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une lecture de l’Entre Deux, l’origine en partage de Daniel Sibony – paru dans « pratiques et représentations n° 11 » – « la réalité en procès », publié par les presses universitaires de valenciennes

Le concept d’entre-deux est aujourd’hui passé dans le vocabulaire courant et est largement utilisé.  Il n’a pourtant pas toujours fait partie de l’outillage conceptuel usuel.  On le doit à Daniel Sibony, qui l’a introduit dans un sens bien précis, en 1991, dans l’ouvrage qui s’appelle « l’Entre-deux. L’origine en partage ». Cet article est une lecture de cet ouvrage, qui date maintenant de plus de 25 ans, dont la portée,  dans ce qu’il apporte de tout à fait singulier dans le champ psychanalytique ( mais pas seulement) n’a pas été vraiment perçue dans sa nouveauté conceptuelle , même si nombreux sont ceux qui admirent le travail de cet auteur, et s’en inspirent.

« Entre Deux » est un ouvrage charnière dans la pensée de Daniel Sibony. C’est celui où il expose pour la première fois de manière systématique cette dynamique de l’Entre Deux qu’il avait auparavant abordée ponctuellement à travers divers thèmes, et en donne une définition générale et abstraite, développée, au fur et à mesure des voyages textuels qui y sont proposés, à travers des questions très concrètes (l’image, le féminin, le couple, l’écriture de Kafka, le voyage…).

Le travail d’abstraction qui parcourt ce livre est souligné par le fait qu’il se termine par une post-conclusion traitant de la transmission de l’infini en acte comme figure de l’origine telle que traitée par Cantor sur un mode génératif. On sait que cette recherche l’a – Cantor – traversé et divisé en même temps qu’il l’a, lui, traversée, et posée « en travers » de la pensée mathématique de son temps. Il disait dans ses lettres y avoir été amené comme malgré lui, écrivant sans « vraiment croire » ce qui, comme développement logique, s’imposait à lui, dont il s’était donné la tâche de soutenir la fécondité, quitte à contrarier l’intuition, l’imaginaire encore ancré dans le fantasme de la « découverte » des vérités mathématiques qui était celui de son époque, et dont il participait également. En même temps qu’il a produit ces théories dont certains prolongements n’ont été démontrés par d’autres que 50 ans plus tard, il a aussi produit…un délire théologique sur le « vrai » Père de Jésus, délire qui le tourmentait tellement qu’il a dû être hospitalisé plusieurs fois pour trouver quelque répit à la force d’invention qui le tenait sous son joug. Cela a un coût, une pensée qui n’est pas miroir de ce qui est, et qu’un chercheur laisse se frayer en lui. Newton aussi, en son temps, en avait payé le prix. (1)

Ce livre de 1991 représente donc, dans l’oeuvre de Daniel Sibony un saut conceptuel, un moment où des intuitions déjà rencontrées et travaillées depuis une quinzaine d’années se formalisent, se resserrent autour de ce concept d’Entre-Deux comme mise en acte de l’Origine. Pour lui, on n’a accès à l’Origine que via les entre-deux qu’elle met en mouvement et propulse dans le temps, du fait de se séparer d’elle-même en tant que totalité. Ce n’est pas tout à fait la même chose que de dire que l’objet se donne dans le mouvement psychique de s’en séparer,  (la Spaltung du sujet lacanien, qui permet la mise en place de l’objet a, invention dont Lacan disait que c’était son apport propre à la psychanalyse, que pour le reste, « il était Freudien » ). Pour Daniel Sibony, il n’y a pas un tel moment inaugural.  Dans le champ épistémologique qu’il ouvre,  l’origine est une invention permanente, elle n’est ni avant, ni après, ni derrière, ni devant, ni en haut ni en bas, elle est toujours en train d’être créée et de créer. Du coup, cet auteur transcende l’opposition doctrinale qui a habité souterainement  et sans être explicitée  l’Ecole Freudienne de Paris du temps de sa fécondité   entre le point de vue de  F. Dolto, pour qui « tout est langage », et le sujet toujours déjà là, et celui de Lacan pour qui le sujet « advient » du fait de consentir à ce que comme objet, il soit perdu pour l’autre et l’autre perdu pour lui  (ce grâce à quoi il pourra courir après cet objet, au dehors, et « investir » la réalité de libido).  Cela, pour les analystes, le dépassement de cette contradiction sur laquelle on évite le plus souvent de débattre – au mieux on constate « qu’on n’est pas d’accord » –  constitue un fil extrêmemement intéressant à saisir, un peu occulté jusqu’à présent du fait de la richesse des productions de cet auteur, qui du coup apparaissent souvent aux autres analystes soit comme un « filon » où prélever des trésors offerts,  soit au contraire comme une zone à éviter, car celui-ci  aurait déjà tout dit sur tout, et alors que resterait-t-il à penser ?

Cette trouvaille de 1991 est donc un noyau dur de cette élaboration. Elle est présente, implicite ou explicitée diversement , dans les livres suivants. Il y a isomorphisme entre le Tout de l’infini, présent en tant qu’absent, et les entre-deux fragmentaires dans lesquels cet infini met en acte la présence créative que l’impossibilité de sa totalisation « réaliste » rend possible, propulse. La dimension de l’infini se transmet via la non-existence du Tout qui le contiendrait. « Connaître  » des morceaux de ces entre-deux singuliers, les vivre et/ou les étudier avec le maximum d’acuité est le seul accès possible pour les humains à l’infinitude, c’est à dire à la totalité absente qui les traverse, et qui est le propre de la transmission humaine.  Celle-ci, via l’émergence discontinue de ce manque à être transmet la dimension de l’Etre, à charge pour chacun de l’impliquer dans l’existence sur un mode vivable, de le rendre fécond et non écrasant ou inhibant par trop ou pas assez d’adéquation.

Que cette existence « non existante » puisse être plus active et génératrice de réalités que ne le serait une existence « réelle », les mathématiques en témoignent. Si on pose un ensemble qui serait l’ensemble de tous les ensembles, celui-ci ne peut pas « exister réellement », puisqu’étant lui-même un ensemble, il faudrait en supposer un autre après lui qui le contiendrait, puis un suivant, et encore un suivant etc..ce qui serait contradictoire avec la définition qui a été donnée au départ. Pourtant, cette existence non-existante et fictionnelle, une fois postulée, permet des calculs…aux effets bien réels. L’ex Ecole Freudienne de Paris – celle de Lacan, pour les jeunes qui n’ont pas connu ce temps là – a existé, le temps qu’elle a existé, à partir de la cohabitation – impossible – de deux doctrines incompatibles qui ne voulaient rien savoir de leur incompatibilité. Et ce moment de l’histoire de la psychanalyse fut fécond, malgré toutes les folies qu’il a chariées.

Revenons à ce parcours , de l’Entre-Deux, dans ce livre. Voici un des développements, à la fois abstraits et imagés, que propose l’auteur :

l’entre-deux est une forme de coupure-lien entre deux termes, à ceci près que l’espace de la coupure et celui du lien sont plus vastes qu’on ne croit, et que chacune des deux entités a toujours déjà partie liée avec l’autre. Il n’y a pas un no man’s land entre les deux, il n’y a pas un seul bord qui départage, il y a deux bords, mais qui se touchent, ou qui sont tels que des flux circulent entre les deux » – ici, les analystes, exposés aux zones archaïques de la psychê , peuvent situer les phénomènes télépathiques qui se produisent entre patient et analystes, phénomènes dont déjà Freud et Ferenczi discutaient dans leur correspondance, et leurs écrits,  mais auxquels ils peinaient à donner place dans le cadre des modèles de l’appareil psychique qu’à l’époque ils construisaient -ce qui fait que ne niant pas les évidences cliniques – ils étaient trop honnêtes pour ça,  voir à ce propos le livre de J.M. Rey et Granoff (2) – ils avaient exclu ces événements psychiques du champ de la psychanalyse.  Plus loin : »il s’agit d’un vaste espace mobile où recollements et intégrations doivent être souples, riches de jeu différentiels. L’idée de frontière, ou de traits, avec un dedans et un dehors, un ici et un ailleurs parait insuffisante..L’origine, ce n’est pas..là d’où l’on vient…cela anime nos déplacements..c’est un retrait qui conditionne l’entre-deux traits ».. »les entre-deux sont des figures de l’origine, des dissipations de l’origine. Celle-ci est trop brûlante, traumatique pour être vécue en tant que telle. Elle nous revient et nous invite à prendre contact avec elle sous forme d’un « entre-deux », la seule qui nous soit accessible. L’origine comme horizon nous suit quand on la fuit, s’éloigne quand on y vient, et ses éclipses et ses retours se marquent non par une donnée pure, unique, mais par deux mouvements, deux instances, entre lesquelles on est pris, on se retrouve pris, souvent à son insu ».. »La séparation inhérente à l’entre-deux agit dans chacune des parties et cela tire à conséquence : les deux parties sont liées du fait de la coupure qui les sépare, ne forment pas un tout (encore moins sont elles le tout) quand elles sont réunies ». On pense évidemment au transfert réciproque et néanmoins distinct entre analyste et analysant dans la cure, au travail inconscient qui se produit des deux côtés, et à travers lequel de nouvelles configurations inconscientes et conscientes peuvent prendre corps.

Puis, suite du texte, cette question, qui connaitra dans l’oeuvre de l’auteur bien d’autres réponses que celle qui vient sous sa plume à cette date là :  Qu’est-ce qui les fait échapper à la totalité ? le temps qui s’écoule, la génération, la création, la reproduction qui fait qu’une alliance passée entre les ancêtres et leur Autre peut se trouver trahie à la génération suivante, ou renouvelée, ou reprise autrement. On se retrouve au cœur même de la transmission. Il y a plus d’une origine dans une même origine ». « Même origine », d’ailleurs, dans cette approche, c’est une impossibilité. Le « même » ne fait justement pas origine, pour Daniel Sibony. Il n’y a pas de donné/créé originel dont les retranscriptions successives seraient la répétition, la réédition autrement agencée. Ce point de vue est celui de la plupart des courants de la psychanalyse lacanienne, même si pas forcément toujours celui de Lacan lui-même. Il n’est pas celui de Daniel Sibony pour qui il y a des écritures originelles, celles où est en travail la mémoire d’appel qui ne rappelle rien, ne répète rien, mais crée. Dans ces écritures là, la « première fois » est tout aussi présente – et absente – que lors des temps mythiques « où les Dieux étaient parmi les hommes » (Hésiode). Les temps mythiques sont toujours là, et pas là – comme jadis. Nous les rencontrons diversement au cours de nos vies lorsque nous ne craignons pas d’indexer les événements qui la traversent et par les quels nous rencontrons le monde, de la marque de la nouveauté, et de son élan.

Autres rappels : « L’Entre-Deux implique l’origine, il appelle à y aller voir de plus près…alors même que l’origine, ce n’est pas fait pour y aller, mais pour en partir »… »pour faire le voyage de l’origine aller-retour », repasser chaque fois par l’espace qui sert de texture originelle et en revenir » (p.22)…La dynamique de l’origine est de bouger le temps, de mouvoir l’histoire. L’histoire – les mouvances du temps avec rythmes et périodes – tient à ce que l’origine se quitte et se retrouve, se laisse secouer par sa question ou se fige. L’histoire , c’est ce qui arrive à l’origine…du fait qu’elle est fissurée, partagée, perdue, qu’elle n’est pas d’un seul tenant » – en pointillé, implicite, l’idée que si cette origine est figée, même si la vie d’un individu est pleine d’événements, et/ou que cet individu « fait des tas d’histoires »…cette personne « à histoires » est comme n’ayant pas eu d’histoire, en attente du partage par lequel son histoire pourrait avoir lieu – c’est dans cette perspective que s’inscrit, à mon sens la pertinence du positionnement de quelqu’un comme Philippe Refabert (3), de l’analyste comme témoin de ce qui n’en avait pas eu lieu, et des travaux de Françoise Davoine (4)  , qui offre aux analysants qui en ont besoin la possibilité de passer par son propre espace traumatique pour construire une représentation de celle , forclose, des ascendants , à laquelle ils ont fait l’appoint de leur folie  – « L’histoire est ce par quoi les secousses de l’origine s’inscrivent dans le temps où s’y révèlent déjà à l’oeuvre. Ces secousses morcellent l’origine et en éprouvent le morcellement (p. 43). « L’entre-deux points le plus simple…témoigne déjà de ce qu’il y a de l’Un qui se répartit entre deux.  » p. 313 « l’entre deux points témoigne d’une partition de l’un planant sur les deux de façon variable. En un sens, tout ce qui se réclame de deux termes met en jeu un partage du « un » à part inégales, sauf pour le milieu. Parfois ce passage est bloqué. Deux individus qui sont aux prises sous le signe d’un trait qu’ils se disputent sont tels que chacun considère le « un » en question comme étant de son seul côté. La médiation entre les deux points est bloquée ». .. »Cette répartition de l’Un se retrouve en topologie lorsqu’il s’agit de recoller des morceaux d’espace. Par exemple, pour permettre l’extension à tout un espace d’une propriété ou d’une fonction qui n’a qu’un caractère local,le recollement des morceaux, la médiation entre eux semble mettre en cause l’Un en tant qu’il peut être réparti entre eux, pour les marquer tous, pour assurer entre eux un lien qui les dépasse, mais qui les pose, aussi chacun dans leur singularité ». Effet de nomination infinie par coupure-lien qui assure la consistance de l’Entre Deux à partir d’un Un qui n’est ni l’un ni l’autre, mais n’est pas transcendant non plus, puisqu’il nait de leur interaction, de leur entame l’un par l’autre. « Il s’agit d’intégrer en une même entité différents points où morceaux…en laissant compter chacun selon la « mesure » qui est la sienne, selon la part qui est la « mesure » de l’ensemble. Concrètement, aller autre part pour intégrer l’ailleurs en tant qu’il manque ici, c’est du même ordre logique que lorsqu’il s’agit, entre-deux, de faire compter l’un et l’autre sans s’user  à osciller entre l’un et l’autre. Intégrer le deux ou lui donner consistance suppose un Un qui ne peut « unifier » que du fait qu’il se partage, et qu’il consent à ce morcellement » (p.315). Pour une oreille analytique, difficile de ne pas évoquer la dure situation du névrosé obsessionnel,  son oscillation indéfinie entre deux figures possibles de son désir, toutes les deux totales,  oscillation qui ne s’apaise et ne peut se résoudre que lorsqu’est intégré dans sa psychê le manque à être et son partage, entre lui et l’autre.

On voit qu’il ne s’agit pas ici d’une pensée de l’immanence, comme dans certaines traditions orientales pour lesquelles il s’agit de chercher le Tout de l’Etre, son unité profonde à travers la multiplicité de ses manifestations partielles, d’en faire vibrer la jouissance et la présence silencieuse, d’en épouser les contours en s’identifiant au « processus » des interactions en cours que le Sage reconnaît à l’oeuvre à travers les aléas de l’existence  – voir les travaux de François Julien, notamment « la pensée chinoise » (5).

Ce n’est pas non plus une pensée de la transcendance, dans laquelle la Parole – d’un dieu créateur pour les religions dites « révélées », ou pour certains lacaniens « l’entrée dans le langage », viendrait, d’en haut, sauver le monde du chaos, lui donner forme hors de l’informe etc…

Il n’y a pas d’un côté le monde réel, animé d’un mouvement intrinsèque auquel il s’agirait de s’identifier par delà les vicissitudes (côté Orient) ou au contraire (côté Occident) de s’extraire dans une geste héroïque par rencontre d’une autre dimension venue d’en haut ou d’une étrangeté radicale, que ce soient les idées Platoniciennes donnait la « raison » des choses, leur miroir théorique, ou le « langage » lacanien définissant l’homme comme « parlêtre », « dénaturé » par son rapport au langage, coupé de l’Autre etc..

Dans la perspective de Daniel Sibony, le Un, la frappe de l’originaire, n’est ni immanente au monde, ni transcendante, venue d’ailleurs, même si l’imaginaire de l' »ailleurs » est un de ses véhicules privilégis. Elle se produit à chaque fois que deux entités qui se prenaient pour des totalités entrent en contact et mettent au travail la faille qui les dé-totalise l’une par l’autre. Lorsque ce sont des humains, par exemple un homme et une femme, il s’ensuit l’amour, comme lien à l’infini. Lorsque ce sont des idées qui se rencontrent ainsi, sous le signe de la faille…il s’ensuit une idée nouvelle, prête à rencontrer le monde à son tour. Le nouveau nait de l’interaction, lorsque les deux qui interagissent consentent à un certain quantum de perte. A partir de là, l’univers s’enrichit, de nouveaux langages naissent et divergent de plus en plus, sans s’annuler ni chercher à s’englober, dans de nouvelles arborescences faites pour se déployer et être fécondées, via le travail des  rencontres à venir, dans l’ouvert.

Voilà, à mon sens, l' »os » de ce livre, le fil qui appelle à être saisi par les analystes, aujourd’hui – qui appelle depuis longtemps, à vrai dire.

Mais on peut aussi trouver interêt à ce travail d’un autre point de vue : celui des imaginaires qui s’y déploient.

Une des formes de l’imaginaire de l’Entre-Deux , présente dans ce livre, c’est le voyage. Le déplacement dans l’espace est un marqueur du déplacement dans le temps. « Tout voyage radical est une remontée du temps qui nous porte vers l’origine de notre univers, dans un trajet cosmique assez paradoxal. On va avec son temps propre, et on remonte…vers le temps de l’Autre…comme pour s’y faire reconnaître ou y retrouver le don de vie originel, ou toucher du doigt le point de bifurcation à partir d’où notre propre temps a pris naissance et s’est mis à frayer son chemin singulier…tel un vaisseau cosmique qui filerait à la vitesse de la lumière vers l’origine de l’univers…On remonte vers le point énigmatique où l’on s’est séparé de l’Autre…c’est à dire du Temps global où notre temps s’est prélevé comme un mince filament, une pelote de fils multicolores prises dans le Temps (p. 318). Ainsi Kierkegaard, qui cherchait à travers la répétition à retrouver le goût de la première fois, celle qui ne répétait rien mais était pur jaillissement d’origine. Ainsi aussi, certains transferts en psychanalyse, qu’on croit – à tort – psychotiques de par leur caractère « massif » et passionné, et qui sont recherche de ce point d’acquiescement absolu de l’Autre à l’existence du sujet, à charge pour celui-ci de reprendre par la suite cette Bejahung (« oui » originaire) à son compte comme lien fini à l »infini, et le faire voyager.  « Voyager » – et aussi entreprendre – « c’est espérer que soit redonné par l’ailleurs où l’on se porte le moment où dans un jaillissement lumineux, l’être s’est scindé, séparé de lui-même pour nous donner lieu ».

Ce temps de l’infini, pour Daniel Sibony,  est celui de la transmission.  Ce n’est pas le temps linéaire. Il n’a pas vocation à n’être connu que dans la nostalgie du passé où l’attente – indexée de souffrance – du futur où il semble parfois  s’enliser. Ce n’est pas non plus en tant que tel le temps de la jouissance immobile et du sentiment océanique de l’existence qui détache des choses, via le « flash » d’un « trip » solitaire ou méditatif. Il se présente dans nos vies à chaque fois qu’un événement nous atteint dans sa dimension de nouveauté, que nous y prenons part en étant présents, pas trop encombrés de ce qu’on est ou de ce qu’on sait, et qui aurait tendu à le « délayer ». « Délayer », c’est dissoudre l’acuité d’un propos dans du bavardage. En anglais « to delay » veut dire « retarder ». La langue du 16ème siècle aussi l’utilisait en ce sens. « Ne délayez point tant » – ne tardez point tant. Il est vrai que souvent, les événements – les appels de l’infini – ne nous parviennent que..delayés. Dans les deux sens du terme : après coup de leur temps propre ( rare qu’on soit son propre contemporain) et déjà recouverts de commentaires, voire annulés par ces commentaires.

Autre développement, très « parlant », sur cette question du « départ » et du « retour », de l' »ici » et du « là-bas », de l' »inclusion » et de l' »exclusion » : « l’origine ne se définit plus par l’appartenance, mais par le processus d’entre-deux qu’il impulse ».. »pouvoir quitter l’origine autrement qu’en lui cherchant un simple double ou un reflet, rester ouvert à ses irruptions récurrentes est un défi qui n’est pas simple à relever. Il y faut une force d’amour qui tienne autant de la passion que de l’exil, du détachement passionné et serein » (p. 339). Le « il y faut », dans ce texte ne relève pas, à mon sens de la prescription d’une sagesse à chercher – ce en quoi, malgré la résonnance qu’on pourrait y entendre, ce « détachement passionné et serein » ne relève pas de la position subjective du sage taoïste ou Confucéen, d’une recherche de « la voie » qui ne se fixerait à aucun moment « partiel », vu que seul le vide serait réel en tant que riche de tous les possibles (thème récurrent des sagesses orientales) – plutôt comme la désignation d’un x dans un raisonnement mathématique. « pour que x, il faut et il suffit… ». Nulle position idéale ou idéelle à l’horizon. Même si : (p. 341) : »l’Entre-Deux est la pulsion identitaire à l’état vivant »… »qui empêche de s’identifier à l’un ou l’autre de deux termes ». Elle renouvelle l’épreuve du passage et du déplacement sans toujours en faire une errance ». Certes, mais en général, nos identifications inconscientes, on ne perçoit qu’elles nous ont immobilisé – rendus un peu « morts » – qu’après coup…lorsqu’on s’en est séparés quelque peu….c’est une utopie (féconde) que de supposer que la pulsion identitaire pourrait être, toujours, « à l’état vivant », disponible et mobile.

« L’origine est à prendre comme fonction d’être radicale où l’un prédomine juste avant de bifurquer d’ouvrir des entre-deux »… »la notion d’objet semble s’évanouir, non au profit du signifiant » – ce livre datant de 1991, il était important que ce soit dit – « mais du champ de forces et de relations en perpétuel mouvement, avec des plis, des replis, des déploiements, des rythmes et des battements de la mémoire. Les deux éléments bifurqués ne sont pas les mêmes, mais leur différence est indémontrable. Et ce, dans la trame du vivant, au niveau de la matière : deux mêmes particules, issues d’une même collision, se comportent comme si, bien que très loin l’une de l’autre, elles demeuraient en relation, relation médiatisée par ce qu’elles ont en commun, le choc originel d’où elles procèdent. L’entre deux procède de l’être bifurqué, déchirement ou trauma, secousse d’origine…qui manifeste l’origine » (p. 347).  Parmi les analystes qui ont travaillé avec des patients porteurs de problématiques psychotiques, qui n’a pas connu l’expérience suivante ? les années ont passé, le patient est parti depuis longtemps, et puis un jour, pour une raison ou une autre, on pense à lui, et même on se met à écrire à son sujet. Dans la journée qui vient, cette personne, pour une raison ou une autre, téléphone. Ou écrit.

Ce par quoi se déploie aussi l’imaginaire qui est indexé dans ce livre, c’est également  l’illustration, choisie dans l’édition du Seuil de 1991 sur la couverture : un tableau de Rembrandt représentant « Isaac et Rebecca », qui s’appelle « la fiancée juive ». La tenue des personnages est celle du 17ème siècle, ce qui rayonne entre eux est hors temps. Ils se touchent et ne se font pas face, leurs regards ne fusionnent pas, ne cherchent pas à capter/capturer celui de l’autre. La femme effleure son ventre de la main, comme si elle pressentait qu’un jour, il portera Esaü et Jacob, et leur futur antagonisme. L’ampleur de la robe peut même donner l’illusion qu’ils sont déjà là. En tout cas, leur place est prête et l’histoire en cours d’écriture. Ce tableau de Rembrandt est, sur cette couverture, scindé en deux. Il se présente au lecteur comme traversé d’une ligne brisée blanche d’une certaine épaisseur (tout juste deux millimètres – ni un, ni trois). Cette ligne brisée n’est pas juste un trait qui sépare, mais déjà un espace. Cet espace communique avec l’espace blanc où s’inscrit le titre et le nom de l’auteur. Rappel de la coupure-lien, de l’alliance tel que le récit biblique en fait le récit : c’est un serviteur qui était allé chercher Rebecca comme épouse pour Isaac au pays dont Abraham était parti. Celui-ci ne voulait pas pour son fils une femme d' »ici » – de Canaan – mais une femme de « là-bas » qui viendrait « ici » – une femme déplacée, donc..Et cette « fiancée juive » a été peinte et est exposée à Amsterdam, au cœur de l’Europe, ville spécialement riche en ce 17ème siècle, d’art, de pensées, d’inventions nouvelles – Descartes y a séjourné entre autres, lui aussi « déplacé »- grâce au dynamisme que la Réforme a insufflé au christianisme en le détotalisant, via la césure qui l’a scindé en versions divergentes dialoguant, et s’opposant, les unes avec les autres.

Coupure-lien entre générations, alliance marquée de bifurcations, de cassures ressaisies, de dissensions rattrapées (Esaü et Jacob ne furent pas Abel et Caïn, mais leur fraternité ne fut pas de tout repos). Evocation aussi du coup de foudre dissymétrique qui « frappa » Isaac et Rebecca lorsqu’ils se virent pour la première fois. Rebecca…tomba de l’âne qui la transportait lorsqu’Isaac se présenta à sa vue – elle « tomba..amoureuse » de l’homme à qui avec son consentement on l’amenait. Et Isaac la conduisit aussitôt…sur la couche de sa mère Sara qui venait de mourir « et il la connut et se consola avec elle ». A entendre non pas comme « elle aurait remplacé sa mère, lui aurait servi à nier le deuil, en amortir le tranchant », ni comme « ils partagèrent la même perte » (après tout, elle venait de quitter toute sa famille, et son enfance, elle aussi, pour venir vers l’inconnu), mais plutôt, dans le mouvement de ce livre , ainsi : ils jouirent ensemble du manque à être, en l’occurrence sexuel, que leurs origines avaient su leur transmettre.

Partage et alliance avec leurs conséquences, y compris dans les secousses qui s’ensuivent, c’est ce qu’évoque donc ce tableau de Rembrandt travaillé sur la couverture. Et c’est aussi dans la partie qui contribue à conclure ce livre « en guise de conclusion », ce qui est explicité en fin de parcours, avec des mots qui visent à l’exactitude et des images parlantes. Les pages de 343 à 346 sont les temps les plus forts de ce livre, car l’abstraction, l’effort pour dire au plus près, pour transmettre l’intelligence de la chose, se mêle à la pensée imagée, concrète, destinée à en évoquer, pour la sensibilité, la présence.

Quelques extraits :« ce partage peut s’illustrer par une certaine idée de l’alliance comme coupure-lien. Il se trouve que c’est l’Ancien Testament qui le premier a mis en lumière cette idée » – en tout cas l’Ancien Testament dans la lecture qu’en fait Daniel Sibony. On a vu que cela éclairait le choix de ce tableau en couverture et son « traitement », tableau où un thème biblique est présenté sans que prétendent être représentés, de manière réaliste, des « temps bibliques » – « Pour faire alliance, on coupe en deux, on reconnaît la coupure, voire la béance, ça ouvre l’espace d’un entre-deux à travers quoi passent le lien, ses transmissions, ses traductions et métamorphoses, et on renoue avec tout ça. L’entre-deux devient un espace de liens « entre » l’un et « entre » l’autre. C’est sous cette forme étrange que l’hébreu biblique exprime l’entre, l’inter : il le redouble. Il dit, faisons une alliance entre toi et entre moi. Déjà, l’inter latin dit que l’effet d’entre deux est interne à chacun d’eux. Il n’est pas extérieur aux deux termes. Il les marque, et de cette marque, il les relie. L’inter-section de deux parties est une entame à chacune d’elles : l’interaction. ».  Insistons là-dessus : il y a là une idée différente de ce que transmet François Julien à propos de la pensée chinoise. Celle-ci  avance à travers l’inter-relation de contraires qui « composent » la réalité, par leurs mouvements et leurs alternances entremêlés, le yin et le yang, le visible et l’invisible, le chaud et le froid, la Terre et le Ciel, le Paysage et l’émotion etc…Ces dualités sont , chacunes, complètes, et font place à l’une au sein de l’autre par transformations continues et interdépendance. L’un ne va pas sans l’autre, chacun a besoin de son contraire pour exister – présence du chaud dans le froid et du froid dans le chaud, du masculin dans le féminin, du féminin dans le masculin etc…sans pour autant être entamées l’une par l’autre à travers ces transformations. Leur succession est une suite de fusions dont les modalités singulières sont des actualisations de toujours la même force indéfinie qui les habite et préside à leurs successions asymptotiques. Les coupures qui les traversent n’ont pas valeur signifiante. Le discours et le bruit du monde ne sont que les métamorphoses du même fond silencieux qui en fait le trame, et que le Sage se donne comme visée d’exprimer en en épousant l’indétermination, par ses actes et ses paroles. Au fond, dans cette perspective – le monde dit toujours la même chose, qui est indicible. Il manifeste diversement sa présence, mais ne connaît en son sein rien d’inaugural. Tout autre est l’entre-deux dont Daniel Sibony introduit dans ce livre le concept. Les dualités qui s’y produisent sont séparées d’elles-mêmes par le mouvement de leur rencontre, et de ces séparations, qui à chaque fois les révèlent comme « se » manquant à elles-mêmes nait la dimension du nouveau, du commencement, de l’émergence de l’infini au sein du fini.

« L’entre, tel qu’en parle la Bible, est bien curieux. Par exemple, l’arc-en ciel sera signe d’alliance entre moi et entre les vivants, dit le Dieu après le Déluge. Cette façon de redoubler l’entre tient à mentionner les deux faces qui se font face : même si elles s’articulent ailleurs, au loin, avec torsion ou sans. On tient à marquer que toutes deux sont perçues dans l’entre-deux, qui ainsi fait retour sur chacun et la démultiplie. Dire « entre toi et entre moi », c’est dire que toi et moi se pluralisent… »… »S’engager dans l’entre-deux pour pouvoir en sortir, et déjà , pour échapper à l’unité narcissique »..Ce pourquoi, ailleurs, Daniel Sibony dit qu’on lit un texte « avec sa bouche ». Non qu’il faille forcément le lire tout haut, et pas seulement dans sa tête, comme quand petit on découvrait les lettres – mais du fait que « lire » un texte implique de ne pas l’avoir « intégré » au sens de « avalé » en tant que support identificatoire. « Celle-ci » – l’unité narcissique, donc – « absorbe très bien la différence ».. »c’est sur l’entre-deux qu’elle achoppe, c’est son épreuve de vérité ». Il n’est pas si difficile de parler « à côté » de quelqu’un, dans le respect de son cheminement singulier, et en étant d’accord, par avance, sur les désaccords à venir. Question de savoir vivre et d’urbanité. L’épreuve, mouvementée , commence, lorsqu’on quitte cette posture aseptisée en se laissant toucher par le retour sur soi de ce qui est en cours, lorsqu’on ne s’en défend pas trop . « Lire », avec son Inconscient, le « texte » Inconscient que porte le patient, ou qui le porte, c’est inventer des actes de parole qui témoignent de la façon dont ce texte vous a atteint – actes de parole qui ne perdent pour autant jamais de vue que la suite est en attente d’être écrite – ailleurs et plus tard.

La psychanalyse,  comme l’a rappelé M. Safouan dans un livre récent (6) est apparue dans le champ social comme « Science, thérapie et cause » – qui sont des déclinaisons de l’Un. L’oeuvre de Daniel Sibony, et tout spécialement à partir de cet ouvrage charnière, « Entre Deux » , s’essaye à une pensée du Deux. Cette démarche, qu’il dit tenir de la fréquentation des textes bibliques est, à mon avis dans une résonnance profonde avec ce qu’on sait aujourd’hui, après tant de décennies de trajet parmi nous, de l’invention Freudienne telle que transformée par d’autres champs que celui des névroses où elle a pris naissance, quant à la naissance psychique d’un être : elle ne va pas sans que de quelque manière, la matrice psychique d’un autre, porteur de la fonction maternelle, en soit quelque peu, sinon déchirée, du moins entamée. Le don d’un appareil psychique a un coût. Nul parent, ni thérapeute de psychoses n’en disconviendra.

Mais sur ce coût, Daniel Sibony fait silence, dans ce livre là, comme dans la plupart de ses – nombreux – écrits.  Il préfère suivre et inscrire  les trajets de la lumière d’être qui naissent  de ces traversées. Et tant mieux. Car voici ce qui en résulte, et sur quoi s’achève ce livre – et s’inachève ma lecture : « Et le livre » – la Bible, donc, à travers quoi il nous parle – « donne justement cette première forme d’alliance, l’arc-en-ciel après le déluge, signe d’alliance entre le divin et entre toute âme vivant dans toute chair sur la terre ».. »L’arc, une forte image de l’entre-deux. Bandé dans la lumière par la force de l’orage, il tire des flèches d’eau, puis ses traits tirés, il se repose dans la lumière décomposée. Il émerge et fait lien entre deux points de la terre, il les fait se rejoindre. Comme une anse qui lie par ailleurs par la voie des airs, il manifeste la terre comme prenable « par ailleurs », raccrochée à autre chose au moment où l’orage rappelle qu’elle fut submergée – lors d’un partage premier, sans précédent – puis noyée à l’origine dans les eaux de l’origine (le tohu-bohu), noyée une seconde fois lors du déluge. Cet arc vient donc en tiers inscrire l’appel à ce qu’elle ne soit pas, encore, anéantie dans les retombées qui la submergent. L’arc, signe d’alliance entre moi (l’être temps) et entre la terre (la matière, l’espace) ».. »Et cette alliance est dressée. L’arc érige l’alliance de vie arc-boutée sur cette image : le ciel envoie ses flèches d’eau, la terre les flèches des pousses qui en résultent, espace d’une fécondation, image d’un sexuel cosmique. Dans cette érotique, les gerbes répondent aux flèches humides, et disent que tout n’est pas noyé ni détruit, que dans la mêlée érotique entre l’eau du ciel et la terre, la mort est frôlée, mais au profit de la vie.. »… »L’arc est aussi le trait d’un voyage : voyager, c’est être un jet vivant d’un point à l’autre de la planète, arc ou trajet d’une migration avertie ».

eva talineau

notes :

1°) de Newton à Freud. Ouvertures du temps de l’Autre Ecritures. (sur le blog)

2°) J.M. Rey et Wladimir Granoff : « l’occulte dans la pensée Freudienne »

3°) Philippe Refabert – de Freud à Kafka

4°) Françoise Davoine – trauma et histoire

5°)François Julien « la pensée chinoise »

6°) M. Safouan « la psychanalyse, science, thérapie et cause », lecture sur le blog

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