Brèves d’actualité

RAIN

Vu hier soir, ce ballet à l’Opéra Garnier, grâce à un malentendu. Ce n’est pas moi qui avais pris les places, je croyais aller voir un ballet de Prejlocaj ! à l’arrivée, surprise, c’était d’une chorégraphe que je ne connaissais pas Anne Teresa de Keersmaeker. Le titre du ballet était bien « rain ». Le hasard, parfois, vous fait des cadeaux, ce ballet a été magnifique. La vie jaillissait et bondissait par tous les corps, si beaux, si réels, toujours en mouvement, avec force et grâce. Les tableaux que composent ces 10 danseurs, 7 toutes jeunes femmes, 3 jeunes hommes – disposition rendant la simple symétrie impossible, c’est autrement qu’il fallait créer – se décomposent  en trajectoires jubilatoires où toute la scène est habitée, les danseurs se mélangent, mais à peine a-t-on cru voir une trame que d’autres se détachent, une autre se dessine en même temps, on sent qu’il y a une rigueur, des calculs animant ces mouvements, sans avoir jamais le temps d’y repérer une régularité qui ferait loi – cela alors même que la présence de la  rigueur de lois,  accompagnant la grâce, est, d’un bout à l’autre, évidente.

La musique, moderne, est hypnotique, un tempo répétitif est servi par des pianos, xylophones, voies humaines utilisées comme si c’étaient des instruments.

Le programme que je n’ai consulté qu’après – lorsque c’est un spectacle de danse, je préfère ne rien « savoir » à l’avance – m’explique que les déplacements des danseurs suivaient les principes de la suite mathématique de Fibonacci, dessinant une topographie faite de superpositions de rectangles dans lesquelles s’inscrivent des spirales, et qui foisonnent de lignes droites, de diagonales, d’autres spirales encore. Sans savoir cela, on sent bien que ces mouvements si précis, et en même temps jamais saccadés ni détachés les uns des autres – jamais vu une danse aussi liée servie par ces corps déliés – ne sont pas une sorte de chaos, mais au contraire la résultante d’une rigueur de pensée et d’action qui aurait comme caractéristique de n’avancer jamais que mélangée à d’autres logiques qui l’enrichissent et la complexifient. Je ne sais pas si on peut dire de séquences dansées qu’elles sont « polyphoniques » ? pas d’autre terme me vient à l’esprit.

Le pas de base de « rain » est la marche rapide, voire la course, des danseurs. Mais même ces actions simples, « marcher », « courir » , ne sont jamais simples : jamais une ligne de ces jeunes gens ne tient plus que quelques secondes avant d’être traversée par une autre ligne occupant l’espace autrement, et d’ailleurs même dans les séquences où on croit qu’ils sont alignés, cet alignement est sans arrêt remanié par le fait qu’un, ou deux, ou trois danseurs s’en détachent et y reprennent place autrement, en même temps que la séquence de mouvements continue. La manière dont tout cela se coordonne alors qu’il n’y a pas un instant d’immobilité ou d’arrêt, ni même d’hésitation tient du prodige ! le mouvement est tellement prenant que lorsque l’idée vient au spectateur de compter « mais combien sont-ils, sur scène ? », il lui faut un certain temps, et s’y reprendre à plusieurs fois pour être sûr de son fait !

Les séquences dansées par deux, trois, quatre, oscillent entre un chaos ordonné et des instants d’unisson destructurés – mais les couleurs aussi « dansent », dans ce spectacle. D’aborde couleur beige-chair dominante, puis au fur et à mesure que les mouvements s’accélèrent et les corps se réchauffent, entrent dans des séquences de plus en plus vivantes,  vibrantes, les vêtements deviennent roses, fuschias, parfois une robe, ou un haut, ou une jupe, ou un jupon juste entrevu, un pantalon ou un tee-shirt, aussi bien. Vers la fin du spectacle, on retourne au beige, et apparait même du blanc, sur le pantalon d’un des jeunes hommes, la robe d’une des jeunes femmes, sur fond argenté.

La musique s’appelle « rain » – pluie – et en effet, à certains moments, il ne faut pas tant d’imagination pour voir tous ces corps en mouvements, si beaux dans leurs mouvements, comme autant de gouttes d’eau agitées par des forces qui les dépassent, les traversent, les font se rejoindre, se disjoindre, leur impriment un ordre , des ordres, qui rayonnent de force, de fierté, de souveraineté paisible. Ne manque même pas l’appel de la chair, qui tourne au  milieu de toute le reste. A travers l’éveil  de ces roses et fuschias, vifs, vers le milieu du spectacle, mais aussi via la forme du corps de ces jeunes filles, le choix qui a été fait par la chorégraphe de les présenter nues sous leurs robes, pieds   nus aussi, non pas harnachées comme le sont parfois les danseuses pour assurer la pureté de lignes où rien ne bouge – abstraction du corps devenu épure au service de l’art – mais au contraire non contraintes, seins et hanches bougeant aussi librement. Du coup, un érotisme discret, participe au charme du ballet – les danseuses ne sont pas « asexuées », ni des « icônes sexuel , elles sont  présentes, sur ce mode ténu et fier, dans leur chair.

Conclusion : ce spectacle  est à couper le souffle. Les danseurs de l’Opéra Garnier, qui  sont de magnifiques professionnels le soutiennent sans un instant d’absence, visages souriants et exprimant la joie,  pendant 70/75mn. Les musiciens dans la fosse d’orchestre , au nombre de 18, servent avec bonheur l’œuvre de Steve Reich (compositeur contemporain que je ne connaissais pas jusqu’à hier). Là aussi, d’ailleurs, ça bouge, ça change de places. Les rythmes implacables  des pianos,  des xylophones – au nombre de deux – des percussions ne sont pas toujours  servis par les mêmes exécutants. La  respiration humaine y introduit des contre-rythmes, via les voix, les instruments à vent. Ainsi, la musique est-elle déjà porteuse de cette dissension interne, portée par des lois, que les danseurs « interprètent » sur scène, grâce à la chorégraphie de Anne Teresa de Keersmaker. La beauté de ce spectacle vaut vraiment qu’on se trouve dans la situation – pour  moi imprévue – de le rencontrer..

eva talineau

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La locandiera

C’était la dernière hier – au théâtre de l’Atelier, la Locandiera de Goldoni, avec Dominique Blanc, une pièce étincelante, merveilleusement jouée. La salle était bondée, pas un strapontin libre. Evidemment, c’est trop tard pour ceux qui ne l’ont pas vu…alors c’est un peu sadique d’en dire la qualité ! N’empêche – quel moment délicieux !
Je crois que ce qui ajoutait au plaisir du spectacle, c’est que Dominique Blanc, qui n’est plus toute jeune et est une extraordinaire actrice, jouait à contre emploi un rôle de « jeune première », la Locandiera, jeune femme pas encore mariée ni vraiment promise au début de la pièce, personnage féminin d’un narcissisme et d’une solidité à toute épreuve, plantée dans la vie, absolument assurée de son charme et de son pouvoir sur les hommes – en effet, elle parvient à « rendre amoureux » le misogyne de service qui déclare « mépriser les femmes », elle s’en donne le pari et réussit avec intelligence. Le décalage entre le rôle de « jeune première » – tous les hommes sont amoureux d’elle, gentilshommes et valets, et n’aspirent qu’à la « servir (ne pas oublier que c’est une pièce du 18ème siècle) – et l’âge de l’actrice, disons la cinquantaine, qu’elle ne cherche nullement à gommer – donne à cette pièce une dimension d’épure, là où elle aurait pu, aussi, être interprétée dans une version plus plate, genre satire réaliste, ou comédie de mœurs. C’est un choix absolument remarquable, il fallait oser ! Du coup, on saisit pleinement la subtilité des personnages – comiques, bien sûr, la « fatuité masculine » – et encore une fois, ce sont des « marquis », des « comtes », des « chevaliers » du 18ème siècle, il y en a un qui n’arrête pas de répéter « je suis ce que je suis », et justement, il n’a pas le sou, donc son souci d' »avoir l’air » est à mourir de rire tant il n’a pas les moyens de sa prétention narcissique, son épée elle-même, qu’il tire de son fourreau à la fin, est tombée en morceaux et inutilisable pour un duel..- la fatuité masculine, donc, en prend pour son grade. Mais en même temps, il ne s’agit pas d’un jeu de massacre, car le déroulement de l’histoire montre que sous cette fatuité et ces rodomontades ridicules, il y a des hommes qui ne sont pas que des nuls, qui ne sont pas sans avoir, de temps en temps, le sens de l’honneur pour de bon, y compris lorsque personne ne les voit – enfin sauf les spectateurs de la pièce, bien sûr – ce qui fait qu’il ne s’agit nullement d’une soi-disant « dénonciation » de la soi-disant « nullité » et « bêtise » de ces hommes que la Locandiera…fait tourner autour de son petit doigt, jouant avec eux le jeu de leur fantasme d’être ses jouets heureux et soumis . Cette pièce est drôle, mais pas sans tendresse. Bien sûr, il y a le texte – dont, il faut, encore une fois se remémorer le contexte, la condition des femmes au 18ème siècle, les sujétions de toutes sortes qui pesaient sur elles, entre pères et maris entre les mains desquels se jouait leur destin, mais aussi en Occident, le courant de l’amour courtois pour la Dame, et Don Quichotte, dans la littérature, que Goldoni n’ignorait certainement pas, le filage des deux permettant à certaines de ces femmes de faufiler quelque chose de leur désir propre à travers les contraintes de leur vie, en ce sens c’est une pièce « féministe » – mais par delà le texte de la pièce de Goldoni, il y a la version qui a été mise en scène, le choix absolument surprenant, audacieux, d’une actrice qui aurait pu être la mère de la jeune première, la « bombe », attendue dans le rôle. Respect pour le metteur en scène, et ceux qui ont « pensé » ce spectacle. Rare de sortir d’une pièce de théâtre avec un tel sentiment d’acquiescement à la performance, dénuée de toute prétention, de tout snobisme, qui a été produite.
eva talineau

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