à l’incandescence ce type de transfert absolu tout en faisant mine de le déplorer. « Le manque me manque », a-t-il conclu au colloque de 1976 de Strasbourg où ses élèves, les uns après les autres lui offraient des variations destinées à avérer la justesse de ses propres constructions – et il disait en être « angoissé ». Cette angoisse allait elle de soi ? Il aurait pu, après tout, reconnaitre ces « interventions » comme des dons à lui adressés , pas forcément tous destinés à l’étouffer – même si parfois…- et en tout cas comme productions le renvoyant à l’épreuve de supporter que son oeuvre soit partagée, aie des effets de retour…divers, y compris, déjà à l’époque de pur mimétisme sans compréhension (charabia). Mustapha Safouan, à ce sujet émet l’hypothèse, très censée, que Lacan, peut-être, « manquait de manque …parcequ’il ne supportait pas le manque ». Peut-être, en effet ! et on peut y ajouter l’observation, concommitante, qu’il ne supportait pas le don non plus (les deux sont comme le recto et le verso d’une feuille de papier). L’auteur relate aussi , p. 358, que Pierre Legendre, invité par Lacan à donner son opinion sur ce qui se passait au jury d’agrément – celui censé statuer de la passe « faisant l’analyste » – lui a répondu, sans détour « qu’il était évident qu’il était le Christ Pantocrate pour ces gens-là ». Et eux « ces gens-là », qu’étaient-ils pour lui ? le mépris à venir de Jacques Alain Miller pour « ce troupeau » – les analystes – qu’ il avait reçu, à son avis, mission de tenir bien serrés dans la bergerie de la doctrine du Maître, ce dont on a un aperçu dans les derniers chapitres de ce livre – était en partie en germe chez Lacan lui-même, même si heureusement tempéré par la présence et la perspicacité qu’il savait aussi avoir, dont beaucoup de ses analysants, et des analystes en contrôle avec lui, ont témoigné, et dont l’auteur témoigne aussi.

Est-ce au fond du fait « de ne pas supporter le manque » – d’où le fantasme qu’il pourrait en être « privé », et l’angoisse qu’il pense être intrinsèquement liée à la rencontre de l’autre – que Lacan a posé comme pierre angulaire de sa construction, telle que nous la présente Mustapha Safouan, l’identification du Phallus (au titre de l’objet comme essentiellement manquant, un objet qui sert d' »assurance-manque », dit joliment Safouan, comme on dit « assurance-vie »), avec le Nom du Père ?

De fait, dans cette perspective, cette place est présentifiée par ce que Lacan appelle  » fonction Phallique  » – ré-élaboration lacanienne du complexe d’Oedipe Freudien, la « menace de castration » freudienne devient la « castration smbolique » qui noue le sujet, surtout masculin, à la loi « moyennant une perte d’être », lui ouvre la possibilité d’avoir un sexe (index de ce qu’il a grâce au fait qu’il n' »est » pas). Mustapha Safouan pense que cette construction « clarifie » les textes Freudiens, et que c’est cette opération qui permet « de ne pas être exposé au risque d’être « la marionnette d’un autre originaire » , dont le « désir » est posé comme exigeant le sujet ..en tant qu’objet de satisfaction.

Mais est-ce toujours vrai ? L’autre n’est-il pas, avant tout le lieu d’un appel pour le sujet..à y être, comme sujet ..avec son être, et son manque à être, de toutes façons indissociablement présents dès les premiers instants de sa vie, et prêts à s’élancer à la rencontre de l’autre (et à éventuellement se laisser coincer dans ses impasses et impossibilités, vu qu’un tout petit n’est capable ni de prudence, ni de calculs dans l’élan qui le pousse vers ses premiers autres)?

Est-il nécessaire d’avoir en main une telle « assurance-manque » – qui serait une assurance de ne jamais devenir « fou » ? de ne jamais répondre de tout son être à un appel ? la potentialité psychotique n’est-elle pas plutôt, plus radicalement, la conséquence de ne pas avoir été pensé comme sujet à rencontrer , et/ou d’incarner pour l’autre originaire quelqu’un ou quelque chose qui n’aurait pas du être (support de projections d’éléments Beta non métabolisés, dirait Bion) ? et n’est-elle pas dépendante, dans le fait qu’elle soit actualisée par un sujet, ou dépassée et intégrée à un mouvement d’être, par l’accueil fait à l’étrangeté, pas forcément persécutive, qu’elle dévoile ?

Il y a, à tout le moins un hiatus entre la question de l’être, et celle de l’avoir, qu’il n’est pas possible de résoudre de la manière expéditive indiquée ici pour laquelle – l’avoir – un sexe, mais aussi bien un corps « phallicisé » – ne serait possible que du fait que l’être serait perdu – tous les objets partiels Freudiens et les « castrations  » symboligènes y afférant étant là convoqués comme signifiant, préparant, la « vraie perte », celle du « souverain bien » qu’on aurait voulu être pour l’autre, qu’on a cru être, et dont par la grâce du Nom de Père, on est séparé, cette séparation donnant sens « après coup » aux pertes de corps précédentes, celles qui lancent les circuits des « pulsions partielles ». Outre que le passage ainsi postulé, du « renoncement » à être, à la possibilité d’avoir, n’a rien d’évident – combien de gens ne peuvent « avoir » ce qu’ils ont, leur sexe, ou leur capacité de travail, ou d’autres prédicats de leurs personnes, que si on leur transmet de quelque façon la dimension de la légitimité de leur existence – la grâce d’avant la loi – que deviendrait, dans cette perspective à chaque moment de sa vie, la décision du sujet de « répondre » de telle ou telle manière aux appels qui se présentent à lui ? il n’y a rien dans une existence humaine, ni dans son histoire, ni dans sa préhistoire, qui pourrait faire office d' »assurance-manque », pas plus que d' »assurance-vie ».

La clinique , de toutes façons, est là pour démanteler cette construction – par le simple fait que des personnes, tout à fait « inscrites » dans leur identité sexuée peuvent, en réponse à certains événements de leur vie, produire des bouffées délirantes à travers lesquelles elles tentent de « symboliser », de tout leur corps, une question en souffrance qu’elles n’acceptent pas de laisser souffrir… sans s’offrir à elle comme réponse . Avoir – ou ne pas avoir – est d’un autre ordre qu’être, même si ces deux questions cheminent en s’entrecroisant , dans toute destinée humaine.

Donc – comme le dit Mustapha Safouan plusieurs fois dans son livre à propos, lui, des textes de Freud – avant que Lacan n’y aie projeté son éclairage spécifique – « de tels propos » – qui subordonnent la possibilité d’avoir, et de vivre dans un monde où il y a des objets, investis comme tels, à la perte de l’être, ou à une perte dans l’être – » laissent à redire » – et heureusement ! on imagine le cauchemar d’un texte absolument consistant…auquel il n’y aurait « rien à redire »..juste à y ajouter, par ci, par là, quelques ornements…

L’auteur, suivant Lacan s’appuyant sur la linguistique Saussurienne et l’idée qu’il n’y a de sens que des différences que les signifiants, se combinant, créent dans leur sillage, identifie le « manque de sens » qui habite le langage et le rend apte à ce que des « parlêtres » y prennent place et y inventent de nouveaux sens , et le « manque à être » qui habite au coeur des humains. Ce « manque à être » serait donc l’oeuvre du langage, représenté par le Père Symbolique, tel qu’il soutient la fonction phallique d’assurer la présence du manque à être dans le « parlêtre » humain (et le Père Symbolique se définit comme ce qui représente le langage, et la perte d’être nécessaire à fonder l’humain, on tourne un peu en rond…). Freud ne l’aurait pas « trouvé » conceptuellement, mais il en aurait indiqué la place dans la théorie analytique, notamment via le concept de pulsion, dont l’objet est en effet indéterminé (disons plutôt ouvert ?), sinon quelquonque, et qui vaut par la valence vectorielle que lui ont impulsé les « limites » posées à leur exercice sans entrave. Ceci est absolument avéré cliniquement, la vie pulsionnelle humaine, qui n’est pas auto-érotique, mais toujours porteuse de liens implicites ou explicites aux autres , nait grâce aux limitations – accompagnant les satisfactions – qui sont données au flux d’une libido qui sans cela serait une énergie déferlante qui de ne se heurter à rien ,resterait hors transmission , dépourvue de valeur d’échange ou de communication , improductive et sans effets de retour possibles – comme c’est le cas chez certains arriérés et débiles profonds. Mais ce fait n’induit pas automatiquement la conclusion que ces limitations structurantes seraient une déperdition quant à l’être – on peut aussi bien les concevoir comme un enrichissement quant aux possibilités d’être offertes au sujet. Quant à dire qu’elles ne prennent sens que de la « phase phallique » qui organiserait la psychê de chacun autour de l’Oedipe posé comme structure à priori, telle une catégorie kantienne qui serait spécialisée dans la transmission du manque, c’était déjà un forçage lorsque Freud tenait à faire « avaler » cette mythologie à des patients occupés à bien d’autres comptes (l’homme aux loups, l’homme aux rats ..), cela le serait encore plus aujourd’hui, où les enfants, davantage même que le petit Hans, ont à travailler si dur , et y emploient tant de leurs petites forces, pour faire consister un peu le narcissisme de leurs parents.

Cette « déperdition d’être » comme fondatrice du sujet serait aussi sous-entendue dans la définition Freudienne du désir comme visant non pas un objet, mais le retour vers la trace laissée par une première expérience de satisfaction..de laquelle Lacan pose, quant à lui, qu’elle est l’index de la jouissance comme impossible, de l’être comme manqué de toujours, et ne se présentant que comme non-être, désêtre, insatisfaction, du fait d’être obligée de se signifier, donc de s’annuler en tant que la chose même. Déjà, il n’est pas évident de dire que le fait d’avoir à se signifier soit, dans la perspective de » la chose », une perte – cela peut aussi être considéré, après tout, comme acquisition d’une dimension supplémentaire. Et puis aussi, cette lecture de Freud n’a elle non plus rien d’automatique, ni d’évidente, et n’est, en tout cas pas la seule possible. Citons, par exemple, le parcours récent, dans Freud, de Monique Schneider qui relit l’Esquisse en mettant l’accent sur la rencontre originaire à travers laquelle la mère et l’enfant se découvrent l’un l’autre, à un moment accordés, rencontre fulgurante qui noue ensemble sujet et objet – c’est une passation d’âme – rencontre qui donne lieu, en même temps, et à l’expérience de satisfaction et à la rencontre du manque au sein de cette satisfaction, pour l’enfant, pour la mère aussi. Dans cette perspective, l' »assurance manque » est inutile – elle est, intrinsèquement contenue dans l’objet lui-même (dès lors qu’il y a constitution d’objet, donc si l’enfant n’est pas autiste et a accepté ce don d’altérité premier, d’avant toute « demande » articulable, via le sein, la chaleur, le plaisir, le déplaisir, l’amour, les mots, et l’ombre portée de cet univers – le manque possible de tout cela que l’autre emmène avec lui quand il s’absente ou est absenté). Dans cette perspective l’évidence est à la fois donnée et perdue, et l’altérité constituante du sujet n’a pas besoin d’être « assurée » par la certitude d’une perte – elle est là, donnant accès à la fois au don d’être et au manque que celui-ci entraine ipso facto dans son sillage.

Relatant son analyse avec Marc Schlumberger, Mustapha Safouan nous dit que c’est en s’appuyant sur le peu de consistance de la réponse de celui-ci à sa question « que devient le père à la fin de l’analyse ? » qu’il a pu prendre en charge, au cours des décennies suivantes, de faire vivre lui-même sa réponse à cette question – à l’issue desquelles il dit (p. 305), « qu’il tient que le père symbolique est le principe de raison sans lequel aucun accès n’est possible au foyer de désêtre que nous avons tous en partage ». C’est en ce sens, donc, que dans ce livre il développe cette conception de la fonction phallique comme passation d’un manque. Dont il se propose d’étudier le devenir au sein de la sexualité humaine, considérée comme l’espace d’inscription privilégié où la traduction de ce manque à être se donne lieu. C’est de cela qu’il est question dans la deuxième section, particulièrement les chapitres 5 à 7.

Il est intéressant pour qui n’est pas familiarisé avec les mathèmes lacaniens de la sexuation, ou les a oubliés, de lire ces chapitres où l’auteur en déploie la logique. Cette logique est impressionnante, puisque finalement, la différence sexuelle homme/femme y est complètement mise entre parenthèse – d’après l’auteur, parmi les analystes, seul Jones la tient comme structurant d’emblée l’existence humaine « Dieu les a créés homme et femme », et vu le personnage, on est un peu embêté de se sentir, sur ce point, d’accord avec lui quant à cette dotation originelle qui fait de la différence des sexes une des fondations de l’existence humaine , quoi que les humains en fassent par la suite – on se rassure néanmoins en se remémorant que Françoise Dolto, elle aussi, considérait qu’il y a un « génie » propre à chaque sexe, quelles que soient les vicissitudes de la libido, ses impasses, et le cours qu’elle prend par la suite.

Dans l’optique de ces formulations , les positions « masculines » et « féminines » – qui peuvent être prises par des sujets « hommes », ou « femmes », et conditionner leur inscription dans l’Inconscient, donc, de manière indépendante du sexe anatomique, sont liées à leur « décision inconsciente » – qui peut être évolutive – au regard de « la fonction phallique » , en sachant que c’est à travers le lien à cette opération logique que se subsume pour chacun, de l’avis de Lacan répercuté par Safouan ici , son rapport au manque à être et au « souverain bien », selon qu’il soit supposé qu’il y en aie un qui en jouisse (du souverain bien) ou non, et le cas qui est fait de cela. La pensée Freudienne de l’Oedipe et de la castration, sa construction dans « totem et tabou », sont revisitées dans cette perspective. Des développement sont consacrés à la question de l’exception comme fondant la norme (alors qu’on imagine volontiers le contraire, « intuitivement » ), avec des références à Kelsen et les fondements de l’ordre juridique, et à la différence entre le « un » du trait distinctif et le « un » qui totaliserait le « tout » en un ensemble. Cette section du livre (la deuxième, donc) mérite d’être lue attentivement, peut-être plus comme ensemble de points de départs possibles, et questions à déployer, et à discuter, que dans la perspective de l’agencement doctrinal, « clair et logique » , qui y est présenté comme un acquis avéré de la psychanalyse. Ces formules de la sexuation qui prétendent ordonner les configurations sexuelles humaines en vertu d’une logique du signifiant ,carte forcée qui exigerait que chacun, inconsciemment , y inscrive son « choix » – qui, pour les humains, donneraient la « raison » de leurs choix sexuels en fonction de quanteurs issus de la logique d’Aristote revisitée par Lacan, ont elles vraiment vocation à doubler, voire à se substituer, à cet universel de la condition humaine qu’est la différence sexuelle, ce que Freud appelait en son temps « le roc du biologique », qui est ce à travers quoi s’opère depuis les temps immémoriaux la transmission humaine ? faut-il, pour marquer notre écart avec l’animal , en passer par cet espèce d’escamotage d’une des différences fondatrices de l’humain – la différence des sexes – retraduite en termes de positions logiques par rapport à un dire que « oui », ou « non », ou selon qu’il y en a un, ou pas, qui dise « oui », ou « non » , ou soit « pas tout », etc..à la « fonction phallique » ? Il y a , en tout cas, amplement matière à discussion.

De l’apport lacanien à la psychanalyse, si on ne « marche » pas trop dans ce frayage philosphique langage/symbolique/castration/être pour le mort/manque à être – censé avoir donné le « la » de la petite musique humaine – si on ne « marche » pas trop non plus dans certaines conséquences de la rénovation conceptuelle de Lacan des années 60/70, qui a mené à éjecter la dimension d »inter-subjectivité de la relation patient/analyste faisant, in fine, du langage le seul « partenaire » de celui-ci, dans la cure – que reste-t-il aujourd’hui ? ce livre est en tout cas, par sa clarté et son intelligence, une très bonne occasion de réouvrir ces questions, et de s’expliquer avec elles au lieu de juste laisser courir en faisant semblant qu’il existerait un accord sur ces sujets.

Signe des temps, cet ouvrage qui figurait parmi les candidats au prix Oedipe des libraires organisé par Oedipe.org est arrivé en dernière position parmi les six ouvrages proposés à la lecture, et cela malgré la notoriété de l’auteur et le respect qu’à peu près tout le monde porte à son parcours, à sa personne, à ses qualités cliniques et son engagement dans la psychanalyse. Peut-être a-t-il intimidé, ne se présentant pas comme un ouvrage directement « clinique » ? ou bien a-t-on craint , par une lecture sérieuse de ce qui y est dit, d’avoir à prendre position , et déranger des appartenances et des liens, mi-fantasmatiques, mi-réels, auxquels on est attachés ? les deux, peut-être bien.

Et c’est dommage, car ne pas lire ce livre est se priver d’un instrument de travail d’une grande richesse, du fait de sa clarté d’exposition. Sans compter que traversant cette fresque conceptuelle, il y a ces remarques émouvantes , où la sensibilité clinique de l’auteur se fait entendre d’évidence – comme page 156, cette petite note à propos de la mort de l' »homme aux rats », au cours de la première guerre mondiale, dont Lacan disait qu’il se demandait si ce n’était pas un « acting », à situer dans le sillage de son analyse. Et M. Safouan de commenter  » Peut-être bien. Si vous jetez son fantasme fondamental à la figure d’un sujet tout en le laissant par ailleurs en proie à la dépression et à la micromanie au regard du mirage d’une figure idéalisée, qu’est-ce qui lui reste comme raison d’être ? » (rappelons que Freud avait débusqué, par l’assonnance de « amen » et de « salmen », le fantasme de ce patient , à l’intérieur même de la prière où il cherchait refuge pour désirer un peu à l’abri du savoir persécutif de l’autre, d’inonder avec son sperme le corps de la Dame de ses pensées..qui s’appelait Gisela, comme un amour d’enfance de Freud lui-même). C’est en rendant hommage à cette petite note incidente que j’avais d’abord voulu commencer le parcours de cette note de lecture – mais ça ne s’est pas enchainé.

Mustapha Safouan dans le récit qu’il fait de son parcours met l’accent sur l’importance qu’a eue, dans l’Egypte natal de son enfance, d’une part la littérature arabe classique (dans un pays à l’époque sous mandat britannique), d’autre part le fait d’entendre les hommes de son entourage, par ailleurs érudits, jouer avec les mots, jouir de la créativité et de la liberté que donne de leur faire dire autre chose que ce qu’ils semblent dire. Il relate qu’à l’époque, le plaisir d’un bon mot était tel qu’il permettait de pousser impunément l’irrévérence jusqu’au blasphème. Une autre histoire qu’il raconte est celle d’une promenade par temps chaud, avec son père, des hommes de son âge, et lui, petit garçon de 10-12 ans. Un des hommes a pris l’initiative d’ouvrir son parapluie pour faire un peu d’ombre. Et un autre lui a répondu par un remerciement..qui par les mots utilisés renvoyait à un vocable en arabe parlé egyptien qui contenait à la fois l’idée d’ombre et l’idée de faute. Cette scène, où ces hommes d’âge mûr se sont mis à rire, ensemble et en présence de ce jeune parmi eux, à cette évocation qui d’être mi-dite, mi-tue, était sexuelle sans être obscène – il est facile de supposer le « tu peux » pudique qui s’est transmis là, de ces hommes à cet enfant sur le point de le devenir – est dans l’après coup, un des déterminants auxquels Mustapha Safouan attribue sa vocation d’analyste, et le choix qu’il a fait de Lacan comme son premier contrôleur, Lacan qui , bien des années plus tard est celui qui a dit que « le désir ETAIT son interprétation », mais qui dès le discours de Rome transmettait – pas si isolé dans la psychanalyse de l’époque qu’il voulait bien le dire, car au dire même de l’auteur (p. 352), Ella Sharpe et Reik avaient déjà commencé à orienter leur clinique en ce sens – que l’acte analytique ne consistait pas tant à « interpréter » ce que disait le patient (interpréter au sens de traduire dans le langage des pulsions, ou de l’Oedipe comme cela se pratiquait fréquemment à l’époque pour lui en dire une « vérité » ), mais à répondre à son message. Repondre à un message peut prendre bien des formes, lorsque l’analyste se donne la liberté d’utiliser les possibles qui se présentent pour faire acte, afin que le patient puisse poser son désir, l’articuler à sa vie.

eva talineau

NOTE DE LECTURE.

 

 

 

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