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de Newton à Freud – ouvertures du temps de l’Autre. Ecritures

résumé : ce texte, qui date de 2012, et a été écrit dans le cadre du séminaire de Daniel Sibony de cette année qui traitait de la « passion de l’analyse »  explore le rapport entre la science à l’état naissant, dans le moment où l’invention scientifique ouvre un nouveau frayage dans le monde tel qu’il est donné, qu’il va transformer radicalement par sa manière de lui  » causer », via des  lettres épurées du sens (le langage mathématique) , mais posées comme exigeant cohérence et rigueur interne ,   et l’invention psychanalytique, comme percée d’un  sujet vers l’inconnu qu’il n’est pas,  et qui, à partir de ce pas – à entendre dans les deux sens – va « causer » autour de lui le monde, son monde, comme ce que celui-ci n’est pas, et auquel lui seul peut donner existence, par sa manière de s’adresser à lui et d’en recevoir , selon son génie singulier, les retours.   La pensée de Freud porte dans  son style même la trace et la puissance  de cette force inscriptive,  lorsqu’on est attentif, au delà du sens et de la pertinence des concepts qu’elle invente, au  mouvement de l’invention qui l’anime,  depuis l’intérieur du frayage qui la produit. A ce titre, des travaux de non analystes, comme J.M. Rey , qui n’ont cure de la validité clinique de ce qui est dit, mais s’attachent  au travail des mots de la langue Freudienne sont du plus grand interêt pour nous, aujourd’hui.

Stig Dagerman « Dieu rend visite à Newton » 1727, extraits (1)

« Parfois Dieu se lasse de son être de lumière et de silence. L’éternité lui donne la nausée. Il laisse tomber son manteau. Nous voyons une ombre se dessiner parmi les étoiles. La nuit vient. Dans la maison de Newton, on se dispose, sans le savoir, à recevoir l’étrange visite »… »Et voici Dieu qui pénètre dans le cabinet de travail de Newton…C’est une pièce où d’un commun accord entre Newton et le reste du monde, personne ne parle. Durant toute sa vie, Newton a amassé du silence dans cette pièce immense…Il y a là le silence ionien, le silence conjugal, le silence de la mer de Chine, celui des sommets des Alpes »… »près du foyer, loin derrière le vieux Newton, un serviteur en livrée rouge prépare le thé de minuit…il écarte les salamandres qui se rassemblent autour du trépied..Il voudrait les chasser à grands cris, comme font les soldats et les servantes, mais il est muet, né de parents muets. Ils ont tous été muets, depuis l’origine des temps, tous ceux de sa famille. Même son coeur est muet et bat sans bruit. Les choses mêmes deviennent muettes entre ses mains. Si cet homme frappe une pierre d’un marteau, marteau et pierre se taisent, et s’il approche un âne qui brait, l’âne devient muet. Il est le fils du silence et Newton l’aime. »

Newton plus encore que Descartes, du fait d’avoir le premier entrepris de questionner le monde par l’intermédiaire d’un langage abstrait qu’il inventait à mesure, celui des mathématiques, fut le père spirituel de la science et de la rationalité moderne. Le premier il a ouvert la scène du monde à une autre logique que celle qui cherche à comprendre ce qu’il y a, en extrapolant à partir de ce qu’on peut « imaginer » par le consensus d’un « sens commun ». De ce dont fut tissée la passion qui l’a porté, Stig Dagerman, par ses mots inspirés, se fait l’écho poétique. Loup Verlet, dans « la malle de Newton » (2) nous livre d’autres éléments. Voyage épistémologique qui éclaire sur bien d’autres choses que son objet – la naissance de la physique moderne, les contradictions qui ont habité Newton, son fondateur – comme c’est souvent le cas de toute recherche marquante – tout en laissant intact le mystère de ce que la nature puisse être interrogée ainsi et réponde d’une manière qui tire à conséquence.

Newton fut le premier à amener sur la scène du monde la passion d’analyser. Non pas en réduisant l’inconnu à du connu, en « comprenant » les choses, en les décomposant en éléments déjà sus appartenant à un ordre du monde censé aller de soi, et pouvoir être discuté et compris de manière consensuelle. C’est ce que, au siècle d’avant, faisaient encore Kepler et Galilée, qui essayaient tant bien que mal de « sauver » la théorie, de concilier leurs observations des mouvements des planètes et le cadre logique/théologique au sein duquel ils étaient nés, de les rendre « compréhensibles » à leurs contemporains. Newton, lui, a fait un autre pas, décisif – expliquer le connu par de l’inconnu en inventant des questions inédites formulées mathématiquement, et jusqu’à lui jamais posées, à l’univers physique. Ainsi, sans le savoir, enracinait-il sa pensée dans « rien » d’existant, dans la pure supposition sans forme pré-existante, que de ce rien, il serait possible de tirer des conclusions qui feront parler le silence des choses – que le réel questionné ainsi répondra, que ces réponses auront une cohérence. Ce sera la Science Moderne. Imaginer le monde tel qu’il fut avant ce pas décisif relève pour nous de contorsions mentales et intellectuelles dépourvues de toute évidence.

Ce pas aurait-il pu ne pas se faire ? Qui peut le dire ? Ce passage, en tout cas, était dans l’air,un des possibles de ce temps et de ce lieu, l’Occident au 17ème siècle. Et il se fit là, introduisant une discontinuité radicale, rendant caduc, fissurant à jamais le fantasme de totalisation du savoir, d’humanisme, tel qu’il avait pu atteindre son apogée aux temps de la Renaissance, incarné dans des figures comme celle de Pic de la Mirandole – rompant aussi, sans le savoir, avec le régime des « trouvailles » aléatoires, sporadiques, reconnues et exploitées ou méconnues et laissées de côté, qui ont, de toujours, jalonné la préhistoire, puis l’histoire humaine.

Lui qui alla jusqu’à écrire un jour « hypotheses non fingo » (je ne forge pas d’hypothèses) a pris, sans le savoir, la décision aux conséquences incalculables de ne pas se contenter d’observer ce qui est, d’essayer de le comprendre intuitivement en imaginant et en proposant des « explications » compréhensibles. Le premier il s’est décentré de ce régime « explicatif », celui intuitif de la causalité, se mettant en position d’inventer, face à l’univers, un mode de questionnement inédit – puis, par un acte dont il ne mesurait nullement la portée fondatrice, de poser et supposer qu’à partir des réponses induites par ces questions, elles-mêmes de plus en plus complexes et formulées dans un langage mathématique qu’il contribuaità développer – d’autres ont pris la suite – une « vérité » pouvait être atteinte. Karl Popper dit de cette démarche – aller de l’inconnu vers le connu, et non l’inverse – que c’est elle qui spécifie la démarche scientifique – se poser activement face au monde, choisir un langage au moyen duquel l’interroger, prendre acte des réponses, en examiner la cohérence interne, en tirer des conséquences. Le livre de Loup Verlet permet de prendre la mesure du coût psychique pour Newton de cet acte fondateur. Dans le même temps où il interrogeait l’univers physique, pensant déchiffrer et découvrir, par ses questions mathématiques, le langage de Dieu, les lois que Dieu avait donné au monde, il scrutait aussi les textes sacrés, ancien et nouveau testament, a laissé des milliers de pages d’exégèse (la malle de Newton) dans lesquelles il explique le sens ultime de ces textes, leur sens intrinsèque et univoque, le « code » qui en dit, infailliblement, la vérité. Cette « activité » l’a accompagné toute sa vie – ombre nécessaire, probablement, de l’audace d’inventer.

La passion d’analyser, de converser avec le monde, non pas en le lisant tel qu’il se présente, comme une donnée immédiatement préhensible et compréhensible, mais en le questionnant activement de la manière qu’il a inaugurée et en exigeant et obtenant des réponses précises et chiffrées, consuma la vie de Newton. Il ne se maria pas, n’eut au dire de ses biographes, aucune vie sexuelle, n’eut pas d’enfants, même illégitimes, et très peu d’attaches humaines. Son seul autre, qu’il interrogeait passionnément, dans une langue de plus en plus complexe qu’il inventait et enrichissait au fur et à mesure, et qui lui répondait en retour, ce fut la Création elle-mêmes, et non les créatures incarnées. De temps en temps, surout vers la fin de sa vie, il était fou, mélancolique, et même, parait-il, halluciné. Peut-être ne savait-il plus questionner avec fécondité ? Le silence, alors, au lieu de bruire de grâce et de mystère, qu’il rencontrait en chiffrant et déchiffrant, se refermait-il sur lui ? On ne sait pas trop. C’est au sortir d’une longue période de silence aussi que Stig Dagerman écrivit ce livre étrange cité au début. Ce après quoi, cet écrivain-poète se suicida à 31 ans. Newton, lui, en avait 84 lorsque « Dieu vint lui rendre visite » et qu’il termina de mourir.

Des bibliothèques entières ont été écrites à propos de la « scientificité » de la psychanalyse, pour l’affirmer ou la nier, et autour du fait que Freud, homme du 19ème siècle, a eu le projet d’inscrire son oeuvre au sein de la Science telle qu’elle se pensait à son époque, telle que lui-même imaginait qu’elle était, conquérante, décidée à élucider le « réel », en dévoiler la vérité. Il est certain que c’est sous cette forme d’enfin « théoriser » et permettre de comprendre les mystères de la vie psychique, d’y faire toute la « lumière » que la jeune  » science psychanalytique » est entrée dans le monde, soutenue par Freud et ses compagnons de route comme une « cause ». De nombreux travaux, ensuite, ont développé, à la suite et autour de Lacan, l’idée que sous couvert de cette « scientificité » affichée, c’est le sujet forclos de la science qui, à travers la psychanalyse, faisait retour dans la pensée Occidentale. Daniel Sibony (3 et 4), lui, exprime une autre pensée de la chose. Pour lui, la psychanalyse est le retour de la question du symbolique en acte, de la question de l’Etre à inscrire dans l’existence singulière, qui se donne une chance de trouer le fantasme d’accès direct à l’universel qui est celui de notre temps. Retour du symbolique telle qu’il aurait été « traité », introduit dans le monde, mis en forme une première fois par les textes bibliques hébreux, « geste » inaugural à l’orée du fait de fonder, non pas seulement en acte, mais en parole prenant acte de cette fondation. Le fait est que Freud était un juif athée. Sa « foi », c’était la Science – et qu’on ne peut qu’être frappé lorsqu’on en prend connaissance de la similitude étonnante entre les processus primaires, le croisement foisonnant de la lettre et du sens au sein des mots que le premier il repère à l’oeuvre au coeur des rêves et des symptômes – c’est là que nait la psychanalyse, dans les premiers écrits, « Traumdeutung » premières versions, « psychopathologie de la vie quotidienne », « mot d’esprit dans ses rapports avec l’Inconscient » – ce que Lacan a repris comme central dans son frayage du travail de la langue, « lalangue », disait-il même à partir d’une certaine date, dans l’Inconscient – et les translitérations, permutations infinies, déplacements des lettres de l’alphabet au sein des mots, parfois même passage par un chiffrage de ces lettres (guematria), à travers lesquels les tenants du Livre, érudits, talmudistes, Cabbalistes, interrogeaient les textes sacrés à l’infini, se questionnant et questionnant leur Dieu, dans un aller-retour incessant entre mouvements de la lettre et trouvaille de sens (5).

Du fait que ces questions ont pu être, depuis Lacan, posées avec un certain recul – et que notre rapport à la Science n’est plus celui du 19ème siècle – on a quitté aujourd’hui dans la psychanalyse l’évidence des premiers temps, mélange d’initiation et de foi du charbonnier. Ont été produites des études en nombre sur la personne de Freud, son parcours histoire/pré-histoire, sur son style d’écriture. Des analystes contemporains – Philippe Refabert (6), d’autres – nous ont amenés au plus près des points où Freud était resté prisonnier des rets de ce qui pour lui était un acquis évident, alors que pour bien des patients qui lui confiaient leur destin, cette évidence n’existait pas. On ne peut pas tout lire, ni tout citer, mais on ne peut qu’admirer l’érudition et l’ingéniosité de beaucoup de ces lectures de Freud, la manière dont elles accompagnent les recherches cliniques de leurs auteurs, en aller-retours théorico-cliniques féconds. Sont aussi du plus grand interêt les travaux historiographiques, et il y en a beaucoup, qui éclairent le contexte familial, social, intellectuel, dans lequel est née la pensée Freudienne, son background. On en est aujourd’hui à connaitre le nom et beaucoup d’éléments de la vie des patients qu’il a suivis, la manière dont leurs « cas » se sont présentés à son esprit au fil de sa théorisation, ce qu’il disait à leur propos dans sa correspondance privée. La littérature disponible est immense. Et d’une certaine manière, l’essentiel y est rarement montré.

L’essentiel, qu’est-ce à dire ? c’est peut-être dans le parcours précis et discret d’un philosophe, Jean Michel Rey, qui n’est pas analyste, mais « lit » Freud et le traduit depuis l’allemand, non sans détours par la Standard Edition, depuis 40 ans (7) qu’on en perçoit le plus justement la présence, probablement du fait que n’étant pas analyste, il n’est pas tenté de « faire l’analyse » de ce qu’il lit (et ne lit pas, dans une cure ce qui n’est pas là, manque où cela « devrait » être est parfois aussi important que ce qui se présente à l’écoute, on doit chercher activement) – du coup, les élaborations théoriques qui, de manière incontournable accompagnent le travail clinique de tout analyste qui a une pratique, ne viennent pas, dans son cas, faire écran entre sa lecture, qui n’est donc pas interprétative, et le texte Freudien, dont il essaye de rendre perceptible à nos oreilles le mouvement singulier intrinsèque, d’où naissent, circulent, passent en dessous, reviennent transformés et dans d’autres contextes, les concepts Freudiens.

Ce qui ressort du travail de Jean Michel Rey, c’est l’importance dans la démarche Freudienne du processus par lequel celui-ci écrit la psychanalyse, travaille les mots, sans qu’il s’agisse jamais d’un « vouloir dire », arrache les mots de la langue commune à eux-mêmes sans pour autant jamais faire complètement sécession, et à partir d’eux, à travers eux, construit une pensée du psychisme, y compris des modèles successifs de l' »appareil psychique » jamais univoques, toujours divisés entre plusieurs « instances », pensée mouvante en perpétuelle tension avec elle-même, mutation, remaniement, pensée qu’il questionnait, avec laquelle il dialoguait, y compris contre lui-même, tout en la construisnt dans le mouvement des rencontres et évènements de sa vie (patients, collègues, via familiale).

Jean Michel Rey montre, par exemple, l’étonnante rigueur logique, régularité, avec laquelle ça circule dans les textes sur la transmission de pensée (8), entre « seelische », traduit souvent par relatif à l’âme et venant dans le texte là où on est le plus près du sens commun, « psychische » traduit par psychique et qui correspond à quelquechose qui n’est plus donné, constaté, mais construit par la pensée, écriture théorique, et « Geitiskeit » traduit par spiritualité, mot qui vient lorsque Freud passe à des conjectures et des spéculations renvoyant à des visées plus lointaines. Il montre que hors toute « pré-conception » qui préexisterait au texte, la pensée Freudienne se construit dans son heurt avec les mots, les concepts se forment au fur et à mesure que le texte travaille, et objecte à lui-même. Rien qui puisse être « saisi » en direct, pour en comprendre la logique, il faut en déployer, en questionner le mouvement, passer par des problèmes de traduction qui ne sont ni évidentes, ni univoques. Amusant pour un texte sur la télépathie où ce dont il est question, justement, c’est que parfois, le texte que le patient, notamment à travers certains rêves, donne à entendre, se trouve être du copier/collé à partir du psychisme de quelqu’un d’autre, parfois même de l’analyste, parvienne d’une transmission par fil direct (9). La démarche de Freud est à l’inverse de cela. Il s’agit non de voir ce qui se donne à voir, mais de construire un objet de pensée par la médiation duquel il converse avec lui-même, ses patients, ses collègues, invente des questions auxquelles les réponses donneront lieu à de nouveaux développements. Et malgré cela, bien que cela ne lui « convienne » pas, soit en contradiction avec l’esprit de ce qu’il est en train d’inventer, il n’hésite pas à conclure, dans ce texte et dans d’autres – la transmission de pensée existe bien, c’est une donnée de l’expérience. Il ne se « convertit » nullement à l’occultisme à la mode fin 19ème siècle, simplement il pose l’hypothèse que si pour le moment, ces choses nous semblent bizarres, c’est qu’il nous manque les données – les bonnes questions, le bon contexte, peut-être même les mesures chiffrées, des expériences – pour en saisir la logique, les conditions d’apparition et de non-apparition entre les êtres. Freud n’est pas Freudien, tout en exigeant absolument que ceux qui l’entourent le soient. De quoi, d’ailleurs, les rendre fous – à quel Freud doivent-ils donc être fidèles ? A celui d’hier, d’aujourd’hui, de demain ? A un autre inventé par eux-mêmes ? Pauvres disciples.

Sur ce sujet aussi, beaucoup de choses ont été écrites. L’un des effets en général assez vite obtenus d’une psychanalyse pour les personnes dont la vie est très inhibée – pour ceux qui héritent d’un champ de ruines, les enjeux sont autres – est de leur permettre de se déprendre de la croyance qu’il y en aurait qui avanceraient dans la vie lestés d’un savoir sur eux-mêmes, ou sur autrui, qui les tiendrait à l’abri d’être surpris par ce qui leur arrive, qu’ils seraient maitres de leurs pensées et de leurs désirs (espoir heureusement déçu du névrosé) ou sur un versant plus radical, de cette autre croyance, encore plus toxique, d’avoir à chercher inconsciemment à coller au fantasme de l’autre pour y être conforme, comme s’il fallait pour que son existence soit légitime, obtenir de l’autre un agrément sans réserve et définitif, acquis une fois pour toutes. Or, l’histoire du mouvement psychanalytique, tel qu’il commence déjà entre Freud et ses élèves, c’est, paradoxalement tout le contraire. Entre servitude volontaire et excommunications bruyantes. Il semble que fréquenter un créateur ne soit pas sans risques. L’acte de fonder, et de penser des fondations, suppose peut-être une telle tension de soi à soi, de soi à l’oeuvre, un tel prix payé de non-évidence, de renoncement à coïncider avec soi-même, que peu d’égards et d’attention aux autres sont possibles. Ni Freud, ni Lacan n’ont été « exemplaires ». Newton non plus, même compte tenu des moeurs de son temps, où la sensiblerie n’avait guère de place, et où la jouissance sadique-anale était peu refoulée. C’est avec délectation qu’il faisait pendre les faux-monnayeurs qu’une charge dans la magistrature royale lui avait donné mission de combattre – il y mettait beaucoup de coeur, et se réjouissait fort, pour le principe qu’il défendait – le monopole royal sur la frappe des monnaies – mais aussi pour l’attrait du spectacle.

Là où pour Charcot et la tradition psychiatrique en train de se constituer, la clinique était de voir, donner à voir, obtenir une sémiologie « observable », reconductible, fixe – passion à laquelle les patients hystériques se faisaient un plaisir de répondre en lui offrant de merveilleux tableaux cliniques reproductibles à souhait – Freud a fait un pas au-delà semblable à celui de Newton, dans le champ qui était le sien. Celui de quitter l’évidence sensible de la psychologie « spontanée de tout un chacun qui, produit de son temps et de son histoire, postule d’office que l’autre est comme soi, qu’on peut le comprendre à travers ce qu’on croit être soi-même, à travers les déterminants auxquels on est, soi-meme, assujettis. Tout comme Newton, il a renoncé au fantasme de saisie directe et immédiate de son objet (la psychê), pour la poursuivre par les voies de constructions abstraites, complexes, contradictoires, par la médiation desquelles il approchait/tenait à distance les patients – l’un n’allant pas sans l’autre. Ces constructions théoriques, dont Lacan disait qu’elles « imaginarisaient » le symbolique, il voulait que ses élèves, et ses patients « y » croient, il en avait besoin de cette croyance des autres – pour pouvoir lui-meme s’en détacher, les rayer, les laisser tomber, quitte à y revenir et en faire le support d’autre constructions. Et tout comme Newton, il méconnaissait que l’essentiel était le mouvement de la recherche qu’il impulsait, et non les « vérités » scientifiques qu’il pensait découvrir.

Tout comme Newton, qui ne voyait pas qu’ils étaient trois, lui, l’univers physique, et faisant la navette entre les deux, le langage mathématique, à travers une conversation qui s’enrichissait au fur et à mesure de ces aller-retour de modélisations de plus en plus complexes, fécondes, intéressantes – Freud également rabattait l’efficace supposée de sa démarche sur les « vérités » qu’il pensait extraire de la psychê de ses patients. Un livre récent (10), sur les patients de Freud, peu favorable à la psychanalyse, mais intéressant, car très documenté, est assez édifiant sur ce point. On y voit Freud s’acharnant à révéler « l’analyse complète » de leurs symptômes, leur  » noyau central » à ses patients, notamment à celle qu’il appellera – elle résistait à ce traitement en aggravant ses symptômes, on la comprend – son « fléau », « sa tourmenteuse en chef » (Hauptsplage), Elfriede Hirschfeld, dont la cure difficile, pour ne pas dire plus, a essaimé tout le temps qu’elle a duré, et même après, dans son abondante correspondance. Et, dans le même temps où il s’entêtait ainsi (vers 1910), il était capable d’écrire, dans une lettre à Ferenczi après un de leurs « congrès » « nous construisons des théories de la psychê, pendant ce temps là, le patient se soigne au transfert » . Idem, dans le même temps où se préparaient en lui les élaborations qui allaient conduire à l’invention de la pulsion de mort et de la contrainte de répétition (publication vs 1920), il s’accorchait dur comme fer à la réalité de la « scène primitive » du pauvre Sergei Pankejeff. Au point qu’il n’est pas interdit de considérer cette invention comme le nom, chez Freud, du « non » de ses patients à son arrogance théorique. Quand on veut arraisonner l’autre, ça résiste, le patient objecte, de toute son altérité, comme l’a si bien montré Philippe Refabert (op. cité 6). Cet arraisonnement de l’autre, cette fureur d’avoir « raison » prend rarement, aujourd’hui, des formes aussi caricaturales – dire qu’elle n’est jamais à l’oeuvre, insidieusement, serait néanmoins exagéré.

Cette – apparente – passion de savoir, d’avoir raison, de théoriser – est ce qui tant chez Newton que Freud se donne à voir, au premier regard. C’étaient des chercheurs de vérité, des « idéalistes passionnés », la jouissance d’extraire de l’Autre (le monde physique, le monde psychique) leur vérité profonde semble avoir consumé leur vie – et l’avoir nourrie, aussi. . . Ca, c’est ce qu’on voit, qui se présente comme une évidence, lorsqu’on se confronte à leurs parcours. Mais, comme souvent les évidences, c’est du trompe l’oeil – Newton, puis Freud, furent des passionnés, non de la Vérité, mais du texte qui la dit, et par la médiation de laquelle ils la rencontrent, des « possédés » de la pulsion inscriptive. Là où le paranoïaque, ou l’idéologue, trouve – épiphanie, révélation d’une Vérité, puis écriture de cette vérité à fins de la présenter au monde dans une homothétie bijective de l’Un sur l’Autre – ces deux génies ont inventé le détour par l’invention de langues nouvelles pour penser ce rapport. En agissant ainsi, ils ont brisé, chacun dans le champ qui était le sien, le fantasme de se mirer dans l’Autre,de s’y retrouver, et grâce à cette cassure, inconsciemment assumée, le temps a donné lieu à ce monde que nous habitons, où le texte est partout, non un texte qui « dirait » le monde, comme dans les mythes – mais un texte qui l’invente, qui nous invente, et que nous inventons. C’est à ce titre que nous sommes leurs héritiers.

On parle souvent de l’écriture, littérature, poésie, autres comme « écriture de soi ». Et parfois certains adjoignent à cette liste, la psychanalyse, comme forme autre d’écriture de soi. Pourquoi pas. Mais ici, je parle de tout autre chose. De l’invention de langues nouvelles (mathématiques, pensée conceptuelle) comme réponse créative à l’impossibilité de faire coïncider l’Un et l’Autre, Soi et l’Autre par des voies directes d’arraisonement et de possession, ou de sacrifice et de don de soi. Entre la théorie paranoïaque et l’écriture psychanalytique, ce n’est pas tant le fait de prendre quelque précautions « est-ce que… ceci », « on pourrait penser.. que..ou que.. » qui fait la différence – encore que..- mais qu’il y aie trace, ou pas, d’une cassure au travail, activement au travail.

La passion de l’analyse, tels que l’ont inventée Newton, puis Freud, telle que l’analyse, parfois, la transmet, ne consiste pas à trouver, ou à perdre, l’objet primaire du jardin d’Eden, même s’il y a un temps pour trouver, et un temps pour perdre aussi, comme dit l’Ecclésiaste  – mais surtout à le réinventer, l’inscrire, comme à la fois trouvé et perdu, toujours devant et toujours déjà là, et cela « de la déchirure de l’Inconscient, fait langue nouvelle » (11). La passion de l’analyse est de produire, au-delà de l’apaisement des symptômes, la possibilité, pour le patient, d’inscrire sa vie dans un texte autre que celui qui l’a rendu malade (écrit par lui ou par ses autres), autre que celui que le social alentour, y compris psychanalytique lui propose en ready made, un texte qu’il invente lui-même.

eva talineau

notes

1 Stig Dagerman – « Dieu rend visite à Newton »

2 Loup Verlet « la malle de Newton »

3 Daniel Sibony « psychanalyse et judaïsme »

4 Daniel Sibony  » de l’identité à l’existence, l’apport du peuple juif »

5 Victor Malka « entretien avec Moïse Idel, Dieu/miroir dans la Cabbale »

6 Philippe Refabert « de Freud à Kafka »

7 Jean Michel Rey « des mots à l’oeuvre »

8 Jean Michel Rey et Wladimir Granoff « l’occulte dans la pensée Freudienne »

9 revue le Coq Héron « psychanalyse ou mediums »

10 Mikkel Borch-Jacobsen « les patients de Freud »

11 Daniel Sibony « l’Autre Incastrable » 1978

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« PRENDRE SOIN PSYCHIQUEMENT » – paru dans la revue Ouvertures (canadienne), volume 2, décembre 2014

résumé : dans les controverses qui opposent aujourd’hui dans les lieux de soin d’une part les tenants des diverses thérapies qui se disent efficaces et scientifiques, et d’autre part les défenseurs « humanistes » de la psychanalyse, revient fréquemment une thématique : les thérapies agiraient dans l’actuel, la psychanalyse explorerait le passé. Cet article s’inscrit dans une autre perspective. Tant les thérapies que la psychanalyse s’adressent au patient en tant qu’il est intéressé à son avenir, et décidé à y faire acte. Les thérapies s’adressent à ce qui, dans le patient, est éducable, mais l’acte du patient d’y avoir recours montre bien que même s’il s’y présente parfois comme un objet qui dysfonctionne et qu’il vient faire réparer, c’est comme sujet qu’il souhaite pour lui un meilleur avenir, et qu’il est prêt à saisir les médiations qui se présentent, qu’il y a recours. Et cela peut déjà avoir des effets bénéfiques qu’au lieu de procrastiner ou fantasmer seul, il soutienne son désir – d’aller mieux, de changer – devant un tiers qu’il crédite de pouvoir lui transmettre du possible. Il arrive que cette démarche suffise. Mais parfois – pas toujours – la difficulté qui pousse à consulter n’est pas le vrai champ de bataille, mais un signal où depuis l’Inconscient, se fait entendre quelque chose qui est en impasse, et cherche à se frayer un chemin. C’est là où la psychanalyse a toute sa place – non pas juste « déchiffrer » ce qui essaye de se faire entendre (même si aussi) – mais surtout accompagner le patient dans le travail de dénouer les empêchements et conflits de loyauté, dont au début du traitement le patient ignore même l’existence, dont ce seul poteau indicateur, le symptôme, indique la présence en lui. Deux exemples cliniques illustrent ce dont il s’agit.

abstract : today, the controversy within the therapeutic community opposing the proponents of various thérapies claiming to be effective and scientific, on the one hand and the « humanistic » advocates of psychoanalysis on the other, often focuses on the notion that these various thérapies deal with the present, while psychoanalysis explores the past. The present article offers a different perspective. Psychoanalyses, as well as other thérapies, are all intended for patients who are concerned with their future and are determinated to play a role in shaping it. Thérapies work with that is amenable to change in the patient, but the fact that the latter seeks therapy clearly shows that even though he may present himself as a dysfunctional object to be repaired , he requests therapy as a subject who desire a better future and who is ready to profit from a transformative process. The mere fact of testifying to this desire to feel better and to change before another person whom he crédits with the capacity of opening possibilities for him, instead of procastinating or fantasizing on his own, can produce beneficial effects. In some cases, this undertaking is sufficient. But sometimes – not always – the problem which impels the patient to seek therapy is a sign from the unconscious that something left in suspense, and is asking to be heard, and carried away. It is in this cases that psychoanalysis can play a decisive role . Not only in « deciphering » that which tries to be heard (although it does that), but above all in accompanaying the patient in the process of dealing with the obstacles and divided loyalties (of which be is aware at the start of treatment) indicated by the symptom alone. Two clinical examples are provided to illustrate this process.

 

2014. Presque 120 ans, et plutôt alerte, la vieille dame ! quelque chose dans l’idée et la démarche psychanalytique doit être assez increvable, puisqu’elle continue à avancer, à inventer, irriguer recherches et controverses, parfois violentes, à causer et faire causer – que certains la choisissent comme exutoire privilégié de leur hargne tandis que d’autres sont encore pour elle tout feu, tout flamme, remplissant l’espace social où elle circule du spectacle de leurs querelles byzantines, tant il est difficile pour eux de supporter…qu’elle aie plusieurs amants..

Sa pratique, sous diverses formes, certaines un peu routinières (il n’est pas de discipline qui ayant déjà un certain temps de vie n’a pas à lutter contre des inerties internes), d’autres innovantes – continue à être un repère dans notre société, et intéresse. Elle éveille aussi – et tant mieux que cette contradiction existe – la méfiance, salubre, « de se faire avoir ».

Cet interêt insiste, chez nous, en Occident, là où beaucoup résistent à se cliver entre s’offrir comme objet pour ce qui est de l’intime à la « Science », tout en consommant, en tant que « sujets » les idéologies prêtes à l’emploi, à siroter en groupe, qui prescrivent « ce qu’on doit penser » – mais s’affirme aussi au Maghreb et dans les pays issus du glacis socialiste, partout où la parole se dégèle un peu, cherche à se renouveler en repassant par de l’autre.

On souhaite tous ne plus souffrir, ou moins souffrir – et tant mieux si certains médicaments aident à cela, lorsqu’ils marchent, pour autant que leurs inconvénients n’outrepassent pas le soulagement qu’ils apportent pour un temps. Ceux qui ont connu dans leur vie et l’enfer mélancolique et le cancer le disent parfois : ils préfèrent le cancer. La douleur de porter la mort dans l’âme,  d’être enfermé dehors, avec à côté, comme derrière une vitre sans tain, le monde vivant des autres vous narguant du spectacle d’une fête à laquelle on n’est pas convié, est indicible – et autre que la souffrance des pertes dont tout le monde a à connaitre. Encore faut-il que le clinicien sache reconnaitre à quoi il a affaire, ne confonde pas la mélancolie profonde de qui est hors jeu depuis toujours, avec le deuil lié à une perte, d’un objet ou d’un idéal, ou la plainte sthénique, subliminalement quérulente de beaucoup de « déprimés », qui souffrent surtout de la colère rentrée de quelque frustration qui leur est restée « à travers la gorge », démentant la toute puissance inconsciente à laquelle ils croyaient avoir droit….

On souhaite aussi, si possible, « fonctionner » mieux, se donner toutes les chances pour avoir une meilleure santé, réussir dans son travail, ne pas être trop empêché dans des actes simples de la vie quotidienne, et tant mieux aussi si des techniques appliquées par des gens qui désirent aider permettent parfois de passer outre quelqu’obstacle. Déplacer un problème – celui de pouvoir se déplacer, par exemple – c’est déjà un progrès. On a fait un pas, on n’est donc déjà plus tout à fait le même, on a prouvé en acte qu’un changement est possible. Ce n’est pas rien. Parfois on peut choisir d’en rester là et la vie prend la suite. Parfois, pas toujours.

Il est vrai aussi que nous sommes des animaux, et que ce qui relève de notre animalité est de mieux en mieux connu par la science et la médecine. On peut agir sur nos circuits neuronaux, nos neurotransmetteurs, notre chimie interne, et sans doute qu’on saura le faire de manière de plus en plus pointue, et avec de moins en moins d’effets secondaires. Les décennies qui viennent nous surprendront sûrement (même si on attend toujours le médicament du bête rhume de cerveau…qui pourtant ferait la fortune du labo qui le commercialiserait).

Nous sommes aussi, pour une part de nos personnes, des êtres pétris d’habitudes, d’habitus, formatés – sans connotation péjorative – par des modèles familiaux ou sociaux en réponse à quoi – adhésion sans recul ou révolte irréfléchie – se sont installés en nous un certain nombre de « comportements », ou de réponses psychiques sans nuances, par lesquels nous nous faisons prendre en charge, comme par un pilote automatique ! il n’est pas absurde, si ces habitudes se sont muées en compulsions, qu’on en est devenu l’objet – des manières de se nourrir, par exemple, ou de faire du sport à outrance, ou de travailler sans jamais s’arrêter, bref, lorsqu’on a le sentiment qu’on n’est plus libre de ses choix, ou qu’on ne l’a jamais été – de recourir à une « thérapie ». « Comportementale », ou « gestalt », ou autre, il y en a d’innombrables en circulation, à travers lesquelles on se fait donner par un tiers, via diverses procédures, parfois standardisées (la plupart des TCC), parfois plus ouvertes, axées sur la rencontre, comme les psychothérapies existentielles, l’autorisation de renoncer à ces habitudes ou schémas relationnels où on s’était enfermé…Daniel Sibony appelle « transfert absolu » le point, proche de l’hypnose, et ancré dans la croyance en l’Autre, auquel la plupart de ces thérapies font appel. Il parle aussi, par ailleurs de la séduction – « ducere », c’est « conduire » – comme de ce qui permet de se faire conduire dehors, de s’arracher à l’ornière de l’identité à laquelle on s’était réduit aux dépens d’autres possibilités. Il s’agirait donc d’aller se faire « séduire » par autre chose que le symptôme automatique auquel on avait confié une part de son être…

Tout ce qu’on fait – ou ne fait pas – « sans y penser » – ou parfois pour éviter de penser, peut – lorsqu’on se rend compte qu’il y aurait peut-être mieux à faire, qu’on en a marre de cette manière d’être ou de jouir, qu’on aimerait passer à autre chose – être appréhendé par la médiation de quelque thérapie. D’où la parcellisation de ces « thérapies », les « spécialistes » en ceci ou en cela qui essaiment un peu partout , en une nébuleuse où chacun est appelé à venir faire son marché. Ce vaste champ recouvre tous les symptômes possibles – même certains qui sont des pures inventions sociales qui « pathologisent » les moindres difficultés de l’existence et les assortissent de réponses ad hoc qu’on est invité à acheter.

Il est certes facile de se moquer des excès et des dérives, et de mépriser toutes ces approches en bloc. Plus intéressant est de tenter de se remémorer qu’appliquant ces protocoles et thérapies, il y a des gens, qui peuvent être intelligents et créatifs, nonobstant la nécessité interne dans laquelle ils sont de penser être « garantis » par la Science (mais certains analystes aussi, et non des moindres, ont besoin de cette croyance). Ces thérapies sont des médiations de leur désir d’agir.

Une thérapie, quelle qu’elle soit, peut apporter quelque chose, infléchir un parcours de vie, indépendamment du fait qu’elle réussisse ou qu’elle échoue. Ce n’est pas rien, pour un jeune homme à qui pas grand’chose a été transmis, du moins le pense-t-il, qu’un homme en âge d’être le père qui fut absent, réellement ou fantasmatiquement, dans son histoire, lui « enseigne » avec ce qu’il pense être la bonne méthode, comment surmonter sa « phobie sociale ». Ce n’est pas rien, déjà, que ce jeune homme soit allé cherché dans quelque lieu, pour lui autre que celui auquel il pense appartenir – le lieu familial, l’espace sociale proche – ce qu’il pense n’avoir pas eu – penser n’avoir pas eu a des effets réels, la représentation qu’on a de notre réalité contribue à la construire. Ensuite, cette thérapie peut réussir un peu, beaucoup, pas du tout, à mettre du jeu dans ladite phobie sociale. Mais quelle qu’en soit l’issue, ce jeune homme, d’avoir fait cet acte , de quête de père , ou de repères sur lesquels s’appuyer, n’est plus tout à fait celui qu’il était avant. La question du père n’est déjà plus présente en lui dans le même état.

Le fait même de décider « je vais faire une thérapie », quelle qu’elle soit, est déjà un pas pour sortir d’une éventuelle ornière. On est prêt à y mettre du sien. Le succès de ladite thérapie dépend pour partie de la décision – inconsciente – du patient au départ de l’affaire – si c’est le moment pour lui ou pas de cesser de fumer, ou de s’auto-intoxiquer jour et nuit de ruminations moroses, par exemple – pour partie de l’énergie et de la conviction du thérapeute, de ce qu’il engage dans son action (certains sont plus doués que d’autres) – mais aussi, et c’est là que la psychanalyse reprend sa place de recours parfois incontournable – du paysage sous-jacent, de l’univers symbolique interne, des traces inconscientes à l’état latent, par lequel le patient est habité, au sein duquel la « thérapie » visant le symptôme se trouve, de facto, inscrite, comme faisant elle-même partie du symptôme qui emprisonne le patient.

Par exemple, la lutte contre les compulsions et les idées obsédantes sont les partenaires obligées, tant des compulsions que des idées obsédantes. L’obsédé pense ce qu’il ne faudrait pas (« Jésus est un enculé », ou « je veux baiser la voisine » – qui a 80 ans et qu’il ne désire nullement, en fait). Mais le symptôme n’est pas seulement la présence en lui de ces pensées automatiques, c’est aussi la nécessité, le travail, de les annuler après coup , par des actes conjuratoires, ou de passer ses journées à craindre de se mettre à penser. C’est la séquence des deux qui constitue la vérité de sa condition. Or, sa demande en thérapie – dans quelque thérapie que ce soit – c’est « enlevez moi ces pensées obsédantes » – alors que justement, lutter interminablement contre elles est un morceau de la maladie qui l’habite. Mieux vaut que le thérapeute, quelle que soit la « technique » qu’il « utilise », en soit averti. A cet égard, les psychanalystes qui pensent que l' »association libre » va leur permettre d’approcher le « refoulé » du patient ne se font ni plus ni moins d’illusions que les tenants des TCC qui pensent que chiffrer le nombre de pensées obsédantes dans la journée et coter les progrès avec de belles courbes va le « déconditionner ». L’une ou l’autre médiation vaut – pour ce qu’elle peut porter de désir de vie agissant, pour ce qui peut à travers elle se passer de nouveau dans la rencontre avec cet autre qu’est le thérapeute, pour le patient.

Cela ne veut pas dire que toute thérapie est vaine, ni même que toutes se valent – mais qu’elle ne pourra aider véritablement, conduire vers une réorganisation plus légère et libre de la vie psychique, que si l’appel à la volonté (ce n’est pas un gros mot), au désir de vie du patient, est étayé par le mobilisation des forces profondes qui ont mis en place les identifications, qui font que quelqu’un est ce qu’il est. Parfois il suffit de « séduire » le patient – qui vient là pour ça, pour qu’on l’aide à se défaire d’une manière d’être qui n’a plus d’interêt, de répétitions vides. D’autres fois, c’est toute la personne qu’il faut déplacer – d’un lieu psychique qui n’offre aucun soutient, où rien n’est possible, et où ça tourne en rond – vers un autre, pour elle inédit , qui permet d’exister – et ce n’est qu’à cette condition que les idées obsédantes – et la lutte obsédante contre elles qui en sont les partenaires – peuvent laisser place à une vie où il y a du possible.

Un certain nombre de ces thérapies – les thérapies comportementales et cognitives, surtout, qui depuis peu se sont appropriées la classification « émotionnelles » (TCCE et non plus TCC) – se donnent volontiers (et assez pompeusement…), un habillage « scientifique », avec des tableaux,  des courbes, des chiffres – ça ajoute de l’autorité à la chose, comme jadis le nom de Dieu invoqué avant une bataille, ou pour marquer l’espoir que la moisson sera bonne. Pourtant, le ressort de leur action tient à quelque chose qui a existé de tout temps, bien avant la Science, qui est tout aussi respectable que la Science, et dont t on espère bien qu’elle continuera d’exister au fil des générations : la part de transmission qui opère dans l’éducation.

L’éducation, pour qu’elle soit possible, suppose un certain type d’amour, une acceptation d’être « influencé », « séduit » au sens d’accepter une altération « de ce qu’on est », qui ne s’éteint pas à l’âge adulte, même si s’y ajoute l’esprit critique, en principe (lequel d’ailleurs est loin d’être absent chez les enfants, qui peuvent faire comme on leur dit, et n’en penser pas moins, et savent très bien si les adultes croient ce qu’ils disent ou pas). On peut l’utiliser à bon escient…dans l’interêt du patient. Certaines thérapies (par exemple celles, pleines d’humour, de ce psychologue systémique et jungien, Stanislas Watzlawick « faites vous même votre malheur ») y ajoutent des techniques « psychologiques » – des ruses, mais pourquoi pas ? que celui qui n’a jamais rien interdit à son enfant pour obtenir que justement il le fasse, et n’a pas jubilé intérieurement en voyant que ça marche, lui jette la première pierre.

Dans le cas des phobies, par exemple, l’autorité de la Science via le thérapeute vient à la rescousse du patient, qui en reçoit un étayage symbolique : « je serai avec vous lorsque vous arriverez vers ce pont qui vous fait si peur – et d’abord, vous ne devez pas le traverser, dans un premier temps. Juste faire un pas vers lui. Mais pas deux, sauf si vous y tenez absolument » etc..Le patient affronte l’épreuve de traverser le pont avec les forces du thérapeute s’ajoutant aux siennes (si toutefois il accepte de supposer au thérapeute assez de pouvoir pour que « ça marche », s’il a déjà décidé en son for intérieur que…, si etc…).

Mais – et c’est là que toutes ces thérapies, même les plus astucieuses trouvent leurs limites – le « pont » peut symboliser dans l’univers intérieur du patient quelque chose qu’il n’est pas possible de franchir pour lui à ce moment là de sa vie, le renvoyer à une difficulté interne dont il n’a aucune idée, juste cet appel qui insiste en lui et dont il ne sait que faire, « j’ai peur des ponts, ça me complique drôlement la vie d’être obligé d’inventer des itinéraires qui les contournent », et qui peut l’amener à consulter. Et là, il vaut mieux que le praticien consulté aie une idée des enjeux possibles de la chose, autrement dit, ne soit pas un pur technicien. Qu’il ne perde pas de vue qu’il en en face de lui non le TCA (trouble du comportement alimentaire) de 16h15, mais un individu dont l’univers intérieur est constitué d’un système de traces immergées dans l’existence, qui déterminent ce qui est, pour lui, possible ou pas, à un moment donné, qui le porte et qu’il porte, lui donne épaisseur et singularité, tout en demeurant, en lui, un mystère.

Au cours d’un travail analytique, il arrive qu’une phobie, qui était là, fichée comme une borne depuis l’adolescence, soudain s’évapore, lorsque le patient pour la première fois devient père d’un garçon. Ledit patient ne s’appelait pas « Dupont ». Mais le nom de jeune fille de sa mère assonnait avec « pont » dans sa langue maternelle. La phobie, d’ailleurs légère, indiquait, indice parmi d’autres chez ce patient, le conflit entre fidélité à l’imaginaire maternel, plus précisément dans cet imaginaire, au père de celle-ci grâce au signifiant « pont », auquel il se reliait, et son désir, longtemps refoulé de transmettre son patronyme. Lignage contre lignage – jusqu’au moment, résolutif, où le passage peut se faire de n’avoir plus de valeur de choisir l’un ou l’autre. Une remarque en passant – dès le début de cette analyse, le lien s’était fait dans ma tête entre la phobie des ponts qui lui compliquait la vie, et le nom de jeune fille de la mère de ce patient, et je le lui avais fait remarquer, sans que ce déchiffrage ne change grand’chose à son inconfort. L’Inconscient, même s’il est vrai qu’il parle (cela a été le génie de Freud de découvrir les processus primaires) n’est pas avant tout une langue étrangère que le patient porte en lui, tel un saint sacrement, dans l’attente qu’enfin elle soit lue – c’est un potentiel de créativité en devenir – dans ce cas, la question était entre filiation et paternité – dont il s’agit, à travers le travail analytique de réveiller la dynamique, et d’accompagner la puissance inscriptive.

Mais revenons à la question des thérapies. On a donc vu qu’il n’y a rien d’absurde à vouloir s’extraire de compulsions invalidantes, fussent-elles des compulsions à penser, via des techniques éducatives. Elles peuvent être une médiation aussi bonne – ou aussi mauvaise – qu’autre chose, selon ce qui s’y transmet du thérapeute au patient et du patient au thérapeute. Mais voici maintenant un autre exemple, qui montre combien cela aurait pu être dommage et réducteur de ne pas prendre les choses par un autre abord, d’envisager l’irruption d’un symptôme qui « évoluait » sous anti-dépresseurs depuis des mois au moment de la rencontre avec la patiente, comme une sorte de  » mauvaise habitude », nocive, à éradiquer d’urgence.

Une jeune fille arrive avec une phobie d’impulsion (situation classique pour laquelle des protocoles TCC sont prévus, avec désensibilisation progressive, le tout avec courbes, graphiques, tout un attirail visant à faire plus « scientifique », puisqu’on exhibe les insigne de la Science). « J’ai peur de prendre un couteau et de faire mal à quelqu’un », explique-t-elle. On parle ensemble. Très vite, il apparait que cette jeune fille étouffe avec son « copain », insuffisant à beaucoup d’égards, on va dire. A l’arrière plan de cette situation, il y a le fait qu’elle avait été propulsée par ses parents « petite mère » – « sa deuxième mère », disait-on à son propos, « c’est quasiment elle qui l’élève » – de son jeune frère, arriéré mental, envers lequel son ressentiment qu’il aie pris tant de place dans l’attention de ses parents, à son détriment, pensait-elle, n’avait jamais pu s’exprimer. Le bénéfice narcissique de l’identification « petite mère » l’interdisait. Des rêves explicites – où les couteaux n’ont pas manqué – ont ponctué quelques séances (levée du refoulement de pulsions agressives). Dans la foulée de ces rêves, ses relations réelles avec le frère attardé se sont améliorées, et il s’est trouvé bien, lui aussi, de ne plus être l’objet des visées éducatives traversées de pulsions sadiques anales (mal) refoulées de sa sœur – qui a découvert de son côté que derrière l' »amour » affiché – mais infiltré d’agressivité narcissique – qu’elle lui témoignait…il y avait une tendresse réelle, en elle, pour ce frère, tel qu’il était.

Mais la phobie d’impulsion n’a disparu que plus tard : lorsque le « copain » a été largué – au profit d’un autre homme, qui pouvait compter pour elle comme tel – pas tout de suite, elle a assumé un moment « de ne pas être en couple ») – d’un autre homme moins dépendant d’elle, moins en quête à travers elle d’une figure maternelle par laquelle être « dirigé » et contre laquelle se révolter. Cela n’a pas été facile. Il n’est pas facile de lâcher la possession fantasmatique de l’autre et la « sécurité » fallacieuse qu’elle procure, de s’engager dans la vie à partir du vide d’un désir pas satisfait d’avance. C’est ce qu’a permis à cette jeune femme le travail analytique qu’appelait son symptôme. « J’ai peur de prendre un couteau et de faire mal à quelqu’un ». Elle avait peur, c’est vrai. Mais elle le voulait aussi, au fond d’elle-même – non pas satisfaire ses pulsions agressives envers le frère, le copain, ou même s’autoriser à les reconnaitre (ça ce n’était que l’écume des choses),mais se couper elle-même d’une manière d’être ou possédant fantasmatiquement l’autre, elle ne pouvait ni désirer elle-même, ni jouir de son désir à lui, dans un érotisme qui la fasse femme.

Qu’est-ce que la psychanalyse a en propre qui la rend autre que les thérapies de toutes sortes qui, aujourd’hui, abondent sur le marché du soin ? Telle était la question de départ, et voici le moment d’y répondre. C’est à mon sens , devant toute personne rencontrée à partir d’un symptôme posant problème, d’être capable de prendre en compte à la fois la réalité présente de cette personne, dans sa vie, dans ses interactions avec les autres telles que vécues par elle dans ce qui est son actualité – ne pas considérer son « moi », ses symptômes, ses difficultés telles qu’elles sont comme choses négligeables qui ne mériteraient que mépris et silence sous prétexte de s’adresser à l’Inconscient, et seulement à l’Inconscient – tout en explorant, en même temps – cela plutôt silencieusement – l’état du paysage intérieur que cette personne amène avec elle, ses points d’impasse, de fixation, afin de l’accompagner activement vers le chemin permettant de les dépasser. Cela n’est certes pas la même chose, dans un destin, de rencontrer à la faveur d’un symptôme qui flambe, quelqu’un qui va chiffrer ce symptôme (vous avez plus peur le matin, le soir ? cotez votre peur du pont sur une échelle de 1 à 10…) , ou quelqu’un qui sans tenir votre peur pour quantité négligeable et vous laisser seul avec elle, va aussi la déchiffrer discrètement pour ce qu’elle condense de vos possibles figés, y attendre l’appel des actes empêchés, lui répondre, en accompagner la transformation en vous.

Certains symptômes – pas tous – sont parfois comme des phares , dont le clignotant unique signale à qui passe par là, et sait entendre, voir et penser, pas forcément qu’il y a un nauffrage, mais du moins, momentanément, une stase.

eva talineau

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