article pour le Coq Héron, numéro prévu sur « la haine de soi ».
HAINES DE SOI
Résumé : c’est le plus souvent sous l’angle de l’identification à l’agresseur – sexuel ou narcissique – que la notion de « haine de soi » apparaît dans les écrits cliniques. Dans cette optique, la haine de soi relève de l’incorporation inconsciente d’une injure subie et traumatique, que le travail analytique permet de symboliser, puis d’expulser. Cet article fait le choix d’examiner d’autres occurrences cliniques, celles où cette haine est invention d’un sujet confronté à la tâche de résister à son effacement, partiel ou total.
« Haine de soi » est une formulation qui n’a pas de valeur heuristique. Poser un tel concept confère au soi une unité et une consistance, le suppose d’un seul tenant. Pourtant, cette notion, qui telle qu’en circulation dans le discours « social psy » en tant que phénomène « psychologique », censé éclairer tel ou tel « comportement », ne recouvre souvent qu’un grand vide saturé de bavardages, prend tout son sens lorsqu’on l’envisage en tant qu’acte psychique. Les haines de soi donnent à voir une pluralité d’actes psychiques, parfois conscients, parfois inconscients, d’étendue et de fonctions variables, qui répondent de manière astucieuse et ciblée, avec des effets divers , à un large éventail de défis existentiels. La psychê humaine, confrontée à la tâche d’exister et de désirer dans des conditions parfois « limites » en passe par d’ étonnantes inventions.
Lacan n’a pas posé un concept tel que « haine de soi ». Cette formulation est absente de l’index raisonné des concepts lacaniens. Il a par contre souvent parlé de la haine. Notamment pour dire qu’elle était un moyen de « fixer » l’autre, que seule la haine connaissait « parfaitement » son objet – du fait de le « tuer » en le réduisant à un ensemble de traits finis et fixés pour toujours. L’objet inventé par la haine est identique à ce qu’il est, et témoigne sans faille du principe d’identité. A=A. L’amour donne certes un appui à l’Etre, mais cet appui est précaire, incertain, jamais assuré et ne peut exister que par un pari, toujours à renouveler, qui peut parfois rater, être perdant . La haine, elle est sûre de son objet, c’est une « valeur sûre », un placement de libido pleinement réussi. En témoigne le phobique à travers la plénitude identitaire que lui donne l’expulsion vers un contenant élu pour cela qu’il a institué comme ligature de son enfermement identitaire – le contraire de l’ombre qui recèle l’Inconscient, et protège le sujet d’un savoir qui l’achèverait en lui disant » qui il est ».
Il est facile pour le « sens commun » de « comprendre » cet acte psychique – s’assurer de sa consistance et/ou de sa valeur en expulsant vers l’extérieur ce qui est mauvais. Il ne fait que rechercher l’identité à ce que Freud décrit comme premier stade du moi, le « moi-plaisir » à l’orée de la vie. Idée déjà présente dans l’Esquisse. Enrichie dans « la Verneinung », où il précise que c’est sous forme d’un « non » que le refoulé contrariant trouve à s’inscrire dans la psychê. Mais, heureusement, Freud n’est pas Freudien, et ne cesse de remanier son propos, voire de se contredire, comme c’ est le propre d’une pensée au travail. Dans le même moment où il invente ce « moi-plaisir » qui serait un donné originaire quasiment « naturel », une sorte de capital narcissique reçu par tous, toujours dans l’Esquisse, il introduit aussi la question de la rencontre avec le « Nebenmensch » – l’être secourable – donc la rencontre de l’Autre – comme constitutif d’un sentiment de soi..donné par l’Autre. Ce temps originaire d’une trouvaille fulgurante est le prélude à toute retrouvaille future. Il appose sa marque dans l’infans et vectorise sa vie psychique vers l’Autre, appelé – après cette illumination première – depuis l’Inconscient, de tout son être. C’est dans cet entre-deux non résolu et sans doute insoluble que se déploie la pensée de la clinique psychanalytique, et que cesse d’être incompréhensible la condition des sujets qui de différentes manières, maltraitent leur moi, au lieu d’ expulser le mauvais pour le projeter vers l’extérieur comme ce serait libidinalement profitable pour eux – épuration ethnique au niveau individuel contre laquelle l’humanité n’en finit pas de tenter d’élever des digues éthiques et civilisationnelles, preuve que les processus primaires qui s’y expriment gardent toute leur force agissante.
Le moi est corporel, équipé de pulsions qui visent à son auto-conservation et à la recherche d’une homéostase narcissique – être bien, repu, en paix grâce au principe de plaisir, relayé plus tard par le principe de réalité qui poursuit de manière secondarisée la même visée. Et en même temps il est béance, ouverture à l’Autre de la rencontre qui le marque d’Inconscient au fer rouge (sauf en cas d’autisme), véhicule assez ahuri des inscriptions et des non-inscriptions primaires transmis par le destin à travers ses premiers autres, qu’il aura à charge, que cela lui convienne ou pas, d’intégrer à la vie et à la destinée qu’il sera amené à (se) choisir.
Haïr « soi », alors, qu’est-ce que c’est ?
Du fait de la conflictualité psychique qui n’épargne quasiment aucun humain, chacun à un moment donné peut être amené à rejeter une partie de soi, voire la sacrifier sous forme de symptôme. C’est le quotidien du travail analytique que de revenir sur ces procès, où le sujet s’est rétréci parfois à pas grand’chose. En ce sens, comme le dit Daniel Sibony (article supra ds le même numéro de Coq Héron – « La haine de soi, mauvais concept »), tout symptôme peut être considéré comme porteur de « haine de soi », une haine partielle d’une partie de soi pour une autre partie de soi, inventée pour assurer un appui « sûr » dans la rencontre avec le monde chaotique et infini où il incombe à chacun de frayer son chemin. Un peu comme au cours d’une escalade, ces escarpements rocheux qui permettent d’ assurer une prise pour continuer une course : il ne faut pas y rester accroché trop longtemps. Nul n’échappe à des moments de retrait où il « suicide » un potentiel d’existence, réel ou imaginaire, par peur d’aller au devant de ce qui n’est pas encore, et qui suppose de lâcher ce qu’on tient – et qui vous tient. Tout le monde n’est pas Françoise Dolto, qui, devant la perspective de sa mort prochaine, se disait « curieuse, prête à accueillir avec joie ce qui viendrait ».
Plus complexe est le cas de la dysmorphophobie, dans laquelle la haine de soi se déchaine de façon totale, même si localement. Dans ce même article (supra), Daniel Sibony décrit une situation où cette haine « locale » de soi vire à la paranoïa quérulente (délire de préjudice visant le chirurgien à qui la réparation a été demandée, et jugée, comme bien souvent dans ces cas insatisfaisante), puis au-delà encore, au passage à l’acte meurtrier sur le chirurgien. Un tel passage à l’acte montre que dans ce cas là, le « travail » de la dysmorphophobie, cette haine déchainée contre une partie du corps propre ou le corps tout entier, a échoué. Ce travail- car c’est de cela qu’il s’agit dans cette pathologie – c’est de rendre partielle – localisée dans le corps ou une partie du corps – une haine globale vécue sans pensée, reçue dans un pur non lieu, une haine qui n’a rien pu inscrire dans la psychê sous forme de traces transformables en potentiel d’écritures . Elle donne à voir cette non-symbolisation, ce non lieu insistant. L’oscillation entre désespoir narcissique et appel à réparation, aussi impossible à obtenir qu’à abandonner, sont du même ordre que le rapport entre pensées compulsives et luttes contre les pensées compulsives. Les deux mouvements sont nécessaires pour que le procès identitaire ne se referme pas, et que l’appel à l’autre continue à témoigner, en son centre, de la certitude intime de ces patients, de l’inanité de tout appel, en même temps que de sa nécessité absolue. De cette manière, la vie psychique se poursuit – et ce n’est pas si courant qu’une dysmorphophobie – « dépassée » – débouche sur une paranoïa quérulente, ou un passage à l’acte.
La haine de soi – en l’ocurrence de son corps ou d’une partie de son corps – du dysmorphophobique, mais aussi de l’anorexique mentale « vraie » – et non de l’hystérique momentanément identifiée à une position anorexique – reste, quoi qu’il en paraisse, une activité psychique au service de la survie psychique du sujet. C’est un non-consentement au non-Etre, une objection en acte à un « non » radical qui a été transmis en place de la Bejahung originaire à partir de laquelle refoulement, remémoration, négociations, puis oubli sont possibles via les petites entailles que ce « oui » reçoit par la suite (ce qu’on appelle « castrations », ou « don de limites »). Ce « non » radical, le travail psychique du patient le déradicalise – comme on parle de « déradicalisation » des terroristes – en s’accrochant à ce mode d’être où désespoir et espoir, chacun localement total, non entamés l’un par l’autre, habitent le sujet, et ensemble, inscrivent sans l’inscrire le non-lieu originaire. Il arrive même que sans que l’on comprenne bien pourquoi, au décours d’une thérapie , de la vie, d’autres expériences, ou de quelqu’heureuse rencontre, se passe…autre chose. Après coup, on dira alors – puisqu’il faut bien dire quelque chose – que sans doute, à travers ce « travail » en apparence stérile et absurde, qui recommence toujours la même chose et reconduit sans arrêt la même souffrance, porté par lui souterrainement, tel un passager clandestin, un deuil de soi, modestement, s’est frayé un chemin, là où la haine de soi en barrait la possibilité
Que dire, maintenant de la mélancolie, lorsque le moi se déchaine contre lui-même, pure culture de pulsion de mort ? Névrose narcissique, dit Freud, « l’ombre de l’objet tombe sur le moi » – l’autre est haï à travers le moi, l’autre qui est mort, a laissé tomber le sujet etc…et en effet, ce cas de figure peut aller jusqu’à la mort. Pas toujours toutefois, car les identifications narcissiques totales – ce qui est le cas pour les mélancolies vraies – sont aussi très labiles. La personne peut sortir de l’abîme aussi vite qu’elle y est entrée pour des raisons en apparence parfois absurdes : mort d’un chien, déménagement.. Se forme une nouvelle identification narcissique, et ça tient ce que ça tient : l’objet n’est plus le même, le rapport à l’objet n’a pas changé. On pourrait donc dire qu’ici, on a en effet une haine de soi « totale » car le soi est haï…en tant qu’autre ? oui et non, car justement, la névrose narcissique coagule le moi et l’autre, sans qu’il soit toujours possible de dire si l’autre est « avalé » par le sujet, ou le sujet « avalé » par l’autre.
Mais il se trouve que parfois, même un état mélancolique est bel et bien au service du maintien de la vie psychique. Il s’agit de la haine de soi qui apparaît dans certains états mélancoliques pré-schizophréniques. Le moi, grâce à la haine que le sujet « se » porte, s’assure de son existence. Cet état se présente, comme défense ultime contre la dissociation schizophrénique et la dislocation du moi avec autant de fréquence que l’élection d’un persécuteur tel qu’il hait continuellement le sujet – qui le hait en retour et dénonce la haine dont il est l’objet. Pourquoi le choix d’être persécuté et observé en continu pour certains, et le malheur interne continu d’apparence mélancolique pour d’autres ? on n’en sait rien. Mais dans les deux cas, il s’agit de pallier à l’effondrement de ce qu’Oury appelait l’existential, ce plancher qui pour les schizophrènes, soudain, peut manquer, ne plus soutenir leurs pas. La haine de soi est un moyen d’en assurer l’existence, l’élection d’un persécuteur occupé nuit et jour à surveiller le sujet et à lui nuire également.
La haine de soi, dans ces états mélancoliques pré-schizophréniques, est loin d’être une pure culture de la pulsion de mort dans laquelle un être enlacé avec lui-même qui est aussi un autre sombre dans l’abîme d’une orgie narcissique sans réveil dans laquelle mort et vie s’épouseraient enfin. Elle est , aussi étrange que cela paraisse, une création au service du maintien de la vie psychique, menacée d’être anéantie. Et elle peut durer longtemps, non que le sujet en « jouirait », mais faute d’autre disponible, dans l’entourage, qui aie la générosité inconsciente de fournir, en étant présent d’une certaine façon qui lui échappe à lui-même – on n’apporte pas la Bejahung exprès, elle passe à travers soi, l’appui dans l’être manquant.
Voici maintenant tout autre chose : un homme jeune, trente ans, vendeur de chaussures, allure svelte et athlétique, plutôt « bien de sa personne ». Il vient avec comme symptôme une honte intense, aggravée d’érythrophobie de plus en plus envahissante. Son discours intérieur, toute la journée, consiste à ressasser son indignité, sa lâcheté. Il se traite de « fiotte », de « pauvre loche », évite les contacts sociaux, refuse tout avancement dans son travail, car « il n’est qu’un incapable ». Haine de soi , et la névrose d’échec ne suffit pas – être toute la journée aux pieds des clients, tout en bas de l’échelle . Cette situation professionnelle peu gratifiante ne l’exonère pas de s’insulter intérieurement pendant des heures.
Comment en vient-on à s’inventer une telle détestation de soi-même ? Les parents ? le père est un paranoïaque assez caractérisé qui a rabaissé et dénigré son fils toute son enfance comme il l’avait été lui-même – en pire – par son propre père, ancien gardien de prison. La mère « protégeait » son fils unique et officiellement l' »aimait » – mais en tant que la fille qu’elle aurait voulu avoir et n’a pas eue, bien soumise, ne faisant pas d’histoires comme selon elle une fille devait se comporter. Elle a, d’ailleurs, longtemps habillé son fils en fille et lui offrait des poupées. Le père non plus ne voulait pas de fils – pas d’autre homme que lui dans la famille. De quoi tomber malade ? Certes. Sauf que « tout allait bien jusqu’à ses 16 ans ». Il avait des copains à l’école, réussissait « normalement ». Il aimait beaucoup le sport. Il se pliait aux moeurs familiales sans y penser, et se sentait « normal » et plutôt heureux de vivre. Et puis, à 16 ans, une copine. Premier rapport sexuel (réussi). Et début de l’auto-sabotage. Angoisses hypocondriaques, échec scolaire, impossibilité de se présenter aux examens, honte de plus en plus envahissante, idée obsédante « d’être une fiotte » – cela justement au moment où il avait posé l’acte d’être un homme sexué et hétérosexuel, ce qui s’est confirmé avec évidence dans la suite de sa vie – au moment où à 30 ans il est venu consulter, il était marié avec une fort jolie femme, et avait deux enfants. La haine de soi catastrophique – et il y mettait le paquet – était le prix à payer à la folie parentale pour la décision qu’il avait prise – non sans un certain héroïsme inconscient – de vivre en tant qu’homme sexué et désirant, attiré par les femmes, nonobstant les injonctions familiales croisées qui « logiquement » auraient pu barrer pour lui un tel choix phallique.
N’est-ce pas, d’ailleurs bien souvent le cas, certes rarement aussi dramatique et spectaculaire, lorsque des patients, névrosés, sont pris dans une honte compacte de ce qu’ils sont qui ne recèle nulle coquetterie narcissique (genre fausse modestie) ? cette honte se révèle fréquemment être une offrande au narcissisme d’un des parents. Le rapport au moi tel qu’il est vécu consciemment n’est qu’une variable d’ajustement d’une partie complexe dans laquelle « avoir une mauvaise image de soi » peut être le prix à payer pour la liberté…de ne pas perdre sa vie à s’en fabriquer une bonne. On laisse, inconsciemment, la « bonne identité » au parent, ou à son tenant lieu. Ca laisse du jeu pour sa propre vie.
CONCLUSION
Au 13ème siècle, Saint Thomas d’Aquin intégra l’acédie dans la liste des sept péchés capitaux. Dans un univers mental où l’homme devait chercher la joie dans l’amour transcendant et actif de la déité telle que vécue dans la vie monastique, la préoccupation excessive pour le soi – qu’elle soit positive (recherche de plaisirs, corporels ou narcissiques) ou négative (manque de soin pour soi, tristesse, perte du sens de l’existence) – étaient des fautes. La pensée théologique, quoique son vocabulaire ne nous parle plus guère, n’était pas dépourvue d’insights sur la psychê humaine. Si pour quelqu’un, l’appel à l’Autre en lui n’est pas, ou plus, une force agissante, quelles qu’en soient les raisons, son rapport à son moi soit s’effondre, soit s’enfle de fausse monnaie. Ne pas pouvoir prendre soin de soi – ou au contraire n’avoir souci que de soi – sont également des figures de la « haine de soi ». Même si ce sont d’autres paysages -que cet article a choisi de parcourir.