Brèves d’actualité

RAIN

Vu hier soir, ce ballet à l’Opéra Garnier, grâce à un malentendu. Ce n’est pas moi qui avais pris les places, je croyais aller voir un ballet de Prejlocaj ! à l’arrivée, surprise, c’était d’une chorégraphe que je ne connaissais pas Anne Teresa de Keersmaeker. Le titre du ballet était bien « rain ». Le hasard, parfois, vous fait des cadeaux, ce ballet a été magnifique. La vie jaillissait et bondissait par tous les corps, si beaux, si réels, toujours en mouvement, avec force et grâce. Les tableaux que composent ces 10 danseurs, 7 toutes jeunes femmes, 3 jeunes hommes – disposition rendant la simple symétrie impossible, c’est autrement qu’il fallait créer – se décomposent  en trajectoires jubilatoires où toute la scène est habitée, les danseurs se mélangent, mais à peine a-t-on cru voir une trame que d’autres se détachent, une autre se dessine en même temps, on sent qu’il y a une rigueur, des calculs animant ces mouvements, sans avoir jamais le temps d’y repérer une régularité qui ferait loi – cela alors même que la présence de la  rigueur de lois,  accompagnant la grâce, est, d’un bout à l’autre, évidente.

La musique, moderne, est hypnotique, un tempo répétitif est servi par des pianos, xylophones, voies humaines utilisées comme si c’étaient des instruments.

Le programme que je n’ai consulté qu’après – lorsque c’est un spectacle de danse, je préfère ne rien « savoir » à l’avance – m’explique que les déplacements des danseurs suivaient les principes de la suite mathématique de Fibonacci, dessinant une topographie faite de superpositions de rectangles dans lesquelles s’inscrivent des spirales, et qui foisonnent de lignes droites, de diagonales, d’autres spirales encore. Sans savoir cela, on sent bien que ces mouvements si précis, et en même temps jamais saccadés ni détachés les uns des autres – jamais vu une danse aussi liée servie par ces corps déliés – ne sont pas une sorte de chaos, mais au contraire la résultante d’une rigueur de pensée et d’action qui aurait comme caractéristique de n’avancer jamais que mélangée à d’autres logiques qui l’enrichissent et la complexifient. Je ne sais pas si on peut dire de séquences dansées qu’elles sont « polyphoniques » ? pas d’autre terme me vient à l’esprit.

Le pas de base de « rain » est la marche rapide, voire la course, des danseurs. Mais même ces actions simples, « marcher », « courir » , ne sont jamais simples : jamais une ligne de ces jeunes gens ne tient plus que quelques secondes avant d’être traversée par une autre ligne occupant l’espace autrement, et d’ailleurs même dans les séquences où on croit qu’ils sont alignés, cet alignement est sans arrêt remanié par le fait qu’un, ou deux, ou trois danseurs s’en détachent et y reprennent place autrement, en même temps que la séquence de mouvements continue. La manière dont tout cela se coordonne alors qu’il n’y a pas un instant d’immobilité ou d’arrêt, ni même d’hésitation tient du prodige ! le mouvement est tellement prenant que lorsque l’idée vient au spectateur de compter « mais combien sont-ils, sur scène ? », il lui faut un certain temps, et s’y reprendre à plusieurs fois pour être sûr de son fait !

Les séquences dansées par deux, trois, quatre, oscillent entre un chaos ordonné et des instants d’unisson destructurés – mais les couleurs aussi « dansent », dans ce spectacle. D’aborde couleur beige-chair dominante, puis au fur et à mesure que les mouvements s’accélèrent et les corps se réchauffent, entrent dans des séquences de plus en plus vivantes,  vibrantes, les vêtements deviennent roses, fuschias, parfois une robe, ou un haut, ou une jupe, ou un jupon juste entrevu, un pantalon ou un tee-shirt, aussi bien. Vers la fin du spectacle, on retourne au beige, et apparait même du blanc, sur le pantalon d’un des jeunes hommes, la robe d’une des jeunes femmes, sur fond argenté.

La musique s’appelle « rain » – pluie – et en effet, à certains moments, il ne faut pas tant d’imagination pour voir tous ces corps en mouvements, si beaux dans leurs mouvements, comme autant de gouttes d’eau agitées par des forces qui les dépassent, les traversent, les font se rejoindre, se disjoindre, leur impriment un ordre , des ordres, qui rayonnent de force, de fierté, de souveraineté paisible. Ne manque même pas l’appel de la chair, qui tourne au  milieu de toute le reste. A travers l’éveil  de ces roses et fuschias, vifs, vers le milieu du spectacle, mais aussi via la forme du corps de ces jeunes filles, le choix qui a été fait par la chorégraphe de les présenter nues sous leurs robes, pieds   nus aussi, non pas harnachées comme le sont parfois les danseuses pour assurer la pureté de lignes où rien ne bouge – abstraction du corps devenu épure au service de l’art – mais au contraire non contraintes, seins et hanches bougeant aussi librement. Du coup, un érotisme discret, participe au charme du ballet – les danseuses ne sont pas « asexuées », ni des « icônes sexuel , elles sont  présentes, sur ce mode ténu et fier, dans leur chair.

Conclusion : ce spectacle  est à couper le souffle. Les danseurs de l’Opéra Garnier, qui  sont de magnifiques professionnels le soutiennent sans un instant d’absence, visages souriants et exprimant la joie,  pendant 70/75mn. Les musiciens dans la fosse d’orchestre , au nombre de 18, servent avec bonheur l’œuvre de Steve Reich (compositeur contemporain que je ne connaissais pas jusqu’à hier). Là aussi, d’ailleurs, ça bouge, ça change de places. Les rythmes implacables  des pianos,  des xylophones – au nombre de deux – des percussions ne sont pas toujours  servis par les mêmes exécutants. La  respiration humaine y introduit des contre-rythmes, via les voix, les instruments à vent. Ainsi, la musique est-elle déjà porteuse de cette dissension interne, portée par des lois, que les danseurs « interprètent » sur scène, grâce à la chorégraphie de Anne Teresa de Keersmaker. La beauté de ce spectacle vaut vraiment qu’on se trouve dans la situation – pour  moi imprévue – de le rencontrer..

eva talineau

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TROUVER PLACE

 

trouver place, se déplacer, la lutte des places.

 

Une place, tout corps  plongé dans la vie en a une – même si c’est celle d’avoir à frapper à la porte de l’existence sans y entrer, pour prouver à ceux qui sont en place combien la leur est bonne. Se déplacer, en revanche, suppose qu’autre chose aie eu lieu – une expérience. L’expérience originelle, qui permet d’aller quelque part, et d’en affronter le vide et l’inconnu sans s’effondrer, l’annuler en le pré-supposant connu, ou s’agripper trop longtemps à des symptômes/béquilles, c’est celle d’avoir déplacé l’autre, un autre, n’importe quel autre. D’avoir frayé un passage dans la psychê d’un autre être , tel que celui-ci ne soit pas sorti intact – intactus, c’est intouché – de vous avoir rencontré. Frayer un passage, ce n’est pas impressionner, laisser des images – des images de soi, on en sème un peu partout, parfois incroyablement farfelues, voire délirantes, et c’est une épreuve, parfois, d’y être confronté par hasard ! on n’en sort pas intact, justement, mais impressionné, parfois par l’ampleur du malentendu…..frayer, c’est autre chose, c’est inscrire, et même inscrire doublement, en soi, et en l’autre. On n’inscrit pas tout seul, mais sur la peau de l’autre, en même temps que sur la sienne, non pas des images, mais des germes d’imaginaire, ombilics de rêves et d’actes à venir.

Avoir une place dans l’existence, c’est renconter les autres de manière inscriptive. Lorsque ça a lieu, on se sent vivant, on compte pour les autres, les autres comptent pour soi. Lorsque ces inscriptions s’entrecroisent,  se rencontrent, c’est une grâce.  Cela ne veut pas dire que c’est  simple, ou idéal. La vie n’est pas un jardin de roses, comme dit l’autre, ce qui n’exclut pas qu’il y aie des roses, parfois, épines comprises. Trouver place, c’est donc être en capacité de déplacer les autres et d’être déplacés par eux. On croit parfois qu’on se déplace jusqu’à trouver la bonne place, ou alors qu’on est soit dans l’occupation de l’emplacement (fixe), soit dans le déplacement (mobile, de nos jours c’est très recommandé). En fait pas du tout. On ne trouve une place que si on l’inscrit, et on ne peut pas l’inscrire seul, sans une surface sensible et à peu près consentante. Sinon, il y a le viol, qui n’est peut-être pas le plus vif de la rencontre humaine.

Le monde des humains, n’est pas composé de trous où chacun aurait, ou pas, une place attitrée – à la rigueur, la tombe pourrait être une telle place, même si la mode est plutôt à l’incinération – ou se déplacerait de trou à trou, par sauts d’une case à l’autre – le symbolique n’est pas une combinatoire de places dont la logique commanderait nos destins, de surplomb – la transmission, ce n’est pas transmettre à un corps qu’il a une place, dans la filiation par exemple, même si c’est tant mieux si ça se fait, ça donne des repères, comme on dit – c’est , avant tout, transmettre l’expérience qu’on est prêt à la créer, avec lui, cette place – c’est cette expérience de co-création de l’emplacement, qui est fondatrice, dans une vie humaine. Le reste est  aliénation, d’ailleurs nécessaire au frayage d’un travail de la limite.  Un monde sans aliénation serait fou, et aucun déplacement  n’y serait possible, pas plus qu’un avion ne pourrait voler dans le vide, sans la résistance de l’air ! ce n’est pas par hasard que l’utopie d’un travail  qui ne serait plus aliéné a donné lieu à l’une des pires aliénations du 20ème siècle (le communisme). La fascination, au sein de la  culture occidentale pour l’initiation , les rituels qui font passer d’une place à l’autre dans les cultures autres , témoignent d’une difficulté à penser l’existence comme en train de s’inscrire, individuellement et collectivement. On fantasme un lien social qui se donnerait d’évidence, et où il suffirait de prendre place de la manière prescrite.

La lutte des places, donc – concept inventé il y a plusieurs décennies par Daniel Sibony pour faire pendant à l’idée de « lutte des classes », et qu’il pense être un des déterminants de la société contemporaine – n’a donc pas, en dépit de l’imaginaire de rivalité fraternelle que cette idée porte avec elle, on se battrait pour des places, des trous, comme on suppose que nos ancêtres le faisaient pour des morceaux de mammouths – qui est bien une réalité sociale, hélas, n’est peut-être pas une nécessité intrinsèque,  de toujours  inscrite dans la psychê. Une nécessité politique , alors, vu que l’histoire humaine est faite d’affrontements et d’alliances dont les sujets sont les individus en tant que non divisés, les individus en tant que gestionnaires de leurs vies, où les besoins  font loi ? C’est à voir. En tout cas, ceux  dont  les besoins élémentaires sont à peu près satisfaits ,   et qui sont prêts à tuer pour occuper une place –  tuer symboliquement plutôt que réellement, de nos jours, dans la vie politique et économique –  c’est que, paradoxalement, cette place, ils ne l’ont pas trouvée, pas inventée, elle est restée inerte, donc ils ne l’ont justement pas, la place qu’ils pensent avoir trouvée et qu’ils ont tellement peur de perdre. Disons plutôt que c’est en tant qu’ils ne l’ont pas qu’ils ont peur de la perdre.  La trouver comme place, y trouver place supposerait de pouvoir  prendre le risque de la perdre, cette place,  en tant qu’objet d’une jouissance imaginaire .  Comme ces liens de couple inertes, qui ne prennent vie, laissant apparaitre le noyau d’amour qu’ils recèlent, que lorsque l’un des deux prend le risque de casser ce qui le fait tenir comme pur placement de libido, capital identificatoire, ou assurance tout risques.

Trouver place, ce n’est pas être nommé à une place – quand bien même c’est un préalable dans la plupart des secteurs du champ social , il faut un mot de passe pour oeuvrer , encore est-il conseillé de ne pas passer sa vie à oeuvrer pour quêter des mots de passe. – C’est inscrire, pas tant son nom ou son image, en se faisant homme sandwich de soi-même – entreprise qui laisse à qui s’y emploie un arrière goût de cendre – que quelque chose par où on se compte. Cela suppose d’oser le faire, cela suppose aussi que le support d’inscription y soit consentant. C’est bien loin d’être le cas, par les temps qui courent. Peut-être d’ailleurs qu’il en a toujours été ainsi , ce pourquoi les inscriptions singulières ont dû, si souvent, s’habiller en robes de « vérités », par lesquelles des foules avides d’idées fortes, ont aimé être violées. Il n’y a pas de véritable inscription sans double inscription. Pas d’un sans autre.

Est-ce à dire qu’un des signes qu’on a trouvé place, dans l’existence, c’est qu’on n’a pas peur qu’on vous la prenne ? pas forcément. Ne pas connaitre cette peur, cela peut aussi dénoter une sorte de narcissisme par où on s’isole, psychiquement de la réalité, comme un enfant qui ferme les yeux, pensant, par là, éloigner le danger.  Car ceux qui n’ont jamais trouvé place, faute de cette expérience  fondatrice où on a déplacé quelqu’un d’autre,   altéré à lui-même, n’en occupent pas moins toutes sortes de places, et veillent à n’être pas dérangés dans la jouissance des lieux où ils sont enlisés. De même, l’absence de jalousie et de possessivité dans un couple est à la fois une manière de reconnaitre l’altérité de l’autre (aimer l’autre, c’est le laisser libre, c’est bien connu), et une manière de récupérer la mise par derrière – aimer l’autre au point d’aimer son désir d’une autre femme, ou d’un autre homme, c’est l’aimer en tant qu’on serait cet autre, soi-même, donc c’est assimiler cette altérité de l’autre à soi. On voit que la question de la place – sociale, amoureuse…n’est pas simple.

Un roman populaire d’une femme écrivain, Annie Ernaux, qui s’appelait « la place », avait eu, il y a quelques décennies, beaucoup d’impact. Il racontait la difficulté d’une jeune femme d’un milieu populaire (cafetiers), à trouver sa place dans le milieu bourgeois auquel par ses études et son mariage, elle avait accédé. Elle parlait de son déchirement, entre l’amour qu’elle portait aux gens simples dont elle était issue, et qui était fiers de son parcours qui pourtant la rendait étrangère à leur monde, et les nouveaux codes sociaux auxquels elle devait se conformer pour être acceptée dans son nouveau milieu. Elle disait n’avoir de place nulle part. Ce petit roman, peu inventif par l’écriture, avait eu un succès fou – signe que cette question de l’entre-deux places faisait signe à beaucoup. On en avait fait, à l’époque, un emblème, du malaise de cette jeune femme, de la difficulté de naviguer entre plusieurs « identités ». Pourtant, ce qui ressort de sa lecture, c’est un tout autre malaise : celui de quelqu’un qui cherche, en vivant, une identité. De fait, elle a continué, après ce livre, à en écrire d’autres – tous de la même veine, où un moi cherche à se fixer dans du texte. Le plus récent offre au lecteur …de se regarder lui-même dans son quotidien, les courses au super-marché d’Auchan à Cergy. Il a d’ailleurs du succès, pourquoi pas ? le lecteur s’y reconnait, tout comme il avait reconnu , aussi, dans ce premier livre, le désir de l’auteur de se reconnaitre enfin quelque part.

 

eva talineau

 

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l’absence

(pour la revue « écrit-vains »)

 

thème proposé : que faire pendant l’absence ?

Il faut déjà avoir une certaine présence à soi-même, un consentement à l’appel qu’on est, en deça et au-delà des identifications dont on est porteurs, pour pouvoir poser, supposer, l’éloignement d’un autre, dans le temps, dans  l’espace – comme  » absence ». Cela n’est pas donné à tout le monde, bien des êtres ne sont pas en état de continuer à faire exister en eux-mêmes, pour eux-mêmes, l’autre qui n’est pas là – ils n’ont pas accès à la supposition inconsciente que des parties d’eux-mêmes continuent « quelque part » à exister pour cet autre, dans un coin de sa psychê en leur absence, qu’il le sache ou pas – du coup, symétriquement, cet autre n’existe pas pour eux quand il n’est pas là – n’existe qu’un gouffre, un trou abyssal qui aspire toute image vive. La joie de la présence n’a pas fait trace, ils n’ont pas vécu l’expérience d’émouvoir l’autre, émouvoir au sens de déplacer, de le rendre autre, quand bien même ils auraient été « investis » comme « objets », pour un temps, ce qui les a sauvés du non-être. Daniel Sibony utilise à propos de ce type d’investissement maternel le terme d' »emboutissage phallique » – les enfants de telles « portées » se remplaçant l’un l’autre, valant l’un pour l’autre..

Pour des êtres non rencontrés , pas forcément en état de  » collapsus de la transcendance », comme dit Oury à propos des schizophrènes, mais vivant par à coups dans une espèce d’hébétude, sans confiance dans la possibilité de compter pour l’autre, de se compter comme autre, la non-présence est un ravage – qui les percute de plein fouet, ou est à peu près colmaté, par son déni, via des objets.. non objectaux (sans altérité)…. des conduites anti-dépressives, des « blancs » de la pensée….le champ de la psychopathologie est large…et inclut des conduites tout à fait « normales » et « raisonnables », et socialement bien vues où on tue le temps par des « occupations » vides ..qui peuvent, heureusement, finir par être appréciées et faire sens pour elles-mêmes, et conduire quelque part, tant la psychê humaine a des ressources pour recréer de l’altérité à partir de n’importe quel bribe d’être.. ! Bon nombre des « faire » qui apparaissent dans une telle condition ( conduites addictives, pulsionnelles ou mondaines, accumulations de liens où il ne doit rien se passer..), visent à annuler non pas l’absence de l’autre, d’un autre aimé, mais le fait que toute absence est un trou, qui renvoie au trou que ces personnes se sentent être, inconsciemment…pour cet autre. Non lieu. Diversement aménagé .. Supporter l’absence d’un autre, le fait qu’il puisse vous « manquer » (dans tous les sens du terme !) – supporter l’existence de cet autre, qui n’est pas un prolongement de soi – sans désinvestir le lien sous prétexte qu’il n’est pas total , ne résume pas l’autre et ne vous résume pas non plus – vivre avec ce quantum d’ absence, dans une certaine joie et confiance, suppose qu’on aie métabolisé que sa propre présence fait sens pour cet autre , peut-être même pour les autres, en général, qu’on aie consenti à parier sur la possibilité de liens à la fois discontinus, et qui durent. Cette possibilité, on ne peut pas se la donner à soi-même, on ne peut que la recevoir d’un autre, qui vous la transmet, pour partie inconsciemment, dans la mesure où on y est consentant.

« Que faire pendant l’absence » est donc une question qui suppose déjà un pré-acquis, un accord, sur pas mal de points, qui justement ne vont pas de soi.

Par delà ce qu’il en est apparu à Freud du temps de son observation du « fort-da », sempiternellement commentée et recommentée par des générations d’analystes comme moment-clé de la « symbolisation » de l’absence, on ne symbolise justement pas seul, même si la possibilité d’être seul sans perdre le soutien qu’offre la confiance qu’il existe, hors de sa propre vue, des images – partielles – de soi dans l’autre, dans les autres, images qui continuent à vivre, à suivre leur cours pendant le temps où cet autre, ces autres, sont occupés par ailleurs, et que soi on est occupé aussi ailleurs – est en effet quelque chose qui doit se symboliser pour chaque couple mère-enfant (mère ou tenant-lieu, peu importe) à travers les événements, et le temps, de leur rencontre. Dans le moment saisi par Freud, un petit joue avec une bobine à reproduire, sur la scène de son jeu, sa propre disparition et apparition pour la mère – il est la bobine avec laquelle elle joue, elle le prend, elle le jette – et elle est aussi la bobine avec laquelle il joue – il la prend, il la jette. Apparemment, Freud surprend le petit à un moment où il est plus content de jeter que de voir réapparaitre, et il fait de ce constat un des éléments avec lesquels il argumente l’existence de « la pulsion de mort », que Lacan par la suite met en continuité avec sa pensée du « symbolique » qui en donnerait la vérité, selon lui . Il n’est pas inintéressant de tempérer de telles constructions et envolées conceptuelles, en faisant remarquer que ce moment, pointé par Freud, n’est qu’un morceau du jeu , plus large, qu’il y a entre cet enfant et sa mère , dont le champ reste à cette époque pour Freud – occupé ailleurs – inaperçu, donc impensé – rencontre où chacun laisse des traces dans l’autre, se sépare de ces traces – bien obligé, on ne vit pas collés – puis les retrouve, non pas par un jeu volontariste dont l’un ou l’autre serait le maître, ou qui serait dirigé par quelque deus  ex-machina implacable pour lequel le petit et sa mère seraient des marionnettes (conception folle de l’Oedipe, et de l' »ordre symbolique », dans une version complètement machinique, qui se rencontre encore parfois) , mais par le mouvement de la vie, et les traces mouvementées, Inconscientes et parfois conscientes, qui s’en-suivent dans nos psychês – on peut appeler cela, aussi bien, le réel de la vie, tuchè, et non automaton – mouvement où alternent saisissement, ressaisi ou non, et désaisissement, auquel, pour les deux, le petit, la mère, il est question de consentir…sans justement se prendre pour quelque bobine, ni pour quelqu’un qui, sadiquement, prendrait les autres pour des bobines, ou soi-même pour une bobine à lancer à leur tête !

Mais reprenons autrement . Dans le premier tome de son autobiographie, « mémoires d’une jeune fille rangée » Simone de Beauvoir raconte qu’une année, vers ses 13 ans à peu près, elle a passé un été sans avoir goût à rien. Tout lui pesait. Ses parents, sa soeur, les autres, les jeux, les livres, le monde était terne. Elle était triste, abattue, se trainait, ne savait pas pourquoi. Puis la rentrée scolaire a eu lieu, et dans la cour de l’Ecole qu’elles fréquentaient toutes deux, elle a soudain aperçu la silhouette de son amie, G….En un instant, le vide morose de cet été interminable s’est envolé, une joie aigue s’est saisie d’elle, elle était de nouveau vivante, réelle, le monde retrouvait ses couleurs…. Ce n’est que bien des années après qu’elle s’est dit, qu’elle nous a dit, à nous lecteurs : »c’était de l’amour », « je l’aimais », « elle me manquait »,  » j’avais tant souffert de son absence  » – l’enfant, pré-adolescente qu’elle était alors n’avait pas de tels mots à sa disposition. Les eût-elle rencontrés dans quelques uns des « classiques » qu’on lui faisait lire – « Ariane, ma soeur, de quelle amour blessée, vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée…… » , – eût-elle songé qu’Ariane était sa soeur, de l’absence de G. – qui ne partageait pas l’intensité de tels sentiments, ne les aurait pas même « compris » , l’amour étant pour elle, du côté d’un cousin à qui elle s’était promise – elle aurait peut-être pu faire autre chose que se trainer, cet été là,  » comme une âme en peine » – elle aurait pu, peut-être, écrire, chercher des mots pour dire l’absence, et l’amour , et le manque, et la joie que ce manque soit celui d’un être qu’elle aimait, l’envers de sa présence – d’autres choses.., et peut-être, cela aurait ancré autrement le « travail d’écriture », un peu désincarné, auquel elle a consacré sa vie, comme à un devoir, non dépourvu de jouissance, avec des résultats parfois intéressants, mais il faut bien l’avouer, peu inspiré.

Autre cas : au début de l' »homme sans qualités », Musil raconte comment pour Ulrich s’est ouvert, ce qu’il appelle « l’Autre Etat ». L’Autre Etat est ce dans quoi s’ancre la recherche à laquelle l’auteur a consacré sa vie, recherche où il s’est littéralement consumé , d’atteindre la Chose même à travers l’exactitude des mots qui la disent, d’atteindre à un état où les mots sont chair, les pensées toujours à l’état naissant , éternisant le printemps où elles prennent vie , où ce qui importe est le mouvement de les instituer, de leur faire prendre corps, et non quelque résultat qui serait décisif, et comme tel communicable, une fois que les braises qui leur ont donné naissance se seraient éteintes. Musil ne visait pas la transmission d’une pensée qui ferait son chemin dans le monde – il cherchait à saisir l’infini au bout de ses mots, et ça marchait parfois, mais celui-ci lui échappait au fur et à mesure qu’il en saisissait un fragment, et il fallait alors recommencer, de fragment en fragment parmi lesquels il avait bien du mal à « choisir ». Son éditeur devait lui arracher ses textes, alors que sans fortune personnelle, il n’avait pour vivre que sa plume. L’Autre Etat, pour lui, c’était la brûlure du feu de l’Etre, non pas juste rencontrée dans le courant de l’existence, comme des secousses d’Inconscient, telles qu’on en reçoit tous dans des moments où nos vies se « réinitialisent », mais recherchée pour elle-même – à travers l’écriture, qui pour lui n’était légitime que de se tenir sur ce fil, lumineux. Comment ce chemin commence-t-il, donc, pour Ulrich ? par une passion amoureuse, et réciproque, à la fois charnelle et spirituelle, avec la femme du Colonel de son régiment – un « coup de foudre », voulu par aucun des deux, ni recherché ni attendu – la grâce pure, donc – qui les saisit ensemble, les laissant émerveillés, tout étonnés que les gestes de l’amour qui les lance l’un vers l’autre, et les soulève ensemble, soient les mêmes gestes charnels qu’ils avaient déjà connus avec d’autres …Cette liaison dure un moment, puis Ulrich est muté ailleurs, sans faire spécialement d’efforts pour éviter cette mutation alors que cela aurait été possible, et depuis cet ailleurs, il écrit des lettres, d’innombrables lettres à cette femme, tous les jours, plusieurs fois par jour, il dit son amour, il dit l’absence, il dit…au début, il lui envoie toutes les lettres, puis il en envoie quelques unes, puis il ne les envoie plus, puis il écrit…et ce ne sont plus des lettres. La femme pour laquelle il les écrivait est oubliée, et porté par cet oubli, se construit un rapport au monde qui est d’étonnement pur, épuré des banalités, semblants et clichés sur lesquels s’appuie l’existence ordinaire , qui masquent combien elle est imprévisible et mouvementée, et singulière pour chacun, un rapport au monde ancré non pas dans le consensus avec d’autres réels ou fantasmés, mais dans une fonction d’échappement que les autres ont aussi, mais dont ils acceptent de n’être traversés que de temps en temps, alors que Musil lui refusait la « bêtise » ordinaire où on se repose , et ce sera la création de ce chef d’oeuvre inégalé de la singularité , dont l’écriture s’étale sur plusieurs décennies, « l’homme sans qualités ».

Reprenons – la question « que faire pendant l’absence » suppose que d’abord on aie examiné cette autre question, qui lui est implicite : « à quelles conditions l’absence porte-t-elle un potentiel de vie et de création, à quelles conditions n’est-elle pas un pur ravage qui conduit à saborder son existence, réelle ou symbolique ? » . La tradition psychanalytique a l’habitude – mais justement, il n’est pas mauvais parfois de requestionner quelques unes de ces choses qu’on répète « par habitude » – de répondre « lorsque l’absence est symbolisée ». Ce point de vue, qui suppose une logique binaire – oui/non – mérite d’être remis au travail. C’est d’avoir été conviés à danser, tango, paso doble, ou rock acrobatique, à danser avec un/une partenaire qui aime ça, et pas laissés tout seuls à gigoter sur une piste, qui rend l’absence vivable pour ceux qui ont eu la chance que cette dynamique leur aie été transmise, et ont été consentants à cette transmission (il peut y en avoir qui font tapisserie exprès). Il a montré ses limites dans la clinique, via les stériles ratiocinations sur « la structure ». Il n’éclaire pas non plus la manière dont un créateur comme Musil s’appuie sur la rencontre de l’amour comme pur don d’origine – qu’il quitte (l’histoire ne dit rien de la manière dont la femme du Colonel s’est débrouillée d’être, peu à peu, effacée comme corps vivant de leur rencontre…) – ne gardant de cette grâce que la passion d’écrire le monde à partir de ce qui lui a été, là, donné, et dont il a choisi de s’éloigner, pour n’en garder qu’une épure, sans la chair, fantasme, qui a été fécond, que ses mots aient une réalité plus charnelle que la chair de la femme aimée.

. Dans la tradition juive, on pose que YHVH après avoir créé le monde, et fait don de la Loi , s’est retiré/rétracté – cela s’appelle le »tsimtsoum » – pour laisser place aux hommes, et à la réalité du monde comme extériorité. Un witz raconte que des rabbins étant en pleine discussion, animée, sur la Torah, un d’entre eux dit « si j’ai raison, que YHVH fasse tomber ce rocher » – le rocher tombe – ce sur quoi tous les rabbins présents – y compris celui qui avait demandé le miracle – s’indignent : la Loi a été donnée, et avec elle, l’absence de Dieu, qui en donnerait le dernier mot – pour pouvoir fonctionner comme loi symbolique, avec fécondité, garder sa puissance inscriptive, il est nécessaire qu’aucun dernier mot ne vienne l' »achever ». Jolie histoire, très « lacanienne », d’ailleurs – notion lacanienne, des années 60, du Phallus comme signifiant garantissant  l’incomplétude, assurance qu’aucun mot ne viendra combler le zéro permettant à la chaîne signifiante de fonctionner comme telle. Nonobstant son charme, elle n’a pourtant pas à être transposée induement, par exemple en faisant du retrait le signe – alors fétichisé – du trait.

Le champ de l’originaire n’est pas celui de la Loi, dont la « loi » est d’être interprétée et réinterprétée sans cesse – pas de dernier mot – ce qui ne veut pas dire qu’il n’aie « rien à voir » avec la Loi. Ce n’est pas non plus – sauf accident fâcheux – un champ clos de luttes narcissiques où chacun voudrait prendre l’autre comme objet de sa jouissance dans une espèce de fantasmagorie sadienne où la loi (celle du plus fort) serait celle de la prédation de l’un par l’autre, en attente qu’un tiers, depuis quelque transcendance, vienne apporter, une autre loi , pacifiante. Le fait qu’il soit une dynamique et une fonction induit qu’il porte en lui-même de quoi faire loi. L’absence est un moment d’une relation, qui l’ouvre vers l’inconnu, ce n’est pas un effet d’une loi extérieure qui prescrirait le manque. Elle est vivable lorsqu’elle ne prend pas valeur de retrait de l’amour de l’autre , lorsque cet autre est celui qui permet que s’établissent les fondements minimaux du sentiment de soi, ou leur remise en jeu au cours de la vie. « Que faire pendant l’absence » ? est une question dont la réponse dépend du mouvement qui vous a porté, déjà auparavant, vers ce moment de votre vie, où quelqu’un que vous aimez, est absent, des traces qui sont déjà inscrites, du travail de l’amour en vous. Mais elle dépend aussi de cet autre, qui est absent, de ce qui est en train de s’inscrire dans cette relation là et pas une autre. L’Absence, en tant que telle, n’existe pas.

eva talineau

 

 

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à propos du dernier livre de M. Safouan : « la psychanalyse, science, thérapie et cause »

NOTE DE LECTURE. , paru dans la revue « psychologie clinique »

la psychanalyse, science, thérapie et cause par Mustapha Safouan

La psychanalyse, comme science, comme thérapie, comme cause… un quatrième terme, n’a pas été invité dans le titre, mais y voyage comme passager clandestin : la psychanalyse comme PASSION.

Ce livre se déploie en trois temps :

– Saga freudienne, à travers le récit de son institutionalisation voulue par Freud pour pérenniser son oeuvre, et chèrement payée, tout particulièrement par ses deux compagnons de route les plus proches, les plus intelligents, les plus engagés dans l’aventure psychanalytique, les plus créatifs, aussi, Tausk et Ferenczi . – exposé des apports lacaniens à la psychanalyse tels qu’ils ont été déterminants, de l’avis de l’auteur – – puis saga lacanienne (l’institution encore…), depuis les scissions de la SPP jusqu’ à la dissolution de l’EFP où de nouveau, les élèves et successeurs ont  » payé  » le prix de la déception de Lacan de ne pas pouvoir transformer en savoir (savoir explicite sur la transmission, qu’il aurait alors eue « clé en mains » ) – la transmission qui s’opérait en acte au cours d’une psychanalyse, spécialement didactique (ce qu’il a appelé l’échec de la passe) , et sa décision concommitante de privilégier à toute autre considération le passage à la postérité de ses séminaires par les soins de Jacques Alain Miller choisi comme son successeur et exécuteur testamentaire – tel est le mouvement en trois temps qui anime ce livre de Mustapha Safouan.

Histoires de « transferts », a-t-il été dit – en tout cas histoires de rencontres, de symptômes, d’entre-chocs narcissiques, de prédations parfois inconscientes (la première partie), parfois conscientes et cyniques (la troisième partie). Freud, qui dans son souci de postérité et sa difficulté de supporter une « filiation » qui ne soit pas à l’identique, et était prompt à supposer que ses élèves voulaient « le tuer comme père » dès lors que ceux-ci se risquaient à explorer d’autres voies que les siennes , ne voulait pas voir les manoeuvres politiciennes pourtant évidentes de Jones et de quelques autres, pressés de toucher les dividendes de la nouvelle Science qu’ils défendaient contre les déviances de la cause. Sa capacité de méconnaissance , qu’on touche du doigt dans ce livre , confine à la « mauvaise foi » Sartrienne . A propos de l’aventure lacanienne, surtout dans ses dernières années, l’auteur, qui les a traversées – heureusement pour lui un peu distraitement , protégé par sa capacité de privilégier ce qui était, pour lui à l’époque, l’essentiel et pour cela de  » refouler », le reste , prouvant au passage que le refoulement est au service du moi, et qu’on peut « refouler » le politique aussi bien que le sexuel – ne recule pas à parler, dans l’après-coup, de « procédés staliniens ».

Histoires de « transferts », donc, racontés dans le détail et leurs articulations, avec une remarquable capacité de l’auteur de ne s’identifier à aucun des protagonistes, tout en comprenant les contraintes internes et externes dans lesquelles ils étaient pris – histoires aussi d’aventures de pensée (inventions « doctrinales », fresques théoriques) . Cette intrication des deux est-elle inévitable ? c’est une des questions que ce livre a le mérite d’ouvrir. Le travail de la vérité, en quelqu’un, tout particulièrement si ce quelqu’un est analyste, et engagé dans la rencontre avec les forces inconscientes d’autres qui viennent demander, à travers lui, qu’elles se ré-écrivent autrement, cela traverse, prend au corps, pousse à prendre position, de manière non-quelquonque, à partir de cette prise en-corps dans le mouvement des pensées qui font exister, pour le tiers social, la psychanalyse. C’est autre chose que d’inscrire des « petites différences » au sein d’un corpus de savoir cumulatif, . Comment se sont entre-choqués chez Tausk et Ferenczi , cette nécessité d’inscrire , de symboliser en acte , issue de la pression d’un originaire qui pousse à traduire et inventer autrement à partir de ce qui a percuté du réel, avec la fidélité à un « enseignement » et à celui qui a inventé le champ de cet enseignement? c’est cet espace, passionnant, qu’explore ce livre.

Parmi les élèves de Freud, seul Binswanger – peut-être parcequ’il n’était pas tout à fait un élève, et peut-être parcequ’il avait un rapport « allégé » à la psychanalyse – a réussi à préserver l’amitié qui le liait à Freud, alors même qu’il s’est mis à écrire, dire , faire, plutôt autre chose que lui, qu’il appelait « psychanalyse existentielle » .(il y a encore aujourd’hui des thérapeutes qui se réclament de ce courant, lié à la phénoménologie). Ni Tausk ni Ferenczi n’ont eu cette chance, et le livre de Mustafa Safouan ne tient pas pour impossible que le déchirement de l’ âme, qui en a résulté pour l’un et l’autre n’aie pas été étranger à leur mort.

Pour Tausk comme pour Ferenczi, Freud – qui de son côté ne voulait pas le savoir, ce qui était une manière de jouir de leur transfert sans que cela engage sa responsabilité dans la parole qu’il leur renvoyait en retour – était devenu le lieu de leur vérité. Tous deux étaient des êtres de passion – peu enclins aux calculs et marchandages du « donnant/donnant ». Dans la troisième partie du livre, qui relate les luttes de pouvoir au sein de l’Ecole Freudienne de Paris, on voit combien Lacan a porté à l’incandescence ce type de transfert absolu tout en faisant mine de le déplorer. « Le manque me manque », a-t-il conclu au colloque de 1976 de Strasbourg où ses élèves, les uns après les autres lui offraient des variations destinées à avérer la justesse de ses propres constructions – et il disait en être « angoissé ». Cette angoisse allait elle de soi ? Il aurait pu, après tout, reconnaitre ces « interventions » comme des dons à lui adressés , pas forcément tous destinés à l’étouffer – même si parfois…- et en tout cas comme productions le renvoyant à l’épreuve de supporter que son oeuvre soit partagée, aie des effets de retour…divers, y compris, déjà à l’époque de pur mimétisme sans compréhension (charabia). Mustapha Safouan, à ce sujet émet l’hypothèse, très censée, que Lacan, peut-être, « manquait de manque …parcequ’il ne supportait pas le manque ». Peut-être, en effet ! et on peut y ajouter l’observation, concommitante, qu’il ne supportait pas le don non plus (les deux sont comme le recto et le verso d’une feuille de papier). L’auteur relate aussi , p. 358, que Pierre Legendre, invité par Lacan à donner son opinion sur ce qui se passait au jury d’agrément – celui censé statuer de la passe « faisant l’analyste » – lui a répondu, sans détour « qu’il était évident qu’il était le Christ Pantocrate pour ces gens-là ». Et eux « ces gens-là », qu’étaient-ils pour lui ? le mépris à venir de Jacques Alain Miller pour « ce troupeau » – les analystes – qu’ il avait reçu, à son avis, mission de tenir bien serrés dans la bergerie de la doctrine du Maître, ce dont on a un aperçu dans les derniers chapitres de ce livre – était en partie en germe chez Lacan lui-même, même si heureusement tempéré par la présence et la perspicacité qu’il savait aussi avoir, dont beaucoup de ses analysants, et des analystes en contrôle avec lui, ont témoigné, et dont l’auteur témoigne aussi.

Est-ce au fond du fait « de ne pas supporter le manque » – d’où le fantasme qu’il pourrait en être « privé », et l’angoisse qu’il pense être intrinsèquement liée à la rencontre de l’autre – que Lacan a posé comme pierre angulaire de sa construction, telle que nous la présente Mustapha Safouan, l’identification du Phallus (au titre de l’objet comme essentiellement manquant, un objet qui sert d' »assurance-manque », dit joliment Safouan, comme on dit « assurance-vie »), avec le Nom du Père ?

De fait, dans cette perspective, cette place est présentifiée par ce que Lacan appelle  » fonction Phallique  » – ré-élaboration lacanienne du complexe d’Oedipe Freudien, la « menace de castration » freudienne devient la « castration smbolique » qui noue le sujet, surtout masculin, à la loi « moyennant une perte d’être », lui ouvre la possibilité d’avoir un sexe (index de ce qu’il a grâce au fait qu’il n' »est » pas). Mustapha Safouan pense que cette construction « clarifie » les textes Freudiens, et que c’est cette opération qui permet « de ne pas être exposé au risque d’être « la marionnette d’un autre originaire » , dont le « désir » est posé comme exigeant le sujet ..en tant qu’objet de satisfaction.

Mais est-ce toujours vrai ? L’autre n’est-il pas, avant tout le lieu d’un appel pour le sujet..à y être, comme sujet ..avec son être, et son manque à être, de toutes façons indissociablement présents dès les premiers instants de sa vie, et prêts à s’élancer à la rencontre de l’autre (et à éventuellement se laisser coincer dans ses impasses et impossibilités, vu qu’un tout petit n’est capable ni de prudence, ni de calculs dans l’élan qui le pousse vers ses premiers autres)?

Est-il nécessaire d’avoir en main une telle « assurance-manque » – qui serait une assurance de ne jamais devenir « fou » ? de ne jamais répondre de tout son être à un appel ? la potentialité psychotique n’est-elle pas plutôt, plus radicalement, la conséquence de ne pas avoir été pensé comme sujet à rencontrer , et/ou d’incarner pour l’autre originaire quelqu’un ou quelque chose qui n’aurait pas du être (support de projections d’éléments Beta non métabolisés, dirait Bion) ? et n’est-elle pas dépendante, dans le fait qu’elle soit actualisée par un sujet, ou dépassée et intégrée à un mouvement d’être, par l’accueil fait à l’étrangeté, pas forcément persécutive, qu’elle dévoile ?

Il y a, à tout le moins un hiatus entre la question de l’être, et celle de l’avoir, qu’il n’est pas possible de résoudre de la manière expéditive indiquée ici pour laquelle – l’avoir – un sexe, mais aussi bien un corps « phallicisé » – ne serait possible que du fait que l’être serait perdu – tous les objets partiels Freudiens et les « castrations  » symboligènes y afférant étant là convoqués comme signifiant, préparant, la « vraie perte », celle du « souverain bien » qu’on aurait voulu être pour l’autre, qu’on a cru être, et dont par la grâce du Nom de Père, on est séparé, cette séparation donnant sens « après coup » aux pertes de corps précédentes, celles qui lancent les circuits des « pulsions partielles ». Outre que le passage ainsi postulé, du « renoncement » à être, à la possibilité d’avoir, n’a rien d’évident – combien de gens ne peuvent « avoir » ce qu’ils ont, leur sexe, ou leur capacité de travail, ou d’autres prédicats de leurs personnes, que si on leur transmet de quelque façon la dimension de la légitimité de leur existence – la grâce d’avant la loi – que deviendrait, dans cette perspective à chaque moment de sa vie, la décision du sujet de « répondre » de telle ou telle manière aux appels qui se présentent à lui ? il n’y a rien dans une existence humaine, ni dans son histoire, ni dans sa préhistoire, qui pourrait faire office d' »assurance-manque », pas plus que d' »assurance-vie ».

La clinique , de toutes façons, est là pour démanteler cette construction – par le simple fait que des personnes, tout à fait « inscrites » dans leur identité sexuée peuvent, en réponse à certains événements de leur vie, produire des bouffées délirantes à travers lesquelles elles tentent de « symboliser », de tout leur corps, une question en souffrance qu’elles n’acceptent pas de laisser souffrir… sans s’offrir à elle comme réponse . Avoir – ou ne pas avoir – est d’un autre ordre qu’être, même si ces deux questions cheminent en s’entrecroisant , dans toute destinée humaine.

Donc – comme le dit Mustapha Safouan plusieurs fois dans son livre à propos, lui, des textes de Freud – avant que Lacan n’y aie projeté son éclairage spécifique – « de tels propos » – qui subordonnent la possibilité d’avoir, et de vivre dans un monde où il y a des objets, investis comme tels, à la perte de l’être, ou à une perte dans l’être – » laissent à redire » – et heureusement ! on imagine le cauchemar d’un texte absolument consistant…auquel il n’y aurait « rien à redire »..juste à y ajouter, par ci, par là, quelques ornements…

L’auteur, suivant Lacan s’appuyant sur la linguistique Saussurienne et l’idée qu’il n’y a de sens que des différences que les signifiants, se combinant, créent dans leur sillage, identifie le « manque de sens » qui habite le langage et le rend apte à ce que des « parlêtres » y prennent place et y inventent de nouveaux sens , et le « manque à être » qui habite au coeur des humains. Ce « manque à être » serait donc l’oeuvre du langage, représenté par le Père Symbolique, tel qu’il soutient la fonction phallique d’assurer la présence du manque à être dans le « parlêtre » humain (et le Père Symbolique se définit comme ce qui représente le langage, et la perte d’être nécessaire à fonder l’humain, on tourne un peu en rond…). Freud ne l’aurait pas « trouvé » conceptuellement, mais il en aurait indiqué la place dans la théorie analytique, notamment via le concept de pulsion, dont l’objet est en effet indéterminé (disons plutôt ouvert ?), sinon quelquonque, et qui vaut par la valence vectorielle que lui ont impulsé les « limites » posées à leur exercice sans entrave. Ceci est absolument avéré cliniquement, la vie pulsionnelle humaine, qui n’est pas auto-érotique, mais toujours porteuse de liens implicites ou explicites aux autres , nait grâce aux limitations – accompagnant les satisfactions – qui sont données au flux d’une libido qui sans cela serait une énergie déferlante qui de ne se heurter à rien ,resterait hors transmission , dépourvue de valeur d’échange ou de communication , improductive et sans effets de retour possibles – comme c’est le cas chez certains arriérés et débiles profonds. Mais ce fait n’induit pas automatiquement la conclusion que ces limitations structurantes seraient une déperdition quant à l’être – on peut aussi bien les concevoir comme un enrichissement quant aux possibilités d’être offertes au sujet. Quant à dire qu’elles ne prennent sens que de la « phase phallique » qui organiserait la psychê de chacun autour de l’Oedipe posé comme structure à priori, telle une catégorie kantienne qui serait spécialisée dans la transmission du manque, c’était déjà un forçage lorsque Freud tenait à faire « avaler » cette mythologie à des patients occupés à bien d’autres comptes (l’homme aux loups, l’homme aux rats ..), cela le serait encore plus aujourd’hui, où les enfants, davantage même que le petit Hans, ont à travailler si dur , et y emploient tant de leurs petites forces, pour faire consister un peu le narcissisme de leurs parents.

Cette « déperdition d’être » comme fondatrice du sujet serait aussi sous-entendue dans la définition Freudienne du désir comme visant non pas un objet, mais le retour vers la trace laissée par une première expérience de satisfaction..de laquelle Lacan pose, quant à lui, qu’elle est l’index de la jouissance comme impossible, de l’être comme manqué de toujours, et ne se présentant que comme non-être, désêtre, insatisfaction, du fait d’être obligée de se signifier, donc de s’annuler en tant que la chose même. Déjà, il n’est pas évident de dire que le fait d’avoir à se signifier soit, dans la perspective de » la chose », une perte – cela peut aussi être considéré, après tout, comme acquisition d’une dimension supplémentaire. Et puis aussi, cette lecture de Freud n’a elle non plus rien d’automatique, ni d’évidente, et n’est, en tout cas pas la seule possible. Citons, par exemple, le parcours récent, dans Freud, de Monique Schneider qui relit l’Esquisse en mettant l’accent sur la rencontre originaire à travers laquelle la mère et l’enfant se découvrent l’un l’autre, à un moment accordés, rencontre fulgurante qui noue ensemble sujet et objet – c’est une passation d’âme – rencontre qui donne lieu, en même temps, et à l’expérience de satisfaction et à la rencontre du manque au sein de cette satisfaction, pour l’enfant, pour la mère aussi. Dans cette perspective, l' »assurance manque » est inutile – elle est, intrinsèquement contenue dans l’objet lui-même (dès lors qu’il y a constitution d’objet, donc si l’enfant n’est pas autiste et a accepté ce don d’altérité premier, d’avant toute « demande » articulable, via le sein, la chaleur, le plaisir, le déplaisir, l’amour, les mots, et l’ombre portée de cet univers – le manque possible de tout cela que l’autre emmène avec lui quand il s’absente ou est absenté). Dans cette perspective l’évidence est à la fois donnée et perdue, et l’altérité constituante du sujet n’a pas besoin d’être « assurée » par la certitude d’une perte – elle est là, donnant accès à la fois au don d’être et au manque que celui-ci entraine ipso facto dans son sillage.

Relatant son analyse avec Marc Schlumberger, Mustapha Safouan nous dit que c’est en s’appuyant sur le peu de consistance de la réponse de celui-ci à sa question « que devient le père à la fin de l’analyse ? » qu’il a pu prendre en charge, au cours des décennies suivantes, de faire vivre lui-même sa réponse à cette question – à l’issue desquelles il dit (p. 305), « qu’il tient que le père symbolique est le principe de raison sans lequel aucun accès n’est possible au foyer de désêtre que nous avons tous en partage ». C’est en ce sens, donc, que dans ce livre il développe cette conception de la fonction phallique comme passation d’un manque. Dont il se propose d’étudier le devenir au sein de la sexualité humaine, considérée comme l’espace d’inscription privilégié où la traduction de ce manque à être se donne lieu. C’est de cela qu’il est question dans la deuxième section, particulièrement les chapitres 5 à 7.

Il est intéressant pour qui n’est pas familiarisé avec les mathèmes lacaniens de la sexuation, ou les a oubliés, de lire ces chapitres où l’auteur en déploie la logique. Cette logique est impressionnante, puisque finalement, la différence sexuelle homme/femme y est complètement mise entre parenthèse – d’après l’auteur, parmi les analystes, seul Jones la tient comme structurant d’emblée l’existence humaine « Dieu les a créés homme et femme », et vu le personnage, on est un peu embêté de se sentir, sur ce point, d’accord avec lui quant à cette dotation originelle qui fait de la différence des sexes une des fondations de l’existence humaine , quoi que les humains en fassent par la suite – on se rassure néanmoins en se remémorant que Françoise Dolto, elle aussi, considérait qu’il y a un « génie » propre à chaque sexe, quelles que soient les vicissitudes de la libido, ses impasses, et le cours qu’elle prend par la suite.

Dans l’optique de ces formulations , les positions « masculines » et « féminines » – qui peuvent être prises par des sujets « hommes », ou « femmes », et conditionner leur inscription dans l’Inconscient, donc, de manière indépendante du sexe anatomique, sont liées à leur « décision inconsciente » – qui peut être évolutive – au regard de « la fonction phallique » , en sachant que c’est à travers le lien à cette opération logique que se subsume pour chacun, de l’avis de Lacan répercuté par Safouan ici , son rapport au manque à être et au « souverain bien », selon qu’il soit supposé qu’il y en aie un qui en jouisse (du souverain bien) ou non, et le cas qui est fait de cela. La pensée Freudienne de l’Oedipe et de la castration, sa construction dans « totem et tabou », sont revisitées dans cette perspective. Des développement sont consacrés à la question de l’exception comme fondant la norme (alors qu’on imagine volontiers le contraire, « intuitivement » ), avec des références à Kelsen et les fondements de l’ordre juridique, et à la différence entre le « un » du trait distinctif et le « un » qui totaliserait le « tout » en un ensemble. Cette section du livre (la deuxième, donc) mérite d’être lue attentivement, peut-être plus comme ensemble de points de départs possibles, et questions à déployer, et à discuter, que dans la perspective de l’agencement doctrinal, « clair et logique » , qui y est présenté comme un acquis avéré de la psychanalyse. Ces formules de la sexuation qui prétendent ordonner les configurations sexuelles humaines en vertu d’une logique du signifiant ,carte forcée qui exigerait que chacun, inconsciemment , y inscrive son « choix » – qui, pour les humains, donneraient la « raison » de leurs choix sexuels en fonction de quanteurs issus de la logique d’Aristote revisitée par Lacan, ont elles vraiment vocation à doubler, voire à se substituer, à cet universel de la condition humaine qu’est la différence sexuelle, ce que Freud appelait en son temps « le roc du biologique », qui est ce à travers quoi s’opère depuis les temps immémoriaux la transmission humaine ? faut-il, pour marquer notre écart avec l’animal , en passer par cet espèce d’escamotage d’une des différences fondatrices de l’humain – la différence des sexes – retraduite en termes de positions logiques par rapport à un dire que « oui », ou « non », ou selon qu’il y en a un, ou pas, qui dise « oui », ou « non » , ou soit « pas tout », etc..à la « fonction phallique » ? Il y a , en tout cas, amplement matière à discussion.

De l’apport lacanien à la psychanalyse, si on ne « marche » pas trop dans ce frayage philosphique langage/symbolique/castration/être pour le mort/manque à être – censé avoir donné le « la » de la petite musique humaine – si on ne « marche » pas trop non plus dans certaines conséquences de la rénovation conceptuelle de Lacan des années 60/70, qui a mené à éjecter la dimension d »inter-subjectivité de la relation patient/analyste faisant, in fine, du langage le seul « partenaire » de celui-ci, dans la cure – que reste-t-il aujourd’hui ? ce livre est en tout cas, par sa clarté et son intelligence, une très bonne occasion de réouvrir ces questions, et de s’expliquer avec elles au lieu de juste laisser courir en faisant semblant qu’il existerait un accord sur ces sujets.

Signe des temps, cet ouvrage qui figurait parmi les candidats au prix Oedipe des libraires organisé par Oedipe.org est arrivé en dernière position parmi les six ouvrages proposés à la lecture, et cela malgré la notoriété de l’auteur et le respect qu’à peu près tout le monde porte à son parcours, à sa personne, à ses qualités cliniques et son engagement dans la psychanalyse. Peut-être a-t-il intimidé, ne se présentant pas comme un ouvrage directement « clinique » ? ou bien a-t-on craint , par une lecture sérieuse de ce qui y est dit, d’avoir à prendre position , et déranger des appartenances et des liens, mi-fantasmatiques, mi-réels, auxquels on est attachés ? les deux, peut-être bien.

Et c’est dommage, car ne pas lire ce livre est se priver d’un instrument de travail d’une grande richesse, du fait de sa clarté d’exposition. Sans compter que traversant cette fresque conceptuelle, il y a ces remarques émouvantes , où la sensibilité clinique de l’auteur se fait entendre d’évidence – comme page 156, cette petite note à propos de la mort de l' »homme aux rats », au cours de la première guerre mondiale, dont Lacan disait qu’il se demandait si ce n’était pas un « acting », à situer dans le sillage de son analyse. Et M. Safouan de commenter  » Peut-être bien. Si vous jetez son fantasme fondamental à la figure d’un sujet tout en le laissant par ailleurs en proie à la dépression et à la micromanie au regard du mirage d’une figure idéalisée, qu’est-ce qui lui reste comme raison d’être ? » (rappelons que Freud avait débusqué, par l’assonnance de « amen » et de « salmen », le fantasme de ce patient , à l’intérieur même de la prière où il cherchait refuge pour désirer un peu à l’abri du savoir persécutif de l’autre, d’inonder avec son sperme le corps de la Dame de ses pensées..qui s’appelait Gisela, comme un amour d’enfance de Freud lui-même). C’est en rendant hommage à cette petite note incidente que j’avais d’abord voulu commencer le parcours de cette note de lecture – mais ça ne s’est pas enchainé.

Mustapha Safouan dans le récit qu’il fait de son parcours met l’accent sur l’importance qu’a eue, dans l’Egypte natal de son enfance, d’une part la littérature arabe classique (dans un pays à l’époque sous mandat britannique), d’autre part le fait d’entendre les hommes de son entourage, par ailleurs érudits, jouer avec les mots, jouir de la créativité et de la liberté que donne de leur faire dire autre chose que ce qu’ils semblent dire. Il relate qu’à l’époque, le plaisir d’un bon mot était tel qu’il permettait de pousser impunément l’irrévérence jusqu’au blasphème. Une autre histoire qu’il raconte est celle d’une promenade par temps chaud, avec son père, des hommes de son âge, et lui, petit garçon de 10-12 ans. Un des hommes a pris l’initiative d’ouvrir son parapluie pour faire un peu d’ombre. Et un autre lui a répondu par un remerciement..qui par les mots utilisés renvoyait à un vocable en arabe parlé egyptien qui contenait à la fois l’idée d’ombre et l’idée de faute. Cette scène, où ces hommes d’âge mûr se sont mis à rire, ensemble et en présence de ce jeune parmi eux, à cette évocation qui d’être mi-dite, mi-tue, était sexuelle sans être obscène – il est facile de supposer le « tu peux » pudique qui s’est transmis là, de ces hommes à cet enfant sur le point de le devenir – est dans l’après coup, un des déterminants auxquels Mustapha Safouan attribue sa vocation d’analyste, et le choix qu’il a fait de Lacan comme son premier contrôleur, Lacan qui , bien des années plus tard est celui qui a dit que « le désir ETAIT son interprétation », mais qui dès le discours de Rome transmettait – pas si isolé dans la psychanalyse de l’époque qu’il voulait bien le dire, car au dire même de l’auteur (p. 352), Ella Sharpe et Reik avaient déjà commencé à orienter leur clinique en ce sens – que l’acte analytique ne consistait pas tant à « interpréter » ce que disait le patient (interpréter au sens de traduire dans le langage des pulsions, ou de l’Oedipe comme cela se pratiquait fréquemment à l’époque pour lui en dire une « vérité » ), mais à répondre à son message. Repondre à un message peut prendre bien des formes, lorsque l’analyste se donne la liberté d’utiliser les possibles qui se présentent pour faire acte, afin que le patient puisse poser son désir, l’articuler à sa vie.

eva talineau

NOTE DE LECTURE.

 

 

 

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TRAITS

TRAITS – (AME)

TRAITS – tirés – ni à bout portant, ni à boulets rouges  – pour la plupart  en accompagnement, et en préparation, du séminaire de Daniel Sibony 2012-2013-2014 dont le thème est « dictionnaire vivant de la psychê » . Ce ne sont pas des cours, mais des parcours, via un certain nombre de notions, visitées de manière concise, aucun de ces TRAITS ne vise à l’exhaustion, ni à récuser les points de vue…autres.

TRAIT N° 1 : AME  (16/03/2013)

Dans l’Etre et le Néant, Sartre dit que l’âme est un « mythe », dont la Science récuse l’existence. Curieuse idée de l’existence, déjà, que la sienne, s’il pense qu’un « mythe » n’a pas d’existence. Pas besoin d’aller chercher « l’efficacité symbolique » de Levi Strauss du côté des peuples sans histoire. Chacun connait cette histoire où un esprit fort discute avec le curé de son village, et soutient, en libre penseur, que « l’âme n’existe pas ». » Très bien, » rétorque le curé astucieux « alors je t’achète la tienne ». L’esprit fort, pris au mot, accepte, empoche la somme, et rentre chez lui. Puis il tombe malade. Ses relations avec sa femme se dégradent. Son fils se met à fréquenter des voyous et la récolte de pomme de terre gèle dans la terre alors qu’il n’a pas fait si froid. Finalement, n’y tenant plus, il va voir le curé, lui rend son argent, et exige que celui-ci lui restitue son âme, dont il a dit qu’elle n’existait pas. Fin de l’histoire.

De tous temps, les humains ont senti qu’ils vivent à partir d’un souffle qui les traversant les anime et donne vie à leur corps, sans pour autant leur appartenir. Le mot « âme » vient de « anima » qui en latin signifie « souffle », ce qui insuffle la vie, et qui n’est donc pas la vie nue. En grec, « psychê » a un sens voisin. A la fois « âme » et « souffle ». Et ce souffle, de toujours, a été attribué à « ailleurs », « autre », ce à partir de quoi est née l’idée philosophique de transcendance qui installe cet ailleurs …au loin, hors d’atteinte.

L’un des premiers livres traduits de Gaetano Benedetti sur la schizophrénie s’appelle « la mort dans l’âme » – titre pas très bien choisi, du fait peut-être d’une maladresse de traduction, vu qu’il s’agit, dans la schizophrénie de la mort DE l’âme, ou de la non-naissance de l’âme  ; c’est le mélancolique qui vit « la mort DANS l’âme », son âme existe, mais elle est morte, ou comme morte, parfois sans même qu’il le sache s’il a su mettre en place des contre-investissements qui permettent d’aménager son non-lieu d’être.  Schreber – schizophrène paranoïde – écrivait avoir subi « un meurtre d’âme ». Et il existe des corps sans âme. Dans les pavillons de défectologie des hôpitaux psychiatriques, on les appelle maintenant MAS, certains êtres errent, avec des besoins physiologiques humains, mais sans âme, faute de cette connexion inaugurale avec autre qu’eux – de cette connexion, je parlerai dans le TRAIT suivant, sur ATTENTION FLOTTANTE  – Dans cette condition, ils  peuvent  devenir chaise, ou bouton , ou poignée de porte, ou n’importe quel  objet réel, y compris un collectif parfois,  qui assure leur continuité d’être. Ils ne se masturbent pas, ils sont leur masturbation. Ou leur alimentation. Ou leur défécation. Sans un point extérieur à eux incarné dans un autre  à partir duquel leur âme aurait pu naitre et leur donner leur corps et leur structure, ils n’ont ni corps ni structure.

Une âme vivante est une surface de contact sensible avec le monde et avec les autres. Un organe réactif et en éveil. Daniel Sibony dit que c’est, en nous, l’organe de l’amour, et cela me semble juste, à condition de spécifier qu’il s’agit de l’amour Inconscient, celui qui passe à travers nous sans forcément qu’on en aie connaissance, sauf à quelques instants ténus et singuliers qui nous laissent tout surpris. On lit un texte autant avec son âme que son intelligence. Dans les psaumes attribués au roi Salomon, il y en a un qui dit « nous avons une petite sœur qui n’a pas de seins ». Des tenants de la tradition hassidique y ont vu l’annonce de la Science profane « sans âme », pensaient-ils. L’absence d’âme est de manière intéressante métaphorisée par eux comme  un manque d’incarnation charnelle « pas de seins », comme si ceux qui ont écrit ces psaumes avaient une connaissance intuitive qu’on prend âme en même temps qu’on prend corps, que c’est d’avoir une âme qui donne un corps. On pourrait aussi y lire une critique de l’intelligence lorsqu’elle devient folle, se prenant pour sa propre fin, et croyant être sa propre origine, une critique de la « théorie », notamment analytique, qui à force de sophistication, devient parfois une sorte de machine à produire des concepts.

Lacan a beaucoup ironisé sur « la belle âme », celle boursoufflée qui se gargarise d’elle-même, et dont les envolées compatissantes, le soi-disant amour des autres, n’est qu’infatuation et hypocrisie, bien faite pour masquer des appétits de jouissance qui en seraient « la vérité » cachée. Rien de bien nouveau dans ces propos « lucides ». La Rochefoucaud, déjà, n’était guère complaisant sur les travers ordinaires des humains. Molière aussi savait dire quelques vérités sur nos comédies intimes et sociales,  et en allant chercher du côté de Plaute, déjà….Mais Lacan a tout de même innové.  Dans certains de ses textes,  il  a fait un pas de plus que les contempteurs ordinaires des désordres du monde – lesquels sont d’ailleurs bien nécessaires à l’ordre du monde tel qu’il va.  Dans l’un de ses derniers séminaires, Les Noms du Père, séance du 11 juin 1974, à la suite d’un passage où il critique l’idée de certains  biologistes que « la vie serait l’ensemble des forces qui s’opposent à la mort », il donne sa définition de l’âme….c’est un crabe, dit-il (entendons un cancer). Un cancer, un chancre, du fait de « lalangue », qui est ce qui pour lui tient lieu d’altérité, nous enchaine…à la chaine du savoir inconscient, ce à travers quoi à son avis, l’humain « ek-siste » d’avoir été soustrait, par ce « lalangue » à la jouissance totale de la Chose. Les constructions théoriques sont des prises de position qui créent une réalité. Faire de l’idée d’âme, de souffle de vie, un cancer , c’est peut-être un des points des créations lacaniennes sur lesquelles on peut se dispenser de le suivre.

eva talineau

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TRAITS

TRAIT n° 2 : ATTENTION FLOTTANTE (16/03/2013)

Ce terme n’apparait explicitement qu’en 1912 chez Freud, et il est le pendant, chez le médecin, de la règle de l' »association libre » chez le patient – suspendre ce qui focalise habituellement l’attention, présupposés théoriques compris. « l’Inconscient de l’analyste doit se comporter à l’égard de l’Inconscient émergeant du patient comme l’écouteur téléphonique à l’égard du microphone » – une des formulations freudiennes les plus couramment citées,   opposée  à ceux qui objectent de l’obsolescence des « théories » psychanalytiques . L’attention flottante serait ce qui permettrait de « saisir » cet objet que les associations libres du patient donnent à entendre.

Les analystes du 20ème siècle ont  orienté diversement cette « 3ème oreille » (expression de Théodore Reik), soit en l’infléchissant vers une sorte de communication immédiate permettant de saisir – ou d’être saisi – par des communications non explicitées de l’analysant (post-freudiens et anglo-saxons qui font grand cas du  « contre-transfert » comme appartenant au champ du  « matériel »  inconsciemment induit par le patient  –  soit en la référant à la polyphonie du langage, que l’écoute de l’analyste doit permettre de dégager de la gangue du sens explicite afin que soit « lue » la lettre (de peu de sens) que le patient écrit sans le savoir, via rêves et symptômes  (versant  lacanien) .

Lacan lui-même ne commente explicitement  le terme « attention flottante » que dans un seul de ses séminaires, celui du Nom du Père, séance du 11 juin 1974, et c’est dans cette optique.  A la suite d’un long développement sur la jouissance phallique comme jouissance sémiotique inventée pour pallier à l’insuffisance du rapport sexuel – c’est à dire, dans sa conceptualisation de ce moment, ce qui fait exister une jouissance  qui n’est « sexuelle » que de venir se substituer au « non rapport » sexuel, celui que l’être parlant « suppose » au sexuel pour être « entièrement satisfaisant », qu’il « faut » inventer justement parce qu’il n' »est » pas   – il dit de l' »attention flottante »,  ceci   : « nous ne pouvons avoir qu’une pensée à la fois » – ??? curieuse affirmation, plutôt contraire à l’expérience,  mais bon…- « mais de nous mettre dans cet état dit de l’attention flottante permet, lorsqu’un analysant émet une pensée, d’en avoir une autre, toute autre. Heureux hasard d’où jaillit un éclair, l’interprétation, du fait d’une espèce d’équivoque, équivalence matérielle ».  Certes, il est bon d’être ouvert à la richesse et à la polyphonie des mots, qui ouvrent nos dires au-delà de ce qu’on pourrait croire « vouloir dire » – et qu’un analyste soit attentif à cela est la moindre des choses. Il n’empêche… présenté comme un scoop, systématisé comme « émergence dans le patient de l’existence de  » lalangue »  en lui, ailleurs que dans ce qu’il croit être son monde » –  son « lalangue »  serait, là, son « vrai » monde, celui que l’analyste aurait vocation à lui « restituer » – cette « découverte » ne va guère plus loin…que celle de Freud, autour des années 1900, lorsqu’il a mis en évidence ce qu’il a appelé « processus primaires » , translittérations, rébus, condensations, déplacements,  et autres transformations signifiantes qui donnent accès à la complexité de la vie psychique au-delà de l’intentionnalité étroite du moment.

Michèle Montrelay, dans un article de 1980 de Confrontations « lieux et génies », a poussé la réflexion sur « attention flottante » un cran plus loin – tout en disant rester dans le sillage lacanien – avec son concept de « signifiants flottants » qui voyagent à travers une lignée, et que l’analyste « attrape au vol » de par sa sensibilité singulière à la lettre de ce qui est dit-.  Elle donne l’exemple d’avoir « deviné » qu’un ancêtre d’un patient avait été emprisonné, à travers les rêves , et certaines caractéristiques de l' »expression intime » du patient. L’attention flottante de l’analyste est, dans ce cas de figure, la cire sur laquelle peut s’imprimer ce qui d’avoir été effacé dans la transmission d’un lignage, insiste d’autant plus, sur un mode énigmatique.

Cette bi-polarité  de la notion , « attention flottante » – entre ceux qui disent qu’il y a entre analysant et analyste des moments de « communication » , de « connaissance » intime,  qui tiennent à un partage inconscient consistant et opaque  au sein duquel  des lueurs peuvent jaillir comme des fulgurances créatrices, « connaissance » ,  qui n’est pas qu’une circulation de mots –  et ceux pour qui l’attention flottante est une disposition à lire une lettre en souffrance, voire à déchiffrer une « lalangue » originaire (Serge Leclaire avec son « poordjeli », condensation censée exprimer la quintescence de l’Inconscient de son patient « à la licorne »,  est celui qui est allé le plus loin dans cette direction – on ne sait pas trop, d’ailleurs, ce qu’en a pensé  Lacan, qu’un des points de sa doctrine soit conduit à ce point jusqu’à sa dernière conséquence ) –    a donné lieu à des décennies de querelles d’écoles – pas vraiment éteintes, mais pourquoi le seraient-elles ? derrière  le drapeau de la « doctrine », avancent, en bataillon serré, les enjeux de pouvoir, d’autorité, de clientèle , la lutte des places, aussi, dont on peut bien penser qu’elles  dureront aussi longtemps que le monde sera monde et la vie sociale la lice où se jouent et se joutent les tournois narcissiques.

L’impensé sur fond duquel ces querelles se sont déployées,  on commence depuis quelques années à en explorer les contours.

Dans un livre récent « la détresse aux sources de l’éthique », Monique Schneider  s’attache à suivre le frayage du concept Freudien de « Nebenmensch », l’être secourable, dont Freud postule l’existence dès l’Esquisse, en 1895,  comme nécessité structurale à l’aube de la vie, dans le même temps où il décrit (son premier essai), un « appareil psychique ». Dans cette première conception (rappelons que Fliess était encore, à l’époque, son principal autre, celui auquel il adressait sa pensée, l’héritier de SON  « Nebenmensch » –  des années plus tard, Freud disait encore de lui qu’il était l’être qu’il avait le plus aimé dans son existence ), cet « appareil psychique était régi par des lois quasiment mécaniques, travaillant toutes seules dans l’enfant, et son moteur aurait été de se débarrasser des excitations issues du corps (recherche pas même du maintien de l’homéostase, mais du retour à un état zéro de l’excitation). Et travaillant le texte allemand de l’Esquisse, Monique Schneider, apporte, là, une remarque fondamentale : c’est que le concept d’ « attention », Aufmerksamkeit,   qui plus tard donnera lieu à l' »attention flottante » de l’analyste, est là, déjà présent, centralement présent, dans la construction Freudienne. « Aufmerksamkeit »  – attention – est  à ce stade de l »élaboration en cours,  la forme de présence , la caractéristique essentielle du Nebenmensch, tel qu’il doit nécessairement s’incarner en quelqu’un pour que l’état d’Hilfosigkeit – détresse originaire – cris, mouvements, sons, postures reliés à des ressentis indicibles – forcément à ce stade d’immaturité du système nerveux central –  par lesquels le nourrisson expérimente son être au monde – devienne une adresse. Lina Balestrière avait déjà posé un jalon dans ce sens dans son livre « Freud et la question des origines » , en parlant d’un « axe maternel de la théorisation freudienne », auquel elle référait l’attention flottante. Et Piera Aulagnier, bien des années auparavant (« la violence de l’interprétation ») avait introduit le concept de « violence primaire », celle , indispensable, de la mère, qui « donne sens » – de faim, de soif, de désir d’être pris dans les bras, d’être tenu au chaud, d’autres choses – aux manifestations motrices et vocales du nourrisson qui avant d’être ainsi « interprétées » par un humain..n’en ont pas.  Mais dans ce livre, Monique Schneider apporte quelque chose de plus fondamental – bien en deça du contenu, plus ou moins juste, cohérent, sensé des  » interprétations maternelles »  (par commodité, la forme la plus courante du Nebenmensch étant la mère, on peut opter pour ce raccourci). Pour elle, dans sa lecture du texte Freudien – un texte visionnaire, écrit très vite et dans le feu de l’inspiration, qui s’est présenté à lui tel un bloc d’évidence,  donc fortement connecté à ses propres sources inconscientes – c’est l’expérience de satisfaction – Befriedigung – qui met en place le désir en tant que tel comme adresse appelée et appelante – et pas le contraire comme il est communément supposé ( par Freud lui-même dans des textes postérieurs  – choix d’objet par étayage etc.., et bien sûr par Lacan, la trilogie besoin/demande, et le désir comme ce qui nait de l’écart des deux). Qu’est-ce à dire ?

Dans ce texte de Freud, tel que commenté par Monique Schneider, la demande et le désir ne sont pas premiers, mais sont amenés à naitre par la grâce d’une première expérience de satisfaction qui est révélation de l’autre comme lieu d’adresse et de jouissance.  L’autre s’immisce entre le nourrisson et ses sensations, et c’est l’acceptation par l’enfant de ce lien , son acquiescement à croire en un autre en résonnance avec ses mouvements internes et en capacité d’y répondre – qui sera constituante  de son « je suis », de son « soi » comme lieu psychique/corporel et en même temps, de l’autre comme lieu d’où peut venir – ou pas – un don.  La question n’est pas, dans ce registre, celle de la livraison du sein, en temps et heure, au bon moment, ou trop tôt, ou trop tard, de l’adéquation de l’entourage aux besoins de nourrisson – non que ces choses soient sans importance, tout ce qui arrive à son corps s’inscrit dans le corps-mémoire du petit humain . Elle est celle des conditions – pas toujours réunies – à travers lesquelles se produit pour le petit humain la « révélation » – qui suppose son accord intime – d’un autre qui peut être accordé avec son monde intérieur, lequel monde intérieur nait du fait de cette supposition. D’où cette rencontre – amoureuse, qui saisit l’enfant et son autre dans une commune jubilation – tire-t-elle sa vertu créatrice ? d’une position de proximité, dit Monique Schneider commentant le texte Freudien. Le Nebenmensch est un être à la fois autre – c’est évidemment un adulte – et proche, dans une position de proximité non pas frontale, mais latérale avec l’enfant – il n’est pas au-dessus, ni en face,  il est à côté, sans être collé,  et puise dans son propre fonds interprétatif de quoi déplacer le Hiflos – le « sans recours » originel – vers le « Hilfreich », le « riche en recours » qu’il incarne aux temps premiers . C’est par l’Aufmerksamkeit – l’attention – une attention qui n’englobe pas l’enfant mais lui suppose des réponses corporelles et psychiques à ce qui comme soins, paroles, présence, absence, donc, lui est adressé que s’opère, si l’enfant y consent, dans la mesure où l’enfant y consent – et, vu l’actualité de la querelle de l’autisme, on peut supposer qu’il y a des conditions neurologiques qui rendent difficile, parfois même impossible, ce consentement premier de l’enfant – la naissance d’un « soi »  qui n’est donc pas un objet de la réalité « nommé » par ses déterminants, fussent-ils dits « symboliques », le précédant dans « la structure », « le langage », « les lois de la parenté » etc… mais un acte de croyance minimal – et parfaitement inconscient dans les conditions « normales » de l’existence, mais qui parfois peuvent être « réinitialisés »  lors de certaines rencontres –  dans d’autres textes, Freud parle de « Bejahung », celui-ci précise le contenu de ce « oui ».

Pourquoi ce – long – détour ? pour marquer que ce concept apparemment purement « technique », et lié au dispositif analytique – on a vu que c’était le pendant en bonne doctrine freudienne de la « règle » de l’association libre qu’il est demandé au patient de suivre – a, au-delà des querelles de doctrine auxquelles il a donné lieu un champ de profondeur dans la psychê qui  excède quelque « technique » que ce soit. L’attention – et une vraie attention n’est-elle pas, forcément « flottante » ? c’est presque un pléonasme, une attention qui ne « flotterait » pas, ce serait quoi ? – l’hypnose…et être sous hypnose de son patient ou de son « discours », ou de tout autre objet,  n’est pas vraiment indiqué, dans une cure – c’est ce par quoi le travail analytique rejoint l’espace créatif originaire où se constitue un « je » qui n’est pas une île, quand bien même pour certains, retrouver le « il » du « je » serait le dernier mot de la psychanalyse.

eva talineau

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Brèves d’actualité

La locandiera

C’était la dernière hier – au théâtre de l’Atelier, la Locandiera de Goldoni, avec Dominique Blanc, une pièce étincelante, merveilleusement jouée. La salle était bondée, pas un strapontin libre. Evidemment, c’est trop tard pour ceux qui ne l’ont pas vu…alors c’est un peu sadique d’en dire la qualité ! N’empêche – quel moment délicieux !
Je crois que ce qui ajoutait au plaisir du spectacle, c’est que Dominique Blanc, qui n’est plus toute jeune et est une extraordinaire actrice, jouait à contre emploi un rôle de « jeune première », la Locandiera, jeune femme pas encore mariée ni vraiment promise au début de la pièce, personnage féminin d’un narcissisme et d’une solidité à toute épreuve, plantée dans la vie, absolument assurée de son charme et de son pouvoir sur les hommes – en effet, elle parvient à « rendre amoureux » le misogyne de service qui déclare « mépriser les femmes », elle s’en donne le pari et réussit avec intelligence. Le décalage entre le rôle de « jeune première » – tous les hommes sont amoureux d’elle, gentilshommes et valets, et n’aspirent qu’à la « servir (ne pas oublier que c’est une pièce du 18ème siècle) – et l’âge de l’actrice, disons la cinquantaine, qu’elle ne cherche nullement à gommer – donne à cette pièce une dimension d’épure, là où elle aurait pu, aussi, être interprétée dans une version plus plate, genre satire réaliste, ou comédie de mœurs. C’est un choix absolument remarquable, il fallait oser ! Du coup, on saisit pleinement la subtilité des personnages – comiques, bien sûr, la « fatuité masculine » – et encore une fois, ce sont des « marquis », des « comtes », des « chevaliers » du 18ème siècle, il y en a un qui n’arrête pas de répéter « je suis ce que je suis », et justement, il n’a pas le sou, donc son souci d' »avoir l’air » est à mourir de rire tant il n’a pas les moyens de sa prétention narcissique, son épée elle-même, qu’il tire de son fourreau à la fin, est tombée en morceaux et inutilisable pour un duel..- la fatuité masculine, donc, en prend pour son grade. Mais en même temps, il ne s’agit pas d’un jeu de massacre, car le déroulement de l’histoire montre que sous cette fatuité et ces rodomontades ridicules, il y a des hommes qui ne sont pas que des nuls, qui ne sont pas sans avoir, de temps en temps, le sens de l’honneur pour de bon, y compris lorsque personne ne les voit – enfin sauf les spectateurs de la pièce, bien sûr – ce qui fait qu’il ne s’agit nullement d’une soi-disant « dénonciation » de la soi-disant « nullité » et « bêtise » de ces hommes que la Locandiera…fait tourner autour de son petit doigt, jouant avec eux le jeu de leur fantasme d’être ses jouets heureux et soumis . Cette pièce est drôle, mais pas sans tendresse. Bien sûr, il y a le texte – dont, il faut, encore une fois se remémorer le contexte, la condition des femmes au 18ème siècle, les sujétions de toutes sortes qui pesaient sur elles, entre pères et maris entre les mains desquels se jouait leur destin, mais aussi en Occident, le courant de l’amour courtois pour la Dame, et Don Quichotte, dans la littérature, que Goldoni n’ignorait certainement pas, le filage des deux permettant à certaines de ces femmes de faufiler quelque chose de leur désir propre à travers les contraintes de leur vie, en ce sens c’est une pièce « féministe » – mais par delà le texte de la pièce de Goldoni, il y a la version qui a été mise en scène, le choix absolument surprenant, audacieux, d’une actrice qui aurait pu être la mère de la jeune première, la « bombe », attendue dans le rôle. Respect pour le metteur en scène, et ceux qui ont « pensé » ce spectacle. Rare de sortir d’une pièce de théâtre avec un tel sentiment d’acquiescement à la performance, dénuée de toute prétention, de tout snobisme, qui a été produite.
eva talineau

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Articles

Post Scriptum

Après lecture de l’éditorial,  une amie psychanalyste brésilienne, Eugenia Teresa Coreia , de langue portugaise, me fait remarquer  » que le sel, se dissout facilement, contrairement à d’autres matières  qui font les sculptures » – à entendre avec le chuintement léger du portugais si sensuel, si particulier….Eugenia chante aussi, et dit des poésies…qui donnent le frisson…. Elle me demande aussi pourquoi « filages ».

Alors voilà, chère Eugenia  : le sel se dissout facilement dans l’eau, la mélancolie moins, les larmes , fussent-elles salées, n’y font pas grand’chose. Le dégel de la mélancolie – lorsqu’elle s’ouvre en larmes – ne liquide nullement la statue, ni  le désastre  qui est commémoré en elle.

Filage a à voir avec l’action de créer des fils à partir de matériaux informes et compacts, comme le cocon du ver à soie. Ce matériau,  en l’occurrence,  c’est la douleur de toutes les destructions et désastres collectifs/individuels  qui ont ruiné une vie, puis une autre – jusqu’à laisser des déserts arides dans le cœur de certains humains, des strates de feu incandescentes prêtes à se consumer en haines , ou à les consumer eux-mêmes, pour d’autres.  Cette douleur est autre chose que la souffrance vivace  – humaine – de la séparation, celle du manque vivant et actif que l’on fait, ensemble, chanter, vibrer, dans nos vies – celle qui permet  chants et contre-chants  des rencontres humaines, et leur partition concertante toujours renouvelée de génération en génération.

La douleur des désastres ne se dissout pas dans les joies de la vie, comme le sel dans l’eau. Lorsqu’elle existe, elle continue , clivée, même au sein de jours plutôt heureux,  son travail de sape..de toute métaphore existante…Elle ne peut, et c’est la seule chance d’une métamorphose, de telles douleurs en souci appartenant au monde,  qu’être patiemment filée, transmise à travers des œuvres humaines .  De telles œuvres portent une force – véritable.

Et puis, chère Eugenia, – plus léger – un filage est au théâtre une sorte d’avant première déjà en costume où la règle est d’avancer coûte que coûte, même s’il y a des ratés, même si on se casse la gueule. On enchaine. Cela n’a pas à être parfait, mais doit absolument être fait, prendre la suite, passant outre défauts et maladresses. L’essentiel est le mouvement vers l’avant, de maintenir la tension du mouvement, l’essentiel n’est pas le regard d’un supposé spectateur.

Voilà donc le pourquoi du titre « filages ».

A bientôt

e.t.

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Editorial

L’Inconscient comme pouvoir créateur

C’est ce qui au sein des processus inconscients qui nous traversent, témoins des traces de nos rencontres avec les autres, et/ou avec le monde intérieur de nos pulsions et des émotions, qui en nous répondent aux autres, ouvre un FILAGE vers autre chose que ce qui est posé là comme s’imposant d’évidence, donné à voir, donné à croire, ou même donné à entendre.

C’est un espace de paradoxe qui permet de dire « oui », sans réserve et sans calcul, à un être ou à une œuvre, un oui qui nous engage, sans nous totaliser – qui permet aussi de dire un « non », qui fasse limite, sans que ce « non » soit une mutilation pour soi ou pour les autres. C’est cet espace qui nous protège de n’être qu’une lettre dans le jeu de l’Etre, fût-ce, cette lettre, une lettre d’amour – ce qui, d’ailleurs, trop souvent, n’est même pas le cas, tant pour certains l’espace originaire est embouti de catastrophes.

Voici la femme de Loth, celle qui, au lieu de regarder vers l’avant – comme il lui avait été dit – elle n’obéit donc pas à la voix de l’Autre qui lui indique les conditions de son salut, sa foi en l’Autre est en défaut au moment fatidique – se retourne, voit sa ville, Gomorrhe, en train d’être détruite (une ville mauvaise, est-il dit, mais qui sait ? elle l’a peut-être aimée ainsi, toute mauvaise aie-t-elle été, cette ville, ou y a-t-elle aimé quelque chose, ou quelqu’un ?). Elle est alors transformée (Genèse 18, 17), en « statue de sel ». Sel des larmes figées, de la désolation aride. Pourtant, tous et toutes ne sont pas figé(e)s en « statues de sel », blocs de douleur immobile, lorsque se retournant et regardant derrière leur épaule, ils voient les destructions en cours, et avec elles, les pertes et les deuils, qui leur reviennent. Certains seulement.

Qui seraient-ils, ces otages du deuil dont les autres, « ceux qui ont écouté la voix promettant le salut » ont fait l’économie grâce à leur obéissance à la Parole ? Ceux à qui manquerait un peu de tranquille bêtise à opposer aux déferlements du manque et des manquements, et aux destructions qui traversent les mondes ? Force est alors de constater qu’ils sont nombreux à partager cette condition. Et que les autres, ceux qui ont fait appoint à l’Autre de leur foi en sa parole – ils obéissent, et donc passent, et il est vrai que la capacité d’espérer, de croire ce qui est dit, et la confiance en l’Autre rendent la vie plus aisée – ne sont pas indemnes pour autant. Les filles de Loth, pour s’assurer une descendance, font boire leur père, couchent avec lui, et de cet inceste font souche. Elles échappent à la pétrification mélancolique de leur mère – peut-être, d’ailleurs, a-t-elle payé pour elles, pour qu’elles puissent échapper, comme certaines femmes, épouses d’hommes paranoïaques, qui s’effacent de l’existence et vivent des vies de mortes-vivantes dès lors qu’elles ont donné naissance à une fille, comme si elles « savaient » que leur homme ne pouvait concevoir qu’il puisse exister deux êtres féminins, et avaient choisi « plutôt elle » – mais que transmettent-elles, alors, en même temps que la vie ? les enfants nés de cela auront, en tout cas, à s’expliquer avec. Et il est à craindre que la « tranquille bêtise » – celle du refoulement, qui permet de croire son existence « fondée » solidement et bien « assise » – ne suffise pas à apurer les comptes, même si, c’est vrai, elle permet de les faire courir plus longtemps, dans un semblant qui perdure, peu créatif en l’état, mais sauvegardant – en réserve – d’autres possibles, comme ces histoires d’amour où il n’y a plus d’amour, en apparence, dans lesquelles deux êtres se sont fait gardiens, ensemble, de l’idée de l’amour comme possible.

Quoi qu’en dise cette histoire biblique, et les versions « structurales » de la psychanalyse, il n’y a pas, « per se », de destructions, de traumatismes, même répétitifs, qui soient absolument fascinants et indépassables, qui « automatiquement » transformeraient en statue de sel qui les a traversés – si toutefois il a survécu – le réduisant, lui ou ses descendants, à l’état de lettre en souffrance errant dans les limbes d’une vie fantomatique. Entre la destruction de Gomorrhe en cours, le courroux de Dieu en acte, et la femme de Loth statufiée dans ses larmes, un espace ténu est possible à partir duquel autre chose peut s’écrire.

Cet espacement possible, non certain, mais qu’on peut faire vivre, et aussi soutenir en d’autres pour qu’ils le fassent vivre dans leur existence, et s’y adossent, c’est cela l’Inconscient comme pouvoir créateur – non pas Dieu ou « discours de l’Autre » – au contraire, il est question de soutenir ce qui, du sujet, ne veut pas d’une soumission sans parole « au signifiant » qui, censément, le représente, ni d’un assujettissement inconscient à une lettre appartenant à l’histoire d’un autre – ni réservoir pulsionnel (certaines versions Freudiennes), ni promenades à travers nous des « archétypes jungiens », mais liberté en acte qui peut se glisser – cela n’a rien d’automatique – au cœur des déterminations les plus contraignantes, les déroutant de là où elles iraient, si laissées à leur propre mouvement.

On le voit, ce fil de l’Inconscient comme pouvoir de création est intimement mêlé aux désastres, catastrophes, pertes et destructions passées ou en cours qui, inséparables de l’histoire des hommes, n’ont jamais manqué, à chaque génération, d’accompagner l’invention par les hommes de leur histoire collective. Pourtant, des moments de paix et de plénitude tranquille existent – dans les vies individuelles, à certains moments de l’histoire collective, aussi. On aimerait toujours qu’ils durent. Mais si cela chantait tout seul, et célébrait, te deum silencieux à la création, et à la jouissance de la rencontre qui tombe juste, la musique des sphères célestes, qu’il nous suffirait d’écouter et de transcrire, quelle serait notre place dans le monde ? à coup sûr, il n’aurait pas besoin de nous – ni nous de lui. L’Inconscient – au sens où je l’entends ici – c’est ce qui se faufile entre nous et la perfection du monde, y compris lorsque cette perfection est celle du désastre.

FILAGES, sera le titre de ce blog/revue. Il aura pour vocation d’accueillir des textes, divers. En archives, il y aura bientôt les miens, déjà, écrits, publiés ou non, pour qu’ils soient accessibles quelque part à ceux que cela intéresserait. D’autres à venir, selon le fil de ce qui se présentera. Et il y aura place, aussi pour ceux qui, trouvant en eux écho à ce qui s’écrit ici, voudraient y contribuer à leur tour, au fur et à mesure que cet espace, ici, sera habité.

eva talineau

mis en ligne le 1er janvier 2014 à 00h05 – ce site nait en même temps que cette année, nouvelle.

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