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Le déni de réalité chez le sujet et dans l’histoire

texte de la  conférence, et travaux préparatoires,  prononcée le mercredi 22 octobre au séminaire de daniel sibony, 2014-2015 – à la fac de médecine, Paris.

 

Résumé : des formes de déni non seulement font partie du lien social, de la normalité, au niveau de la « psychologie individuelle », mais participent d’une mise en place collective de la réalité sociale en tant qu’espace de circulation de « croyances flottantes ».

Dans cet espace de réalité, tissé par les dénis – en complément du rappel et de l’oubli – espace qui se transmet et, dans nos sociétés historiques, se transforme, de génération en génération, certaines personnes créent, en surimpression, des néo-réalités imbriquées dans cette transmission sociale : on a alors affaire aux dénis de réalité, tels qu’on les rencontre dans la  psychopathologie, et notamment dans la clinique de la perversion.  Ces dénis de réalité privés sont des passagers clandestins du lien social – et un défi pour la pratique clinique. Freud, à travers la notion de Verleugnung, en avait déjà perçu le tranchant de mise en acte de refusement  de la rencontre inconsciente du manque de l’autre, sans l’ avoir , en son temps, élaborée comme militance active.

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Dénier, c’est refuser de reconnaitre comme vraie une assertion dont on sait qu’elle est vraie. Déjà au 17ème siècle : « il mène avec lui des témoins, afin qu’il ne prenne pas un jour envie à des débiteurs de lui dénier sa dette ». C’est dans les Caractères de La Bruyère, à propos d’un personnage, un certain Théophraste, convoqué là pour illustrer la défiance. Appartient aussi à l’usage habituel de la langue l’expression « déni de justice », qui désigne le fait de ne pas accorder à quelqu’un un droit qui lui est dû, et dont chacun sait qu’il lui est dû, y compris le juge. L’idée de déni`de réalité, lorsque Freud l’introduit, vient se connecter à cet usage. Il serait trop simple d’en conclure que si on ne rend pas justice à la réalité, elle va vouloir se venger…la réalité se constitue de tout ce qui arrive, y compris à travers l’événement d’être déniée, comme on verra plus loin;

Mentir suppose qu’on sait qu’on ment. En général pour en tirer un bénéfice. Dénier la réalité est plus complexe, suppose qu’au moment où le mensonge est proféré, une partie de soi-même y « croit ». Il ne s’agit pas de tromper l’autre, pour juste échapper à des désagréments, par exemple, mais de se tromper soi-même. Dans le déni, l’autre est un moyen de se faire croire à soi-même quelque chose que par ailleurs on sait être faux.

On sait combien certains escrocs et imposteurs peuvent être persuasifs. On s’en étonne. On se demande d’où ils tirent un tel pouvoir sur les autres : cela provient de cette logique, du fait que tout en mentant, ils sont sincères. Ils se croient eux-mêmes alors même qu’ils mentent. Et l’autre, la future dupe, qui a mis entre parenthèse son esprit critique – c’est parfois reposant – perçoit cette partie qui est « auto-dupée ».  L’imposteur qui réussit est convaincant du fait de l’identification inconsciente de la dupe à la partie de l’illusionniste en train d’être dupée…par lui-même.

Déni ou mensonge ? le tiers a parfois du mal à s’y retrouver. Mais la question de l’adresse à l’autre permet de se repérer. Exemple du déni alcoolique, où davantage que de mentir au médecin, il est question de se mentir à soi-même à travers le médecin, pour des raisons de maintien de l’homéostase narcissique. On sait que démentir le déni « si, si, vous buvez, vos analyses sanguines le prouvent, je les ai sous les yeux », aboutit à ce  qu’à la sortie de la consultation, le patient aille boire un verre, deux verres, etc..Démentir le déni aggrave l’addiction – au moins dans un premier temps.

Mais avant d’aborder les dénis dans la psychopathologie , et notamment la criminologie, un détour.

Dans son fameux article « je sais bien, mais quand même », Octave Mannoni montre comment pour maintenir vivante –  « quand même » – une croyance que la réalité a démentie, les adultes en passent par l’idée que eux, étant évolués, n’y croient pas, mais que d’autres – des « on » – pourraient y croire, ou même y croient vraiment. L’exemple, ethnologique, sur lequel il s’appuie est celui des Katcina chez les Hopi. Les pères et oncles de la tribu, déguisés en Katcina, font croire aux enfants que ceux-ci, une fois par an, revêtus de masque, viennent parmi eux, distribuant des espèces de nourritures rituelles colorées, un peu comme notre Père Noël, sauf qu’ils sont réputés dangereux, et font mine de vouloir dévorer les enfants, qui seront « rachetés » par leurs mères. Et puis, à l’âge de 9 ans, lors d’une cérémonie, coup de tonnerre, révélation : les oncles et les pères se montrent derrière les masques : les Katcina, ce sont eux, déguisés. Mais, renversement, ceci aboutit au récit suivant « vous savez, maintenant, les enfants, que les vrais Katcinas ne viennent plus parmi nous comme ils le faisaient autrefois. Jadis, c’étaient eux qui venaient pour cette cérémonie. Maintenant, ce sont vos oncles et vos pères qui sont obligés de revêtir leurs masques. Lorsque vous aurez des enfants, vous aussi devrez faire en sorte qu’ils croient au Katcina, ce sera à vous de porter ces masques, à votre tour ». Pour Octave Mannoni, ce passage depuis « ils sont ici » vers « ils ont été ici jadis » – passage qui transite par le désillement, la déception, voire l’angoisse – signe le progrès spirituel de la croyance vers la foi.

Dans le système de pensée qui faisait référence dans ces années 1960 et suivants, ce récit était censé illustrer le passage de l’imaginaire au symbolique , notamment dans la cure analytique comme on la pensait à ce moment là : soutenir la croyance au « supposé savoir » – d’où le silence  systématique  de beaucoup d’analystes « formés » à cette école – puis assumer la « découverte » par le patient que ce n’était qu’un masque.   Mais ce n’est pas ce qui  importe ici. Ce que Octave Mannoni relève, et qui reste intéressant par delà les 50 et quelques années qui nous séparent de son écrit, c’est que le maintien de la foi, sous cette forme épurée de « il y a eu jadis des Katcinas qui nous rendaient visite, jadis, du temps des ancêtres » , énoncé qui est un élément essentiel de la religion Hopi, exige l’engagement par ceux qui viennent d’être désillusionnés, de veiller à ce que leurs propres enfants soient entretenus jusqu’à leurs 9 ans dans la croyance qu’il y a des Katcinas réels, non dans le passé, mais aujourd’hui, et que ceux-ci viennent une fois par an , danser avec la tribu. C’est l’objet de l’initiation. Transmettre que ceux qui ont été « trompés » doivent à leur tour « tromper », pour que le mythe socialisant à travers lequel la tribu se perpétue et célèbre son existence collective, de génération en génration, se perpétue.

Octave Mannoni en tire la conclusion – tout à fait pertinente encore aujourd’hui – que pour se construire et se maintenir, une croyance doit passer pas tant par la nécessité qu’ « on » – soi-même – y croie, mais par la supposition qu’il y en a un autre, ou des autres, qui y ont cru, y croient, ou y croiront. C’est sur ce même principe de psychologie intuitive – ici finement analysée – que repose l’efficace de la propagande du mensonge suivi de démenti. Peu importe qu’une information soit reconnue comme fausse, une fois qu’elle a été mise en circulation, elle détient un certain « quantum » de vérité. Pas grand’monde, aujourd’hui, en Occident « croit » en première personne que les juifs font du pain azyme avec le sang de petits enfants chrétiens à l’occasion de leur Pâque. Cela n’empêche pas cette croyance en laquelle « personne » ne croit de fonctionner, et d’affecter d’un haut coefficient de crédibilité la propagande qui présente les israéliens comme tueurs d’enfants à Gaza.

Octave Mannoni décrit dans  ce champ flottant,  cet univers  de croyances socialement disponibles,  auxquelles implicitement chacun se rattache, sur le mode d’être divisé par elles.  « c’est fou le nombre de gens qui lisent leur horoscope », « qui achètent des billets de loto le Vendredi 13 ». Ces croyances circulent dans le champ social comme répudiées, mises au compte de l’autre. On flirte avec l’idée que cet autre pourrait être soi…mais n’est pas soi.

A la même époque, Jeanne Favret Saada écrivait un livre sur les désensorceleurs dans le bocage. Et remarquait que jamais un homme qui  allait se faire désensorceler ne « croyait » aux « sorts ». C’était sa femme qui y croyait. C’était tacitement admis que ça suffisait pour valider la démarche, et de fait, cela suffisait pour  que le dispositif trouve quelqu’efficace.

De même, pour ce qui était de la « religion  »  au début du 20 ème siècle. C’était l’épouse qui allait à la messe, et  « avait de la religion » au nom de toute la famille, ce qui permettait à l’homme de se dire en toute sécurité intérieure ,  « libre penseur », et d’aller au café. Une croyance qui fait lien  social n’a pas besoin que tous les membres du collectif y adhèrent, ni même que ceux qui disent y « adhérer » – les épouses qui vont à la messe – le fassent « sincèrement ». La supposition suffit que  « quelques uns » ont de la religion pour que cela fasse implicitement et collectivement lien social.

C’est donc, pour Octave Mannoni, à travers ce mécanisme privilégié qu’est  leur déni,  que les croyances se transmettent. Retenons cela – avant d’aller explorer un autre versant de la question, celui du déni de réalité en criminologie.

Les policiers qui ont à traiter des affaires d’inceste, de viols, d’abus sexuels sur mineurs le savent bien : le fait de refuser d’admettre les faits délictueux alors même que les témoignages sont accablants est fréquent. La police scientifique a fait aujourd’hui de tels progrès que les preuves matérielles suffisent souvent à établir la réalité des faits. Et concernant les suites pénales, ceux qui avouent, surtout s’ils témoignent des regrets, ont des peines plutôt moins lourdes que ceux qui s’obstinent à nier l’évidence. Pourtant, un nombre non négligeable de ces personnes ne peuvent pas avouer. Pourquoi ?

Mettons de côté les cas de débilité, ou de schizophrénie avérée : « c’est le diable », ou bien « c’est mon double qui l’a fait » – à charge pour  l’expert de démêler véracité ou simulation, pas toujours facile. En dehors de ces situations, pourquoi nier l’évidence, alors que l’avocat conseille d’admettre les faits ?

Une première approximation, c’est que reconnaitre des faits comme le viol habituel, cela implique ipso facto que désormais, il sera sûrement moins facile de continuer ! le tiers social, qui ne s’occupait pas de vos affaires, s’en mêle, et n’est pas d’accord. Il va falloir renoncer à une jouissance. C’est une contrariété. Sous cet angle là, le déni n’est pas très différent du refus banal de tout un chacun de faire face à un changement non désiré, une maladie par exemple, avec laquelle il va falloir négocier. Face à toute blessure narcissique, toute frustration à affronter, dire d’abord que « non » avant de composer avec  est la première réaction du narcissisme en cours. Quelqu’un dont les analyses sanguines indiquent qu’il devrait changer son alimentation, supprimer telle ou telle chose qu’il aime n’est au début pas enthousiaste non plus, et sera tenté de se persuader que non, il n’y a pas de problème, qu’il va être possible de continuer comme avant. C’est vrai pour des choses triviales, mais aussi face à des événements historiques dramatiques : nombre de ceux qui avaient pu fuir de camps de concentration autour de 1941/1942, et essayaient d’alerter les juifs de diverses communautés sur ce qui se passait à l’Est étaient traités de « fous », quelles qu’aient été les preuves qu’ils apportaient à l’appui de leurs dires. Ce qu’ils disaient était insupportable.

Mais ce premier niveau ne suffit pas à expliquer le déni pervers. Pour prendre la mesure de ce dont il est question, je vais passer par un autre événement historique. Lors de la 2ème guerre mondiale, alors que la situation du front de l’Est après Stalingrad avec l’Union Soviétique aurait exigé que l’Allemagne y dédie le maximum de ses hommes et de ses ressources matérielles, les nazis ont préféré mobiliser une part non négligeable de ces ressources pour aller traquer les juifs dans des endroits improbables, puis organiser le transport de ces juifs vers les camps où ils allaient être exterminés. Dans le même temps, des transports de troupe laissaient à désirer, les commandants des fronts de l’Est réclamaient moyens, hommes, matériel. En terme de stratégie militaire, ce choix n’était pas « raisonnable ». Pourtant, c’est cette nécessité là qui s’est imposée. C’était pour les nazis un choix ETHIQUE. Un choix résultant de la loi qu’ils se sont donnée et à laquelle ils se sont donnés, celle de nettoyer leur origine des juifs, de la nettoyer jusqu’au bout. Ne pas agir ainsi aurait été trahir. Non pas trahir les intérêts de l’Allemagne , ou du 3ème Reich, mais trahir la foi intime qui les soutenait, la mission à laquelle ils se sont donnés et qu’ils se sont donnés.

Reconnaitre devant la police leurs actes, même sachant que ce serait leur interêt, certaines personnes ne le peuvent pas. Ce serait le commencement d’une trahison. Trahison de la loi interne qui leur prescrit les actes dont ils sont les exécutants/exécuteurs. Ici, je salue au passage un livre de notre hôte, Daniel Sibony ici présent, « perversions », qui  dans les années 1980, a élaboré la question de la loi perverse et présenté les différentes figures du choix pervers d’avérer une vraie loi – choix que celui-ci  inscrit par ses actes au sein des lois communes. Il  montre aussi dans ce livre comment l’auto-référence narcissique est la loi  de ces diverses « vraies lois ».

Le déni des faits relève  de la volonté intacte de continuer dès que l’occasion  se présentera. De même, ceux qui dénient les chambres à gaz ou la Shoah. Ils posent par là que ça reste à faire. C’est le sens de ce qu’on appelle « négationisme ». Il semble porter sur le passé, il concerne en fait ce qui est espéré, projeté, pour l’avenir.

Lacan, dans « Kant avec Sade », déjà habité dans les années 60 de la version tragique et héroïque de la psychanalyse qui a été la sienne, qui a essaimé dans la culture  et continue, d’ailleurs à séduire  aujourd’hui, déduit de ce qu’il pense avoir été le « fantasme sadien »  que la vérité de l’homme,  c’est que le désir est l’envers de la loi. A cette occasion, il rappelle Saint Paul pour qui « sans la loi, il n’y aurait pas de péché », parole dont à son avis Sade incarne la logique , de faire sa loi du péché. Lacan, dans ce texte, fait de cela un universel.

Il est fort douteux qu’il existe une vérité du désir de l’homme, encore plus qu’il appartiendrait à la psychanalyse de « dévoiler » un tel objet. Son éthique spécifique est plutôt de veiller à ce qu’il continue à courir. Néanmoins, Lacan a touché là quelque chose qui qui est au cœur de la position perverse, c’est qu’il s’agit d’un programme. L’acte pervers est un rituel, un rituel au service d’une religion privée absolument contraignante, et qui requiert fidélité.

Parmi les jeunes filles qui ont vécu une longue liaison incestueuse avec leur père, certaines témoignent de leur épouvante de ce que ces actes sexuels avaient de rituel. Comme une cérémonie qui se déroulait toujours selon le même scénario, disent-elles. « Il entrait dans la chambre, et je savais, à la seconde près, ce qu’il allait faire, et ce qu’il allait me faire faire ». Plus que les menaces ou les coups, lorsqu’il y en avait, cette fixité d’un texte déjà écrit d’avance et auquel elles n’avaient aucune part, que de jouer la partition prévue, les terrorisait. Ce sont ces hommes là qui, une fois pris, restaient fidèles à leur déni, n’avouaient pas. D’autres, ceux simplement immatures qui avaient construit la chose comme une sorte de pseudo relation amoureuse où leur fille les comprenait si bien que tout devenait permis, arrivaient assez bien à avouer, et même à parfois à témoigner de « regrets ».

Avoir en tête cette idée que certaines personnes ne sont pas des monstres hors humanité, mais ne sont pourtant pas « comme nous »,  du fait d’être pris et compris dans des logiques qui ne sont pas les nôtres, que ces logiques, les ont choisies  en même temps qu’elles  les  choisissent , évite bien des errements cliniques. Ne pas prendre en compte cela, pour le coup, relève du déni de la réalité…de l’autre,  de l’hameçonnage fantasmatique de l’autre dans sa propre réalité.

Un détour par la clinique : lorsqu’on assure des consultations en CMP, dans le service public, on est amenés à recevoir sur la durée un certain nombre de patients en injonction de soin. Une fois la peine de prison en partie exécutée, le juge peut prendre une telle mesure dans le cadre des libérations conditionnelles. Dans les cas moins graves, elles peuvent même remplacer les peines de prison. Ces injonctions de soin sont obligatoires, et il est requis au patient de prouver au juge d’application des peines qu’il s’est bien présenté aux séances. Si ce n’est pas le cas, il retourne en prison. Sur 38 années de présence en psychiatrie, j’en ai reçu moi-même un certain nombre, et ai aussi supervisé le travail de collègues confrontés à cette mission.

Il arrive que ces thérapies « marchent ». Une fois dépassée la première strate de déni qui porte sur les faits et la responsabilité – et cela suppose déjà une lutte pied à pied, mot à mot, contre les éventuels mensonges et minimisations – arrive parfois un matériel terrifiant de traumas précoces vécus par ces personnes, d’abus sexuels, de maltraitances, corroborés par des traces sur le corps qui prennent sens, des témoignages retrouvés, des articles d’anciens journaux etc..Une histoire occultée, une réalité enfouie, est en train d’être retrouvée. On peut alors croire que d’exhumer ce passé va changer radicalement le rapport de cette personne à la vie, au monde, comme dans une thérapie « normale » – si tant est qu’on puisse utiliser ce terme – où l’adresse à un autre là où il n’y avait jamais eu de témoin, parfois pas même  à l’intérieur d’un « soi » pas encore constitué ,  permet de relancer les forces de vie enkystées, ravagées.

On peut le croire – mais ce n’est pas ainsi que cela se passe dès lors que  quelqu’un est habité par un clivage. Les différentes parties de sa personne évoluent séparément, et le même qui en séance avec le thérapeute retrouve avec effroi les souvenirs de l’enfant abusé qu’il a été, peut, à l’extérieur, être en train de préparer méthodiquement la récidive. A une occasion, elle fût évitée de justesse, grâce au fait que j’ai menacé de téléphoner au juge d’application des peines. Le patient avait tendu une perche en amenant en séance un rêve qui « montrait » ce qu’il était en train de préparer. Il avait repéré une future victime, un petit garçon. Il connaissait les horaires où celui-ci quittait l’école. Ce n’est qu’une fois que j’ai eu manifesté avoir entendu que c’était sur un projet en cours d’exécution, et pas sur un fantasme, qu’un coin du voile était en train d’être levé par le rêve, que cet homme a reconnu que ses plans étaient déjà bien avancés, y compris le lieu où ça devait se passer, une cave qu’il était en train d’aménager pour cette destination. Cette fois-ci, la récidive n’a pas eu lieu. Le patient avait senti que j’étais prête à passer ce coup de téléphone si je l’estimais nécessaire. Le rapport de forces était de mon côté. Par la suite, la thérapie a porté sur la jouissance de l’emprise sur l’autre, sur le corps de l’autre, la psychê de l’autre. Il se peut que dans ce cas, le clivage aie été, au moins partiellement levé, et donc aussi le programme pervers qui cheminait avec cet homme comme la cause à laquelle il avait donné sa foi . Peut-être. Pas certain. Sade s’était débrouillé pour passer une bonne partie de sa vie en prison – ce sont aux murs de ses successives prisons qu’il a été redevable de plutôt écrire qu’agir.

Arrivé en ce point, il est temps de faire remarquer que paradoxalement, je n’ai pas abordé la question du déni de la réalité dans la psychose, alors que c’est, phénoménologiquement au premier plan de la clinique,    une situation des plus courantes, reprise par la représentation sociale courante de la folie.   Lorsqu’un patient, tout en se servant du micro-onde pour faire réchauffer son café – il ne dénie pas la réalité dans ce qu’elle a d’opératoire –  dit qu’il est pressé de le boire, car il attend la visite de Bismarck, qui doit venir lui rendre les honneurs, lui-même étant   le kaiser,  on dira facilement qu’il dénie la réalité de sa situation qui est qu’ il attend le médecin, et s’appelle Michel J.  Se trouverait-il qu’il aie eu, juste avant sa naissance, un frère mort, que ses parents auraient appelé Frédéric –  comme deux des  princes Allemands sous lesquels Bismarck a été chancelier –  et qu’on aie pris la peine de parler suffisamment avec sa famille, et lui, pour que cette information vienne à jour,  au point de permettre de former l’hypothèse que ce patient à ce moment, exprimerait le vœu, via  son délire,  que le médecin « rende les honneurs » – reconnaisse – à travers lui, ce frère, Frédéric,  on se serait fait plaisir en trouvant quelque rationalité au drame se produisant dans ce patient – ce n’est pas pour autant  qu’on lui aurait rendu sa place, la sienne, dans l’existence.  Cet acte là requiert plus de médiations et de heureux hasards.  Notons juste pour le moment que ces formes pourtant patentes du déni, les formulations psychotiques de déni « non, je ne suis pas Michel J., mais le kaiser « ,   les néo-réalités que produisent la folie avérée,  n’entrent pas dans le champ du déni de réalité tel que nous essayons d’en dessiner les contours ici. Nous verrons plus tard pourquoi.

Pour expliciter cela, il va falloir passer par Freud. On l’oublie facilement, tant l’expression est entrée dans les usages, mais le concept « déni de réalité »  a été inventé par lui. C’est le terme Verleugnung qui a été traduit ainsi, en ballotage, en français, avec répudiation. Celui de Ichspaltung (clivage du moi) fait partie du même mouvement de la pensée Freudienne. Ce concept de Verleugnung est inséparable des constructions Freudiennes sur la castration et l’Œdipe,  que plus grand monde ne prend, aujourd’hui, à la lettre. Lacan disait que c’était un mythe, et prétendait avoir trouvé la vraie théorie qui serait la vérité de ce mythe, peu importe, ce n’est pas le lieu de discuter cela ici.

Voilà cette construction, pour ceux qui ne l’auraient pas en mémoire : pour Freud, la non-présence d’un pénis chez la mère était censée être un choc terrible pour l’enfant quand celui-ci en fait le constat. Freud crédite les garçons  de la croyance innée  que la mère a un pénis.  Ce choc a pour lui comme effet le « refoulement » (Verdrangung) de cette castration (donc de la mère), qui n’annule pas le constat qui en a été fait, mais en conserve la trace dans l’Inconscient. A partir des années 1923 jusqu’à 1938, il met en évidence, à partir de sa rencontre avec la question du fétichisme,  une autre conséquence possible de cette découverte – pour lui, à l’époque, tout cela est tout à fait réaliste, fondé sur l’observation, il n’a pas l’idée que ses théories sont des constructions, sauf à quelques moments, fugitifs, où il entr’aperçoit ce champ de profondeur, seul avec son texte qui avance, ce sont ces moments où il s’interroge sur la part de délire qu’il y a dans les théories et la part de théories qu’il y a dans le délire etc.  – dans la réalité sociale, cependant,  et non seul avec son texte, il a bien du mal à supporter que ses « élèves » n’adhèrent pas , comme un seul homme, à ses constructions – ceux à qui d’autres logiques s’imposent sont bien vite rejetés.

Cette autre conséquence , de la rencontre avec la castration de la mère, c’est la scission du moi en deux parties (Ichspaltung), une qui accepte la  » castration » et la refoule normalement, une autre qui la dénie (Verleugnung). La partie déniée se met alors au travail pour fabriquer un fétiche qui sera un tenant lieu du pénis absent de la mère, tenant lieu qui pour le fétichiste devient la condition de la satisfaction sexuelle, laquelle est mise en quelque sorte au service du culte de cet objet, le fétiche. C’est autre chose que d’halluciner. Il s’agit de créer – activement. C’est ce phénomène de création active d’une néo-réalité à laquelle un culte est rendu – chez le fétichiste un culte sexuel – qui constitue, pour Freud, le déni de la réalité. Non pas un concept purement descriptif, donc, mais une construction métapsychologique, dont la reprise dans le vocabulaire courant sous la forme atténuée dans laquelle elle circule gomme l’acuité. Si je vous dis, là, tout de suite, alors qu’il est 19h45 ,  qu’il est 19 heures , le langage courant pourrait dire – si toutefois j’ai l’air de croire un peu ce que je dis – que je dénie la réalité, parce que, peut-être, je préférerais qu’il soit 19 heures, et avoir encore du temps avant de conclure cet exposé. Mais ce ne serait, en tout état de cause, pas un déni de réalité au sens où Freud a inventé, avec la Verleugnung, ce concept.

Comment entendre, aujourd’hui, ces constructions Freudiennes ?  Objectivement, en tout cas, elles ne correspondent pas à l’observation directe des enfants, en tout cas la plupart du temps, même si, avec un effort, on peut supposer qu’elles étaient plus pertinentes à son époque.   Peut-être avec l’hypothèse qu’à travers elles, il explorait et approchait la question du rapport des femmes, des mères, au manque, ce qu’elles transmettaient inconsciemment de ce rapport à leurs enfants, la manière dont les enfants se débrouillent avec ce qu’elles transmettent.

En rencontrant  ce phénomène, qu’il a appelé Verleugnung,  il a abordé une rive  de la clinique dans laquelle se dessinent en creux d’autres figures de mères que celles qui ont en elles un rapport, vivable ou invivable, mais rapport quand même, au manque. Avoir un rapport vivable au manque, c’est traduire l’énergie qu’il recèle en création –  amoureuse, par exemple,  mais pas seulement, le rapport à l’autre sexe n’est pas la seule voie  créative humaine à travers laquelle il peut mettre en jeu sa division via l’amour.   Un rapport invivable, c’est en accuser réception, en soi, surtout sous forme de souffrance. Mais dans ces deux cas de figure, le rapport au manque est inscrit – et transmis, même si le premier cas est plus « heureux » que le deuxième

Le fait que la mère aie un rapport au manque, fait normalement piège pour ses rejetons.  Ceux-ci se sentent normalement appelés soit à réparer imaginairement ce manque, et produiront à cet effet des symptômes qui seront l’équivalents de sacrifices, soit à se mettre au service d’un fantasme qu’ils lui prêtent – ou qu’elle a vraiment – qui serait ce qui, pour elle, réparerait ce manque, qu’ils inscrivent à travers leurs choix de vie, ce à travers quoi ils prennent place dans la réalité.   Qu’ils répondent à cet appel en eux et en leur mère, comment ils y répondent,  dépend de beaucoup de choses, et notamment de la présence réelle dans les entours de leur enfance  d’un père qui les aide, ou pas, à s’en dégager, ou du moins à négocier avec  . Mais quoi qu’il en soit, notre réalité, celle qui est partageable, celle qui circule et dans laquelle on peut circuler en s’accrochant à la texture commune se constitue à partir du manque, et de sa circulation, tel qu’il est accepté et refusé par chacun, selon des voies à chaque fois singulières. C’est cela que Freud équivoquait, à travers sa construction – « réaliste », c’était un savant positiviste de son époque – sur le « constat » de la castration de la mère par l’enfant.

Dans ces années de 1923 à 1938, il semble qu’à travers ses patients, il rencontre autre chose. Certaines femmes sont en effet telles que leur enfant ne peut pas vouloir les « sauver » du manque. Ce sont des femmes à qui, pour quelque raison, il est absolument insupportable de ne pas être une idole sans manque, saturée d’être. Cette impossibilité peut prendre des formes paradoxales – infatuation extrême, ou au contraire dépressions insondables. L’enfant alors, se met au service du délire implicite de sa mère, dans une complicité secrète. De telles complicités ne sont pas seulement sans amour – l’amour, c’est le mouvement intime qui pousse à vouloir partager le manque de l’autre, à travers lequel on reconnait, sans le savoir, le sien – ce sont des dispositifs secrets mis en place contre l’amour. Ce sont des guerres insues contre l’amour.

Comment fonctionnent ces dispositifs ? en créant des chimères, pas forcément sexuelles. Elles peuvent être idéologiques, politiques. Elles mettront en place l’idole/l’idologie/l’idéologie pleine dont le rejet virulent par  la mère de toute entaille narcissique, son exigence granitique d’être un bloc d’entièreté , dessine la place en creux.

Un tel enfant n’a pas sa mère comme partenaire, ni même le fantasme par lequel elle se complèterait, et qu’il pourrait prendre en charge. Il n’a d’autres choix – à moins de recours tiers auquel accrocher quelque chose de son être – que la certitude délirante de sa mère qu’elle doit être une idole (peu importe qu’elle pense l’être ou pas). Cette exigence absolue, c’est cela qu’elle transmet à son enfant. S’il ne s’y dérobe pas, il deviendra  à son insu le desservant d’un culte privé d’où le sacrifice humain, réel ou symbolique, n’est jamais absent.

Le déni de réalité pervers porte sur l’amour Inconscient qui transmet la vie et qui crée,  à partir de la transmission et de la circulation du manque. C’est cette réalité là qui est déniée.

Du coup, cette invention Freudienne de la Verleugnung, qui peut à nos oreilles d’aujourd’hui sembler caduque, inacceptable, tant est peu crédible pour nous l’idée que les enfants mâles ne sauraient rien de la différence sexuelle, mais croiraient, comme le soutenait Freud, que tout être est muni d’un pénis, résonne tout autrement, au plus vif de la réalité clinique. Comme , peut-être, un rêve réussi qui transmet ce qu’il y a à transmettre à travers son échec à le faire.

Arrivée au terme de ce parcours, je peux maintenant expliquer pourquoi j’ai choisi de laisser hors champ de cet exposé le déni de réalité psychotique, alors que dans le champ de la psychopathologie, c’est quelque chose avec quoi on a constamment affaire.

La réalité sociale est faite des croyances collectivement partagées et partageables, donc quelqu’un qui dans un service psychiatrique, affirme être le Kaiser et attendre la visite de Bismarck d’un instant à l’autre est bien évidemment en rupture avec elle.

Mais la réalité spirituelle, à travers laquelle la présence au monde de chacun, un par un, est rendue possible, et transmet un fil d’Inconscient à travers le passage du manque et son travail dans la psychê, celle contre laquelle est produite la militance du déni pervers, les patients psychotiques ne la dénient pas.

Leur état vient de ce que, de quelque manière, c’est eux qui ont été déniés par elle. Un événement qui a fait trauma, les a expulsés hors du monde, et quand on est hors monde, on tombe en psychiatrie. Leurs symptômes, délires et autres absurdités sont une objection à l’effacement dont ils ont été spirituellement l’objet, à l’insu de tous. Un appel à ce que de l’Inconscient vienne les remettre au monde. L’inverse de l’auto-référence perverse qui dénie la réalité au sens du déni de réalité Freudien, dont nous avons, ici, développé le sens, tel qu’il vaut pour nous, aujourd’hui.

Je vous remercie pour votre attention

 

eva talineau

 

 

 

 

 

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Brèves d’actualité

RAIN

Vu hier soir, ce ballet à l’Opéra Garnier, grâce à un malentendu. Ce n’est pas moi qui avais pris les places, je croyais aller voir un ballet de Prejlocaj ! à l’arrivée, surprise, c’était d’une chorégraphe que je ne connaissais pas Anne Teresa de Keersmaeker. Le titre du ballet était bien « rain ». Le hasard, parfois, vous fait des cadeaux, ce ballet a été magnifique. La vie jaillissait et bondissait par tous les corps, si beaux, si réels, toujours en mouvement, avec force et grâce. Les tableaux que composent ces 10 danseurs, 7 toutes jeunes femmes, 3 jeunes hommes – disposition rendant la simple symétrie impossible, c’est autrement qu’il fallait créer – se décomposent  en trajectoires jubilatoires où toute la scène est habitée, les danseurs se mélangent, mais à peine a-t-on cru voir une trame que d’autres se détachent, une autre se dessine en même temps, on sent qu’il y a une rigueur, des calculs animant ces mouvements, sans avoir jamais le temps d’y repérer une régularité qui ferait loi – cela alors même que la présence de la  rigueur de lois,  accompagnant la grâce, est, d’un bout à l’autre, évidente.

La musique, moderne, est hypnotique, un tempo répétitif est servi par des pianos, xylophones, voies humaines utilisées comme si c’étaient des instruments.

Le programme que je n’ai consulté qu’après – lorsque c’est un spectacle de danse, je préfère ne rien « savoir » à l’avance – m’explique que les déplacements des danseurs suivaient les principes de la suite mathématique de Fibonacci, dessinant une topographie faite de superpositions de rectangles dans lesquelles s’inscrivent des spirales, et qui foisonnent de lignes droites, de diagonales, d’autres spirales encore. Sans savoir cela, on sent bien que ces mouvements si précis, et en même temps jamais saccadés ni détachés les uns des autres – jamais vu une danse aussi liée servie par ces corps déliés – ne sont pas une sorte de chaos, mais au contraire la résultante d’une rigueur de pensée et d’action qui aurait comme caractéristique de n’avancer jamais que mélangée à d’autres logiques qui l’enrichissent et la complexifient. Je ne sais pas si on peut dire de séquences dansées qu’elles sont « polyphoniques » ? pas d’autre terme me vient à l’esprit.

Le pas de base de « rain » est la marche rapide, voire la course, des danseurs. Mais même ces actions simples, « marcher », « courir » , ne sont jamais simples : jamais une ligne de ces jeunes gens ne tient plus que quelques secondes avant d’être traversée par une autre ligne occupant l’espace autrement, et d’ailleurs même dans les séquences où on croit qu’ils sont alignés, cet alignement est sans arrêt remanié par le fait qu’un, ou deux, ou trois danseurs s’en détachent et y reprennent place autrement, en même temps que la séquence de mouvements continue. La manière dont tout cela se coordonne alors qu’il n’y a pas un instant d’immobilité ou d’arrêt, ni même d’hésitation tient du prodige ! le mouvement est tellement prenant que lorsque l’idée vient au spectateur de compter « mais combien sont-ils, sur scène ? », il lui faut un certain temps, et s’y reprendre à plusieurs fois pour être sûr de son fait !

Les séquences dansées par deux, trois, quatre, oscillent entre un chaos ordonné et des instants d’unisson destructurés – mais les couleurs aussi « dansent », dans ce spectacle. D’aborde couleur beige-chair dominante, puis au fur et à mesure que les mouvements s’accélèrent et les corps se réchauffent, entrent dans des séquences de plus en plus vivantes,  vibrantes, les vêtements deviennent roses, fuschias, parfois une robe, ou un haut, ou une jupe, ou un jupon juste entrevu, un pantalon ou un tee-shirt, aussi bien. Vers la fin du spectacle, on retourne au beige, et apparait même du blanc, sur le pantalon d’un des jeunes hommes, la robe d’une des jeunes femmes, sur fond argenté.

La musique s’appelle « rain » – pluie – et en effet, à certains moments, il ne faut pas tant d’imagination pour voir tous ces corps en mouvements, si beaux dans leurs mouvements, comme autant de gouttes d’eau agitées par des forces qui les dépassent, les traversent, les font se rejoindre, se disjoindre, leur impriment un ordre , des ordres, qui rayonnent de force, de fierté, de souveraineté paisible. Ne manque même pas l’appel de la chair, qui tourne au  milieu de toute le reste. A travers l’éveil  de ces roses et fuschias, vifs, vers le milieu du spectacle, mais aussi via la forme du corps de ces jeunes filles, le choix qui a été fait par la chorégraphe de les présenter nues sous leurs robes, pieds   nus aussi, non pas harnachées comme le sont parfois les danseuses pour assurer la pureté de lignes où rien ne bouge – abstraction du corps devenu épure au service de l’art – mais au contraire non contraintes, seins et hanches bougeant aussi librement. Du coup, un érotisme discret, participe au charme du ballet – les danseuses ne sont pas « asexuées », ni des « icônes sexuel , elles sont  présentes, sur ce mode ténu et fier, dans leur chair.

Conclusion : ce spectacle  est à couper le souffle. Les danseurs de l’Opéra Garnier, qui  sont de magnifiques professionnels le soutiennent sans un instant d’absence, visages souriants et exprimant la joie,  pendant 70/75mn. Les musiciens dans la fosse d’orchestre , au nombre de 18, servent avec bonheur l’œuvre de Steve Reich (compositeur contemporain que je ne connaissais pas jusqu’à hier). Là aussi, d’ailleurs, ça bouge, ça change de places. Les rythmes implacables  des pianos,  des xylophones – au nombre de deux – des percussions ne sont pas toujours  servis par les mêmes exécutants. La  respiration humaine y introduit des contre-rythmes, via les voix, les instruments à vent. Ainsi, la musique est-elle déjà porteuse de cette dissension interne, portée par des lois, que les danseurs « interprètent » sur scène, grâce à la chorégraphie de Anne Teresa de Keersmaker. La beauté de ce spectacle vaut vraiment qu’on se trouve dans la situation – pour  moi imprévue – de le rencontrer..

eva talineau

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