C’était la dernière hier – au théâtre de l’Atelier, la Locandiera de Goldoni, avec Dominique Blanc, une pièce étincelante, merveilleusement jouée. La salle était bondée, pas un strapontin libre. Evidemment, c’est trop tard pour ceux qui ne l’ont pas vu…alors c’est un peu sadique d’en dire la qualité ! N’empêche – quel moment délicieux !
Je crois que ce qui ajoutait au plaisir du spectacle, c’est que Dominique Blanc, qui n’est plus toute jeune et est une extraordinaire actrice, jouait à contre emploi un rôle de « jeune première », la Locandiera, jeune femme pas encore mariée ni vraiment promise au début de la pièce, personnage féminin d’un narcissisme et d’une solidité à toute épreuve, plantée dans la vie, absolument assurée de son charme et de son pouvoir sur les hommes – en effet, elle parvient à « rendre amoureux » le misogyne de service qui déclare « mépriser les femmes », elle s’en donne le pari et réussit avec intelligence. Le décalage entre le rôle de « jeune première » – tous les hommes sont amoureux d’elle, gentilshommes et valets, et n’aspirent qu’à la « servir (ne pas oublier que c’est une pièce du 18ème siècle) – et l’âge de l’actrice, disons la cinquantaine, qu’elle ne cherche nullement à gommer – donne à cette pièce une dimension d’épure, là où elle aurait pu, aussi, être interprétée dans une version plus plate, genre satire réaliste, ou comédie de mœurs. C’est un choix absolument remarquable, il fallait oser ! Du coup, on saisit pleinement la subtilité des personnages – comiques, bien sûr, la « fatuité masculine » – et encore une fois, ce sont des « marquis », des « comtes », des « chevaliers » du 18ème siècle, il y en a un qui n’arrête pas de répéter « je suis ce que je suis », et justement, il n’a pas le sou, donc son souci d' »avoir l’air » est à mourir de rire tant il n’a pas les moyens de sa prétention narcissique, son épée elle-même, qu’il tire de son fourreau à la fin, est tombée en morceaux et inutilisable pour un duel..- la fatuité masculine, donc, en prend pour son grade. Mais en même temps, il ne s’agit pas d’un jeu de massacre, car le déroulement de l’histoire montre que sous cette fatuité et ces rodomontades ridicules, il y a des hommes qui ne sont pas que des nuls, qui ne sont pas sans avoir, de temps en temps, le sens de l’honneur pour de bon, y compris lorsque personne ne les voit – enfin sauf les spectateurs de la pièce, bien sûr – ce qui fait qu’il ne s’agit nullement d’une soi-disant « dénonciation » de la soi-disant « nullité » et « bêtise » de ces hommes que la Locandiera…fait tourner autour de son petit doigt, jouant avec eux le jeu de leur fantasme d’être ses jouets heureux et soumis . Cette pièce est drôle, mais pas sans tendresse. Bien sûr, il y a le texte – dont, il faut, encore une fois se remémorer le contexte, la condition des femmes au 18ème siècle, les sujétions de toutes sortes qui pesaient sur elles, entre pères et maris entre les mains desquels se jouait leur destin, mais aussi en Occident, le courant de l’amour courtois pour la Dame, et Don Quichotte, dans la littérature, que Goldoni n’ignorait certainement pas, le filage des deux permettant à certaines de ces femmes de faufiler quelque chose de leur désir propre à travers les contraintes de leur vie, en ce sens c’est une pièce « féministe » – mais par delà le texte de la pièce de Goldoni, il y a la version qui a été mise en scène, le choix absolument surprenant, audacieux, d’une actrice qui aurait pu être la mère de la jeune première, la « bombe », attendue dans le rôle. Respect pour le metteur en scène, et ceux qui ont « pensé » ce spectacle. Rare de sortir d’une pièce de théâtre avec un tel sentiment d’acquiescement à la performance, dénuée de toute prétention, de tout snobisme, qui a été produite.
eva talineau
Archives Mensuelles: janvier 2014
Post Scriptum
Après lecture de l’éditorial, une amie psychanalyste brésilienne, Eugenia Teresa Coreia , de langue portugaise, me fait remarquer » que le sel, se dissout facilement, contrairement à d’autres matières qui font les sculptures » – à entendre avec le chuintement léger du portugais si sensuel, si particulier….Eugenia chante aussi, et dit des poésies…qui donnent le frisson…. Elle me demande aussi pourquoi « filages ».
Alors voilà, chère Eugenia : le sel se dissout facilement dans l’eau, la mélancolie moins, les larmes , fussent-elles salées, n’y font pas grand’chose. Le dégel de la mélancolie – lorsqu’elle s’ouvre en larmes – ne liquide nullement la statue, ni le désastre qui est commémoré en elle.
Filage a à voir avec l’action de créer des fils à partir de matériaux informes et compacts, comme le cocon du ver à soie. Ce matériau, en l’occurrence, c’est la douleur de toutes les destructions et désastres collectifs/individuels qui ont ruiné une vie, puis une autre – jusqu’à laisser des déserts arides dans le cœur de certains humains, des strates de feu incandescentes prêtes à se consumer en haines , ou à les consumer eux-mêmes, pour d’autres. Cette douleur est autre chose que la souffrance vivace – humaine – de la séparation, celle du manque vivant et actif que l’on fait, ensemble, chanter, vibrer, dans nos vies – celle qui permet chants et contre-chants des rencontres humaines, et leur partition concertante toujours renouvelée de génération en génération.
La douleur des désastres ne se dissout pas dans les joies de la vie, comme le sel dans l’eau. Lorsqu’elle existe, elle continue , clivée, même au sein de jours plutôt heureux, son travail de sape..de toute métaphore existante…Elle ne peut, et c’est la seule chance d’une métamorphose, de telles douleurs en souci appartenant au monde, qu’être patiemment filée, transmise à travers des œuvres humaines . De telles œuvres portent une force – véritable.
Et puis, chère Eugenia, – plus léger – un filage est au théâtre une sorte d’avant première déjà en costume où la règle est d’avancer coûte que coûte, même s’il y a des ratés, même si on se casse la gueule. On enchaine. Cela n’a pas à être parfait, mais doit absolument être fait, prendre la suite, passant outre défauts et maladresses. L’essentiel est le mouvement vers l’avant, de maintenir la tension du mouvement, l’essentiel n’est pas le regard d’un supposé spectateur.
Voilà donc le pourquoi du titre « filages ».
A bientôt
e.t.
L’Inconscient comme pouvoir créateur
C’est ce qui au sein des processus inconscients qui nous traversent, témoins des traces de nos rencontres avec les autres, et/ou avec le monde intérieur de nos pulsions et des émotions, qui en nous répondent aux autres, ouvre un FILAGE vers autre chose que ce qui est posé là comme s’imposant d’évidence, donné à voir, donné à croire, ou même donné à entendre.
C’est un espace de paradoxe qui permet de dire « oui », sans réserve et sans calcul, à un être ou à une œuvre, un oui qui nous engage, sans nous totaliser – qui permet aussi de dire un « non », qui fasse limite, sans que ce « non » soit une mutilation pour soi ou pour les autres. C’est cet espace qui nous protège de n’être qu’une lettre dans le jeu de l’Etre, fût-ce, cette lettre, une lettre d’amour – ce qui, d’ailleurs, trop souvent, n’est même pas le cas, tant pour certains l’espace originaire est embouti de catastrophes.
Voici la femme de Loth, celle qui, au lieu de regarder vers l’avant – comme il lui avait été dit – elle n’obéit donc pas à la voix de l’Autre qui lui indique les conditions de son salut, sa foi en l’Autre est en défaut au moment fatidique – se retourne, voit sa ville, Gomorrhe, en train d’être détruite (une ville mauvaise, est-il dit, mais qui sait ? elle l’a peut-être aimée ainsi, toute mauvaise aie-t-elle été, cette ville, ou y a-t-elle aimé quelque chose, ou quelqu’un ?). Elle est alors transformée (Genèse 18, 17), en « statue de sel ». Sel des larmes figées, de la désolation aride. Pourtant, tous et toutes ne sont pas figé(e)s en « statues de sel », blocs de douleur immobile, lorsque se retournant et regardant derrière leur épaule, ils voient les destructions en cours, et avec elles, les pertes et les deuils, qui leur reviennent. Certains seulement.
Qui seraient-ils, ces otages du deuil dont les autres, « ceux qui ont écouté la voix promettant le salut » ont fait l’économie grâce à leur obéissance à la Parole ? Ceux à qui manquerait un peu de tranquille bêtise à opposer aux déferlements du manque et des manquements, et aux destructions qui traversent les mondes ? Force est alors de constater qu’ils sont nombreux à partager cette condition. Et que les autres, ceux qui ont fait appoint à l’Autre de leur foi en sa parole – ils obéissent, et donc passent, et il est vrai que la capacité d’espérer, de croire ce qui est dit, et la confiance en l’Autre rendent la vie plus aisée – ne sont pas indemnes pour autant. Les filles de Loth, pour s’assurer une descendance, font boire leur père, couchent avec lui, et de cet inceste font souche. Elles échappent à la pétrification mélancolique de leur mère – peut-être, d’ailleurs, a-t-elle payé pour elles, pour qu’elles puissent échapper, comme certaines femmes, épouses d’hommes paranoïaques, qui s’effacent de l’existence et vivent des vies de mortes-vivantes dès lors qu’elles ont donné naissance à une fille, comme si elles « savaient » que leur homme ne pouvait concevoir qu’il puisse exister deux êtres féminins, et avaient choisi « plutôt elle » – mais que transmettent-elles, alors, en même temps que la vie ? les enfants nés de cela auront, en tout cas, à s’expliquer avec. Et il est à craindre que la « tranquille bêtise » – celle du refoulement, qui permet de croire son existence « fondée » solidement et bien « assise » – ne suffise pas à apurer les comptes, même si, c’est vrai, elle permet de les faire courir plus longtemps, dans un semblant qui perdure, peu créatif en l’état, mais sauvegardant – en réserve – d’autres possibles, comme ces histoires d’amour où il n’y a plus d’amour, en apparence, dans lesquelles deux êtres se sont fait gardiens, ensemble, de l’idée de l’amour comme possible.
Quoi qu’en dise cette histoire biblique, et les versions « structurales » de la psychanalyse, il n’y a pas, « per se », de destructions, de traumatismes, même répétitifs, qui soient absolument fascinants et indépassables, qui « automatiquement » transformeraient en statue de sel qui les a traversés – si toutefois il a survécu – le réduisant, lui ou ses descendants, à l’état de lettre en souffrance errant dans les limbes d’une vie fantomatique. Entre la destruction de Gomorrhe en cours, le courroux de Dieu en acte, et la femme de Loth statufiée dans ses larmes, un espace ténu est possible à partir duquel autre chose peut s’écrire.
Cet espacement possible, non certain, mais qu’on peut faire vivre, et aussi soutenir en d’autres pour qu’ils le fassent vivre dans leur existence, et s’y adossent, c’est cela l’Inconscient comme pouvoir créateur – non pas Dieu ou « discours de l’Autre » – au contraire, il est question de soutenir ce qui, du sujet, ne veut pas d’une soumission sans parole « au signifiant » qui, censément, le représente, ni d’un assujettissement inconscient à une lettre appartenant à l’histoire d’un autre – ni réservoir pulsionnel (certaines versions Freudiennes), ni promenades à travers nous des « archétypes jungiens », mais liberté en acte qui peut se glisser – cela n’a rien d’automatique – au cœur des déterminations les plus contraignantes, les déroutant de là où elles iraient, si laissées à leur propre mouvement.
On le voit, ce fil de l’Inconscient comme pouvoir de création est intimement mêlé aux désastres, catastrophes, pertes et destructions passées ou en cours qui, inséparables de l’histoire des hommes, n’ont jamais manqué, à chaque génération, d’accompagner l’invention par les hommes de leur histoire collective. Pourtant, des moments de paix et de plénitude tranquille existent – dans les vies individuelles, à certains moments de l’histoire collective, aussi. On aimerait toujours qu’ils durent. Mais si cela chantait tout seul, et célébrait, te deum silencieux à la création, et à la jouissance de la rencontre qui tombe juste, la musique des sphères célestes, qu’il nous suffirait d’écouter et de transcrire, quelle serait notre place dans le monde ? à coup sûr, il n’aurait pas besoin de nous – ni nous de lui. L’Inconscient – au sens où je l’entends ici – c’est ce qui se faufile entre nous et la perfection du monde, y compris lorsque cette perfection est celle du désastre.
FILAGES, sera le titre de ce blog/revue. Il aura pour vocation d’accueillir des textes, divers. En archives, il y aura bientôt les miens, déjà, écrits, publiés ou non, pour qu’ils soient accessibles quelque part à ceux que cela intéresserait. D’autres à venir, selon le fil de ce qui se présentera. Et il y aura place, aussi pour ceux qui, trouvant en eux écho à ce qui s’écrit ici, voudraient y contribuer à leur tour, au fur et à mesure que cet espace, ici, sera habité.
eva talineau
mis en ligne le 1er janvier 2014 à 00h05 – ce site nait en même temps que cette année, nouvelle.